Malik Oussekine avait l’avenir devant lui et des rêves plein la tête. Cet étudiant sérieux, dernier d’une fratrie de sept, ne rêvait pas de grand soir comme certains de ses camarades. Au tumulte des assemblées générales, il préférait les vibrations des clubs de jazz parisiens. C’est en sortant de l’un d’eux qu’il s’est trouvé aux prises avec les sinistres unités de voltigeurs chargées de disperser sans ménagement les étudiants qui manifestaient contre le projet de loi dit « Devaquet »1.
Cette nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik n’avait pas conscience du danger. Lui qui s’était toujours senti pleinement français, qui ambitionnait de devenir prêtre jésuite pour pouvoir, disait-il, prier Dieu dans une langue qu’il comprenait, pensait n’avoir aucune raison de craindre quoi que ce soit. Les policiers qui le suivirent dans l’immeuble où il a fini par se réfugier rue Monsieur-Le-Prince à Paris lui infligèrent un terrible démenti, rappelant à quel point la vie d’un Arabe, aussi « exemplaire » soit-elle, peut être précaire. Mohamed (Tewfik Jallab), l’ainé de la fratrie qui avait pris le relais après le décès prématuré du père, exprime son désarroi dans un témoignage d’une douloureuse lucidité lors du procès des deux policiers qui s’est tenu en 1990 :
J’ai fait le maximum pour que [Malik] se sente autorisé à tout faire. Tout. Je lui ai appris qu’il fallait avoir de l’ambition, croire en soi-même. Et ça a marché. Il n’avait pas peur, il était très confiant. Il avait beaucoup d’assurance mon frère, et j’étais fier de l’avoir poussé à avoir cette assurance-là. Et c’est là où je m’en veux, moi. Parce que c’est ma faute. Parce que je l’ai sorti de la réalité. […] Je voulais le préserver. Aujourd’hui je me sens responsable de sa mort, en quelque sorte. Parce que c’est moi qui lui ai appris qu’on était en sécurité dans notre pays. Qu’on était fort, qu’on était chez nous. Et chez soi, normalement, on se sent en sécurité. On se sent à l’abri. On se sent protégé.
L’histoire de Malik Oussekine, c’est une histoire française. Et ce n’est pas une belle histoire. Elle condense un certain nombre de réalités sociales et politiques dont nous demeurons les contemporains : brutalités et impunité policières, montée du Front national (FN), répression de la contestation, racisme et instrumentalisation de l’antiracisme… Cela explique en partie pourquoi Disney+ a choisi de produire cette série, les fortes attentes qui l’entourent, la déception que l’on peut ressentir après le visionnage. Par l’importance du sujet qu’elle traite, Oussekine est le type même de série qu’on aurait aimé apprécier davantage.
Privilégier la dimension intime et familiale
L’affaire a tout de suite pris une dimension politique nationale. Sur fond de première cohabitation2, elle a été utilisée par l’opposition contre le gouvernement de Jacques Chirac, en particulier son ministre de l’intérieur Charles Pasqua, et ses si décriées brigades motorisées qui ont fini par être dissoutes. Elle a aussi servi de tremplin à quantité de carrières politiques, le plus souvent au Parti socialiste. Au cours d’une scène de manifestation, on aperçoit en tête de cortège les initiateurs de SOS Racisme tandis que la main jaune de leur logo apparait dans une scène ultérieure. François Mitterrand en personne a rendu une visite très médiatisée à la mère, Aïcha Oussekine (Hiam Abbass dans la série).
Conscients de l’opportunisme de la gauche parlementaire dans cette histoire, les scénaristes ont pourtant choisi de ne pas creuser davantage le volet politique, exception faite des scènes précitées et des entretiens entre Robert Pandraud (ministre délégué chargé de la sécurité) et ses collaborateurs. Il n’est question ni de Pasqua, ni du FN, alors au début de son ascension et bénéficiant — déjà — d’appuis solides dans les services de police.
Privilégiant la dimension judiciaire (le dernier épisode est entièrement consacré au procès des policiers), Oussekine s’articule pour l’essentiel autour des membres de la famille, retraçant leur parcours, donnant à voir leur chagrin, leurs doutes, le vide que laisse la mort de Malik et les terribles répercussions sur leurs existences de la procédure judiciaire qu’ils engagent aux côtés du très médiatique Georges Kiejman (Kad Merad). En France, nul ne s’attaque à la police impunément, fût-ce par la voie balisée des tribunaux.
Comme la plupart des familles de victimes de crimes policiers, les Oussekine ont été pris de court et débordés par des enjeux qui dans un premier temps les dépassaient. La sœur de Malik, Sarah Oussekine (Mouna Soualem) a, semble-t-il, été la seule à avoir pris la mesure des multiples instrumentalisations de l’affaire. Rares sont pourtant les familles immigrées prêtes à affronter le déferlement médiatique, la machine policière et politique, la théâtralité de l’épreuve judiciaire. Refusant les approches surplombantes, la série a choisi de se mettre à hauteur de femme et d’homme, donnant à voir la dimension personnelle, intime, du drame. Une approche bienvenue, qui aurait pu être l’atout majeur du programme si cette intention n’avait été noyée par la paresse esthétique et la maladresse de la réalisation.
Le choix hasardeux du mélo
À la manière de Si Beale Street pouvait parler de Barry Jenkins (réalisateur du gracieux Moonlight), le sujet et la forme sont en constante contradiction dans Oussekine, qui sombre rapidement dans un maniérisme rédhibitoire. Le rythme est sans cesse ralenti par des flashbacks pas toujours réussis et de longues séquences en gros plan montrant des personnages absorbés, en proie à la réflexion, à la douleur, au doute. Comme dans toute grosse production commerciale, le réalisateur Antoine Chevrollier fait un usage démesuré d’une musique émotionnelle qui accompagne ou ponctue presque chaque scène.
Cet aspect mielleux, poseur, annihile la charge conflictuelle du drame social sur lequel repose la série, ainsi que la dimension politique de l’affaire. Or, rappelle à juste titre le réalisateur Jean-Gabriel Périot3, les questionnements politiques qui sous-tendent un film dit politique doivent être portés par une forme. « Il n’existe pas de technique ou de forme cinématographique qui serait “neutre” en soi et que l’on pourrait utiliser indépendamment de son sujet ». On ne saurait confondre en effet film politique et filmer politiquement. Périot poursuit :
Cela devient particulièrement problématique lorsque des réalisateurs prétendent exprimer un point de vue politique dissensuel avec les outils du cinéma industriel ou de la télévision. Ils utilisent alors, souvent par pure inconscience, des techniques et des processus narratifs politiquement déterminés — au service du capitalisme — qui annihileront toujours in fine la portée contestataire de leurs films. […] Selon moi, toute tentative de faire du cinéma un lieu d’expression ou de réflexion « politique » ne peut se faire sans interroger les moyens techniques utilisés »4.
Signe des temps, critiques et commentateurs de la série se bornent à en parler comme si elle se résumait à son script et aux grands thèmes qui y sont abordés (racisme, immigration algérienne, police, justice, etc.). Rien ou presque sur la mise en scène, l’écriture surlignée, la direction artistique, l’omniprésente lumière orangée… L’utilisation des codes dominants pour une série qui se veut « politique » ou « engagée » n’est jamais évoquée. Comme si Oussekine était écrasée par son sujet et empêchait toute analyse critique de sa forme.
Subjectivités rebelles
Pourquoi la plateforme Disney+ s’est-elle embarquée dans cette affaire ? Évidemment Malik Oussekine incarne la victime consensuelle, un exemple d’intégration. Son meurtre ne souffre d’aucune « zone grise » : il n’avait pas bu ni fumé, n’avait pas de casier, n’a pas été abattu au bas d’une cité HLM ou lors d’un contrôle routier. Un autre argument se trouve du côté du carton retentissant de la minisérie Dans leur regard (When They See Us) d’Ava DuVernay. Mise en ligne en 2019, elle utilise elle aussi les codes des séries commerciales pour raconter le calvaire judiciaire de cinq jeunes Afro-Américains condamnés à tort pour le meurtre d’une joggeuse. Elle constitue à ce jour un des plus gros succès d’audience de Netflix.
Mais le phénomène de récupération néolibérale des causes antiracistes, en particulier la lutte contre les brutalités policières, dépasse de loin ce cadre. De la National Basket Association (NBA) américaine transformée un temps en plateforme aseptisée pour Black Lives Matter aux productions hollywoodiennes (The Hate U Give…) en passant par la captation néolibérale des subjectivités au profit des intérêts de l’entreprise, l’époque est au mélange des genres.
Tirant parti du besoin de reconnaissance des minorités raciales, la société marchande exalte à longueur de publicités la « diversité », présentée comme étant en soi un progrès, indépendamment des buts et objectifs de la structure qui la promeut. De nombreuses multinationales, dont l’activité provoque d’innombrables dégâts écologiques et sociaux, créent ainsi des comités « diversité » en leur sein et soutiennent ostensiblement des causes féministes, écologiques ou antiracistes, tout en continuant pour certaines à faire fabriquer leurs produits par des mineures au Bangladesh payées à peine plus d’un dollar par jour. Sans surprise, certaines des usines de jouets de Disney en Chine figurent parmi celles accusées de faire vivre un enfer à leurs ouvriers.
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1NDLR. Du nom du ministre Alain Devaquet, délégué chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche qui l’a présenté fin 1986, ce projet de loi visait à réformer le système universitaire. Il prévoyait notamment de sélectionner les étudiants à l’entrée des universités, et de mettre celles-ci en concurrence. Très contesté en novembre et décembre 1986 par un mouvement étudiant et lycéen notamment marqué par la mort de Malik Oussekine, il a été retiré le 8 décembre 1986.
2NDLR. Après la victoire de la droite aux élections législatives de 1986, Jacques Chirac est désigné par le président socialiste François Mitterrand pour exercer la fonction de premier ministre ; il est ainsi le premier chef du gouvernement d’une cohabitation entre la droite et la gauche sous la Ve République.
3Auteur notamment d’Une jeunesse allemande, réalisé en 2015, un documentaire sur la Fraction armée rouge allemande
4Alain Brossat, Jean-Gabriel Périot, Ce que peut le cinéma. Conversations, La Découverte, 2018.