« Quarante-six livres nous ont été envoyés cette année pour participer au prix », a noté avec satisfaction avant la remise des prix Victoria Brittain, l’ancienne journaliste du Guardian et auteure qui a participé à fonder les Palestine Book Awards (PBA) à Londres il y a six ans. Elle est maintenant en charge de choisir les jurés, elle qui l’a été durant trois ans.
Une douzaine de petits éditeurs sont représentés aux PBA. Pour Victoria Brittain, ce qui importe n’est pas tant qui gagne le prix, mais la diversité des livres proposés : « Beaucoup d’entre eux sont publiés par de petites maisons d’édition, qui ont eu le courage de donner une chance à des auteurs sur des sujets parfois peu abordés. Les PBA créent des liens entre toutes ces personnes — auteurs et éditeurs — qui ont une passion commune pour la Palestine, à la fois aujourd’hui et dans l’histoire. »
Un lent sociocide
Pour l’écrivaine irakienne Haifa Zangana, qui fait partie des jurés, cette fonction est inséparable de son soutien à la cause palestinienne :
Il y a tant de façons de résister à l’occupation. Le pouvoir des livres est grand. Certains Palestiniens ne sont pas autorisés à voyager pour venir parler de la situation qui leur est faite. C’est donc notre devoir de témoigner pour eux, à travers ces livres. Et nous sommes également la preuve qu’il existe toute une génération de Palestiniens, souvent jeunes, qui écrivent et font vivre une mémoire. Enfin, il s’agit aussi de faire disparaître tous les clichés sur la culture palestinienne. La littérature seule ne peut pas tout certes, mais elle aide.
Les PBA s’inscrivent dans un mouvement de lutte plus large contre le sociocide lent, mais destructeur que subit la société palestinienne. Le sociocide, s’il n’est pas reconnu par le droit international, peut se comprendre comme la destruction systématique des structures politiques et sociales d’une société, de sa capacité à se maintenir dans le temps, notamment à travers les éléments matériels et immatériels constitutifs de son identité. Les PBA se donnent comme but de témoigner de la vigueur d’une culture et d’une mémoire, passée, présente et future. Chaque année les livres distingués le sont pour leur qualité littéraire, évidemment, mais aussi pour leur contribution à une meilleure compréhension de la société palestinienne, dans ses dimensions historiques, sociétales et psychologiques.
Parmi les 46 livres envoyés, 9 ont été retenus dans la liste finale. Cinq lauréats ont été récompensés. Dans la catégorie du livre universitaire ou académique, le politologue suédois Björn Brenner pour Gaza Under Hamas : From Islamic Democracy to Islamist Governance a été distingué, ex aequo avec l’universitaire britannique Laila Parsons pour The Commander : Fawzi Al Qawuqji and the Fight for Arab Independence 1914 1948. L’universitaire Ella Shohat a remporté le prix dans la catégorie « livre de mémoire » pour On the Arab-Jew, Palestine, and other displacements. L’artiste palestinienne Samia Halaby a été distinguée dans la catégorie « création » pour Drawing the Kafr Qasem Massacre. Enfin, l’historien israélien Ilan Pappe s’est vu attribuer un prix spécial pour son dernier livre : The Biggest Prison on Earth : A History of the Occupied Territories,, mais aussi pour l’ensemble de son œuvre d’historien.
Déconstruire les récits israéliens
Gaza Under Hamas : From Islamic Democracy to Islamist Governance, le livre du politologue suédois Björn Brenner, s’articule autour de trois thèmes principaux : la rivalité politique entre le Hamas et le Fatah, la réaction du Hamas face aux groupes salafistes et le processus d’établissement d’un ordre légal et d’un système judiciaire à Gaza. Sur la base d’entretiens menés entre 2009 et 2012 avec des responsables du Hamas, des Palestiniens de Gaza, ainsi que d’observations, Björn Brenner analyse une réalité complexe, souvent ignorée, toujours caricaturée. Le chercheur détaille notamment le passage par le Hamas d’une politique de résistance armée à une gouvernance intérieure. Comme l’auteur l’explique,
Ce livre est une étude du Hamas en tant qu’acteur politique. À partir de ce postulat, il s’agit de comprendre ce qui arrive sur le terrain politique de Gaza, les enjeux locaux notamment, mais aussi le blocus israélien et le poids de la communauté internationale. C’est une étude qui se veut détachée de toute passion. Je suis un politologue et non un activiste, et j’étudie les acteurs dans une situation politique donnée. La politique est une question d’idéologie et de manœuvres entre difficultés et opportunités, tout simplement. Qu’on qualifie le Hamas de terroriste ou de résistant, je ne porte pas de jugement sur cela. Ce qui m’intéresse est qu’il est et agit comme un acteur politique .
De son côté, dans The Commander : Fawzi Al Qawuqji and the Fight for Arab Independence 1914 1948, la professeure en histoire des études islamiques à l’université de McGill (Canada) Laila Parsons retrace dans une biographie érudite et documentée la vie de Fawzi Al-Kaoudji. Étonnant parcours que celui de cet officier né au Liban et dont la vie épousa, au plus près, celle du nationalisme arabe. Considéré par certains comme le Garibaldi arabe, méprisé par d’autres comme un intrigant et un opportuniste, Fawzi Al-Kaoudji a marqué de sa présence l’histoire arabe pendant quatre décennies. Jeune officier dans l’armée ottomane, il combattit d’abord les Britanniques pendant la première guerre mondiale. Passé maître dans l’art de l’insurrection, il dirigea également un soulèvement massif contre le mandat français durant la Grande révolte syrienne (1925-1927). Mais son rôle le plus marquant fut d’avoir dirigé l’Armée de libération arabe dans la guerre israélo-arabe de 1948. Dans cette biographie, Laila Parsons inscrit avec précision l’histoire de cet officier nationaliste arabe dans le contexte de son époque agitée. Se décèlent aussi, dans cette vie mouvementée, les origines de bien des tourmentes encore actuelles dans le Moyen-Orient.
Pour Leila Parsons, ce livre raconte surtout l’histoire
d’un soldat arabe luttant contre le colonialisme dans le monde arabe et notamment en Palestine. Il a combattu durant la guerre de 1948 et en a été une figure honorée. Après la défaite de la coalition arabe, lui et d’autres officiers, furent accusés d’erreurs et d’avoir causé cette défaite. J’ai tenté de montrer la complexité de la situation où il se trouvait alors, non pas pour en faire un héros, mais pour montrer la complexité d’une situation historique et humaine.
D’emblée, Ella Shahat, auteure de On the Arab-Jew, Palestine, and other displacements précise : « Je suis une juive arabe ». Ella Shohat est en effet née en Israël d’une famille juive irakienne, une identité complexe qu’elle aborde indirectement aussi dans son dernier livre récompensé aux PBA. L’ouvrage couvre une période de plus de 30 ans et offre un panorama dense du travail de cette enseignante de l’université de New York, spécialiste notamment des études postcoloniales. Elle tente là de naviguer entre plusieurs écueils : figer de façon factice l’expérience juive dans les espaces arabo-musulmans, glorifier le nationalisme arabe, ou idéaliser les mizrahim (juifs du Proche-Orient).
Ella Shohat affronte les récits officiels de l’État israélien moderne, qui a occulté l’histoire diasporique des juifs dans le monde musulman ou ne l’a abordée que sous l’angle de la violence et de la persécution comme preuve d’une hostilité constante envers les juifs dans le monde arabe, comparable parfois à celle rencontrée à travers l’antisémitisme européen. Plus largement, Ella Shohat montre également comment, dans le contexte palestinien en particulier, la confusion de l’Arabe musulman avec l’antisémite européen a servi à nier la dimension coloniale de l’occupation israélienne. Elle explique :
Mon livre explore les relations entre les juifs arabes et les pays arabes, et la dislocation de ces relations. J’ai voulu interroger notre place dans la culture et l’histoire arabes. Quelle que soit la raison de cette dislocation, il est important pour nous de revendiquer notre part algérienne, irakienne, marocaine, arabe en somme. Tout cela a un lien évidemment avec la question palestinienne. La Nakba a marqué un point de rupture et a fragilisé nos positions dans les pays arabes. Mais je suis aussi critique de l’attitude des pays arabes et du nationalisme arabe, tout comme je dénonce cette idée que les juifs seraient toujours les victimes des sociétés arabomusulmanes. Puis le colonialisme aussi a joué son rôle dans cette dislocation, comme en Algérie par exemple où le décret Crémieux a accordé la citoyenneté aux juifs algériens et non aux musulmans, créant ainsi une séparation entre eux.
L’artiste palestinienne Samia Halaby décrit pour sa part son travail comme un « dessin documentaire ». Un genre singulier, entre œuvre d’art, histoire présente et témoignages vivants sous le trait somptueux de ses dessins. Car son livre Drawing the Kafr Qasem Massacre raconte le massacre de 47 villageois palestiniens, dont des femmes et des enfants, du village de Kafr Qasem. Dans la nuit du 29 octobre 1956, le jour même où fut lancée l’attaque-surprise sur le canal égyptien de Suez avec les Français et les Britanniques, Israël avait imposé un couvre-feu à huit villages palestiniens, dont Kafr Qasem. Mais les villageois travaillant dans les champs n’en furent pas informés et lors de leur retour à Kafr Qasem, le Magav ou la police israélienne des frontières ouvrit sans sommation le feu. En 2007, Shimon Peres, alors président israélien, avait officiellement présenté ses excuses. Son successeur Reuven Rivlin les avait renouvelées en 2014.
Les dessins de Samia Halaby constituent un récit tragique à eux seuls. L’artiste a ainsi recueilli plusieurs témoignages pour que son art délicat retrace au mieux une tragédie historique. Le livre comprend également les esquisses successives de l’artiste, ce qui permet au lecteur de suivre, esquisse après ébauche, la manière dont elle a retranscrit à l’encre et au fusain une mémoire encore à vif. Lors de la remise du prix, Samia Halaby a indiqué qu’elle souhaitait placer le prix « dans le musée des martyrs Kafr Qasem parce qu’il leur appartient. »
« La plus grande prison sur terre »
Enfin, dans son dernier livre, The Biggest Prison on Earth : A History of the Occupied Territories, le professeur Ilan Pappé tente de comprendre les mécanismes d’ingénierie humaine qui enserrent des territoires occupés qualifiés par lui de « plus grande prison sur terre ». Ce livre se veut donc un examen de la politique israélienne en Cisjordanie, mais aussi dans la bande de Gaza. Ilan Pappé réfute de façon nette le terme « occupation ». Sa première réserve tient au fait que ce terme crée une séparation factice entre Israël et les zones occupées, de sorte qu’Israël en tant qu’État démocratique, hors des territoires occupés, est légitimé et justifié. Il objecte ensuite que « l’occupation » implique une situation temporaire, ce que la pérennisation de la colonisation contredit évidemment. L’auteur postule enfin que l’emploi de ce mot a permis à Israël de se soustraire à une condamnation plus astreignante et estime qu’un autre mot devrait être utilisé pour décrire la politique israélienne menée en territoire palestinien.
Il détaille également l’infrastructure juridique qui accompagne la gestion bureaucratique des territoires. Il montre comment les colons s’implantent dans des emplacements stratégiques afin d’empêcher toute continuité territoriale — donc souveraine et politique — entre la Cisjordanie et Gaza. Il présente la bande de Gaza comme le « modèle pénitentiaire à sécurité maximale ultime », une sorte de stade achevé, de paradigme de l’occupation israélienne. Le livre comporte des cartes de la Palestine, vision saisissante de la manière dont la terre originelle palestinienne a été réduite à une peau de chagrin morcelée, à peine 12 % de territoire demeurant pour un futur État palestinien.
« Nous devons comprendre le projet sioniste comme un projet colonialiste, car les colons se considèrent comme indigènes », précise l’auteur. Pour lui, dont les travaux s’inscrivent dans le sillage des nouveaux historiens israéliens qui ont entrepris de déstructurer l’historiographie officielle israélienne, le sociocide que subit le peuple palestinien est « très rapide » : « Voilà pourquoi nous devons alors travailler de façon plus rapide pour toujours rattraper le retard pris sur ce processus de destruction », indique-t-il à Orient XXI.
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