Dans une scène terrible, au milieu de l’épisode 3 de la série télévisée Our Boys disponible sur Canal+ en France, un homme palestinien patiente dans la salle d’interrogatoire d’un commissariat de police israélien de Jérusalem. Une table, deux chaises, des murs fatigués. L’homme, miné par l’angoisse, tourne en rond. Il est venu récupérer son téléphone portable que la police lui a confisqué, mais surtout obtenir des informations sur le sort de son fils Mohamed, kidnappé par des hommes qu’il soupçonne être des colons israéliens.
Mais Mohamed a été assassiné la veille dans des conditions atroces, brûlé vif. La police le sait déjà, le corps de l’adolescent a été retrouvé. Cependant les flics qui viennent le voir à tour de rôle l’interrogent comme s’il était coupable de quelque chose, et ne lui disent rien du sort funeste de son fils. Pour un peu, il serait le coupable idéal, tandis que les réseaux sociaux de la haine, particulièrement puissants dans l’extrême droite coloniale israélienne, font courir des rumeurs sur l’homosexualité de son garçon, qui aurait été victime d’un crime d’honneur commis par des Palestiniens. Ces allégations sont revenues aux oreilles de cet homme, un simple maçon, qui aime son fils et le voit couvert d’opprobre alors qu’il est déjà mort.
Cette scène forte est la métaphore d’une réalité : face aux Palestiniens, Israël se fiche de la vérité, utilise le mensonge et la dissimulation. Pour ses politiciens, ses flics, ses leaders religieux, une bonne partie de son opinion publique, quand la vérité est ailleurs, elle ne passe plus. C’est le cœur du dilemme de Our Boys, enquête implacable sur les ultras de la droite religieuse des colonies, mais aussi, malgré une volonté évidente d’empathie, négation par omission de la situation des Palestiniens.
Une leçon de subtile propagande
Cette série critique certes les monstres qu’Israël a produits, et qui sont ses enfants, « our boys ». Mais elle est aussi un enfumage télévisuel habile qui revient, in fine, à considérer qu’il y a finalement, grâce à l’obstination d’un « bon » flic, un peu de justice pour les Palestiniens. Or rien n’est plus faux. Si Our Boys est centrée sur le meurtre, le 2 juillet 2014, d’un jeune Palestinien de 16 ans du nom de Mohamed Abou Khdeir, la série finit par oublier que cet été 2014, l’opération « Bordure protectrice » a fait 1 843 victimes palestiniennes à Gaza.
Une histoire forte, des auteurs engagés, une production solide dotée d’un budget conséquent. Sur le papier, Our Boys a tout pour séduire. De plus, les hauts cris poussés par Benyamin Nétanyahou qui l’a qualifié « d’antisémite » lors de sa sortie en septembre 2019, relayés par des réseaux de la haine puissants dans le camp des colons israéliens, l’ont en quelque sorte auréolée d’un crédit de sympathie dans le public de gauche à travers le monde. Et pourtant, malgré une dramaturgie serrée et de très bons acteurs, le malaise grandit au fil des épisodes. On finit par se dire que Our Boys, sous couvert d’empathie à l’égard d’une victime palestinienne, n’est qu’un épisode de plus dans la bataille de l’influence pro-israélienne, cette hasbara qui anime la propagande depuis des décennies et consiste à nier l’occupation militaire de la Palestine. En gros, il s’agit pour le public de se dire que certes ce pays produit des criminels, mais n’hésite pas non plus à les traquer. Sauf s’ils sont à la tête d’une armée d’occupation qui massacre avec régularité des Palestiniens : rien à voir entre des brebis égarées et un système d’oppression…
Un inspecteur solitaire et pointilleux
L’histoire, authentique donc, remonte à l’été 2014. Le 30 juin, les corps de trois adolescents juifs, Gilad Shaar, Eyal Yifrah et Naftali Fraenkel, résidant dans des colonies et qui avaient été kidnappés trois semaines auparavant, sont retrouvés sans vie non loin d’Hébron. À Jérusalem, des milliers de personnes défilent en criant « Mort aux Arabes », dans plusieurs villes des Palestiniens sont pris à partie et passés à tabac. Le lendemain, Mohamed Abou Khdeir, un adolescent palestinien du quartier de Shuafat à Jérusalem-Est est à son tour kidnappé, et sera assassiné le soir même, battu puis brûlé vif dans la forêt de Jérusalem. Quelques jours plus tard, un homme de 29 ans, habitant la colonie d’Adam, et deux de ses neveux mineurs âgés de 15 et 17 ans, étudiant l’un et l’autre dans des yeshivas, sont arrêtés pour ce crime.
La série en elle-même est essentiellement centrée sur l’enquête menée par un inspecteur du Shin Beth, pointilleux et solitaire, incarné par ce merveilleux comédien qu’est Schlomi Elkabetz, tout en colère rentrée. Elle s’avère très intéressante sur deux points. D’abord en montrant les moyens inouïs de surveillance électronique dont dispose la police israélienne, que Nétanyahou a d’ailleurs décidé, le 17 mars, d’utiliser dans la lutte contre le coronarovirus, afin de surveiller les malades et les personnes positives au virus. Ensuite, elle effectue une plongée dans les milieux religieux d’extrême droite résidant dans les territoires palestiniens occupés. Le père de l’instigateur du crime est d’ailleurs l’un de ces rabbins des colonies pousse-au-crime… Cependant, finalement plus psychologisante que politique, la série va s’attarder sur les failles personnelles des trois assassins, dont deux étaient suivis par une « psy » elle-même religieuse orthodoxe.
L’intelligentsia culturelle à la manœuvre
Les trois auteurs sont issus de la crème de la crème de l’intelligentsia culturelle israélienne. Le premier, Joseph Cedar, a notamment réalisé en 2007 le film Beaufort, adaptation du roman de l’auteur à succès Ron Leshem. Ce film serré, âpre, raconte l’absurdité de la guerre et l’infortune des soldats dans les derniers jours d’un fortin israélien au Sud-Liban avant l’évacuation en 2000. Le second, Hagai Levi, est pour sa part l’auteur de la série BeTipul, qui allait devenir In Treatment, la fiction télévisuelle israélienne la plus adaptée mondialement avec plus de vingt versions. La française est d’ailleurs en cours de tournage. Le troisième auteur, Tawfik Abou Wael, est un réalisateur palestinien de nationalité israélienne qui a notamment tourné en 2011 Derniers jours à Jérusalem, un drame intime sur la dérive d’un couple flottant entre le désir d’exil et une rupture inévitable.
Même s’il n’a pas été associé à la conception — mais il a raconté avoir eu son mot à dire au cours du tournage — le réalisateur-producteur Schlomi Elkabetz tient le rôle principal de Shimon, un inspecteur de police du Sin Beth, et marque la série de sa forte présence. Il a coréalisé avec sa sœur Roni, décédée en 2016, une trilogie de films passionnants : Prendre femme, Les Sept jours et Le procès de Viviane Amsalem. Figure de l’extrême gauche israélienne, il a également produit plusieurs films palestiniens, dont, en 2017, Je danserai si je veux, de Maysaloun Hamoud.
Les producteurs enfin ne font pas non plus partie des amis de la droite israélienne. Le Keshet Media Group exploite deux chaînes de télévision, Channel 2 et Keshet 12, dont les émissions d’information sont considérées par Nétanyahou comme des repaires de gauchistes. Keshet possède également Mako, le troisième site d’information du pays, certes plutôt porté sur l’infotainment, mais qui n’est pas sans poids dans la jeunesse laïque du pays. Dans son combat permanent contre les médias, le premier ministre sortant a depuis longtemps ce groupe dans le viseur. Un producteur israélien indépendant, lié à Joseph Cedar, MoviePlus Productions, et l’Américaine HBO, filiale de télévision câblée du groupe Warner, complètent le tour de table.
Our Boys avait donc tout pour (nous) plaire. La série décrypte d’ailleurs avec habilité le racisme qui gangrène la société israélienne, à l’égard des Arabes, mais aussi entre juifs mizrahim venus du Proche-Orient et juifs ashkénazes venus d’Europe. Shimon, le flic joué par Schlomi Elkabatz, est un juif oriental qui vit avec sa vieille maman pieuse et fréquente les synagogues, mais n’hésitera pas à emprisonner des religieux. Tandis que le procureur ashkénaze Uri Corb qui enquête avec lui (Lior Askhenazi) fait preuve d’empathie avec les parents de la victime palestinienne. Alors que, quelques mois plus tôt, il ordonnait sans état d’âme la destruction de maisons palestiniennes dans le même quartier de Shuafat.
Les Palestiniens esquivés
Le problème de Our Boys vient de la simplification extrême de la situation des Palestiniens. Si au début de la série, les réactions en Israël à l’enlèvement des trois adolescents des colonies sont racontées dans le détail, avec de nombreuses archives télévisées à l’appui, il en est tout autrement de la guerre qui s’en est suivi à Gaza, évoquée de loin en loin, de façon fugitive, sans détail ni bilan. Haggai Matar, figure israélienne du combat contre l’occupation et fondateur du site indépendant d’information en ligne +972 estime donc que « Our Boys rend plus service au récit israélien et à la hasbara, la propagande diplomatique israélienne, qu’autre chose ». Pour lui « le choix de dépeindre et de se concentrer sur le meurtre d’Abou Khdeir aide réellement à racheter Israël », en ignorant les nombreux autres crimes commis contre les Palestiniens.
Et puis, comme le notent Eness Elias et Rajaa Natour dans Haaretz le 12 octobre 2019, « contrairement aux personnages israéliens de la série, les personnages palestiniens sont stéréotypés et simplistes et manquent de complexité ». Pour elles, la série laisse « beaucoup de questions sans réponse. En fin de compte, Our Boys n’est pas une série politique. Les personnages palestiniens y tiennent en effet un rôle, ce qui a une importance énorme dans un paysage politique et artistique qui les aplatit. Mais la route est encore longue, et le prochain défi pour les réalisateurs palestiniens sera de faire apparaître le Palestinien moderne à l’écran : pas le Palestinien juif, mais le Palestinien palestinien ».
À l’écran, même quand le destin d’un de ses enfants est le centre d’une histoire, la Palestine reste un fantôme.
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