Paris-Bagdad, le chant du bulbul

Bulbul « à oreillons blancs » (Pycnonotus leucotis).

C’est l’histoire de mon ami Khalid Al-Salihi, arrivé en France en 1976, et de l’oiseau qu’il a adopté un jour, par le plus grand des hasards, sur un quai de la Seine à Paris.

À l’époque dont je vous parle, Khalid avait 27 ans et une fière allure. Un corps solidement charpenté, le teint cuivré, les cheveux épais. Une légère cicatrice entre les sourcils, à la naissance du nez busqué, une lueur moqueuse dans les yeux, des lèvres pleines sous une moustache drue. Un mélange de virilité et de pudeur faisait son succès auprès des femmes. Quatre ans après son arrivée à Paris — quatre ans de galère dans une imprimerie où il gagnait durement sa vie, dans l’espoir d’intégrer plus tard un atelier de sculpture — il se promenait un jour près du Châtelet, quai de la Mégisserie, avec sa compagne.

Le voilà qui s’immobilise un instant aux trilles d’un chant flûté, reconnaissable entre tous. « Écoute ! » Sa compagne tend l’oreille au staccato du gazouilli. « Viens, c’est par là », souffle-t-il en s’engouffrant dans une animalerie. Il s’arrête devant une grande volière, où des oiseaux de taille variable se livrent au harcèlement d’un petit passereau gris à la tête noire, aux joues blanches, au croupion jaune. Le souffle soudain court, Khalid se penche sur la liste des noms d’oiseaux apposée au grillage. Son regard se fige sur un nom : « Bulbul d’Irak ». Il reçoit l’appellation en plein cœur. Il doit se ressaisir pour demander le prix au vendeur. Sa compagne s’interpose, lui rappelle qu’ils sont attendus l’après-midi chez des amis, et qu’ils ne peuvent arriver chargés d’un volatile. Lui s’entête : « Mais tu le vois bien... Ce bulbul est comme moi... C’est un immigré... On annule le rendez-vous. On rentre ».

Des bribes d’un vieux poème appris à l’école lui reviennent en mémoire :

Ô Voisine, nous sommes tous deux étrangers sur cette terre,
Et tout étranger pour son semblable est un frère.

L’argument, emprunté au poète arabe préislamique Imrou Al-Qays, surnommé « le roi errant », achève de vaincre les résistances de sa compagne. Ils repartent donc sans plus attendre vers leur petit pavillon de banlieue, avec une cage de fortune en carton perforé, une ration d’insectes et une batterie de conseils.

Installé dans une cage ordinaire, faute d’une « vraie » cage tressée en rameaux de palmier, comme au pays, le bulbul se révèle digne des plus grandes attentes, prodiguant ses sonates cristallines à chaque lever du jour.

Dix-huit ans de vie commune. Dix-huit ans d’un séjour enchanteur. L’allégresse des compositions improvisées répandait dans la maison des senteurs mêlées de fleurs d’oranger et de pollen de palmier dattier, venues du fond de l’enfance, du temps où Khalid et ses camarades couraient pieds nus dans la palmeraie, où ils se servaient des spathes de palmiers comme de calices pour boire à la rivière, ou bien, fendues en longueur, d’embarcations miniatures lancées sur les ruisseaux... Du temps où le chant du bulbul était omniprésent. Radio Bagdad en avait fait le générique d’ouverture de son programme matinal. Pas une famille de la région qui n’avait son bulbul attitré. Le père de Khalid s’enorgueillissait d’avoir un « maître-bulbul » auprès duquel les voisins venaient déposer leur jeune disciple pour un stage de chant.

Mon ami n’était pas moins fier de son « bulbul immigré ». Il prétendait que celui-ci était si futé qu’il distinguait ses pas de ceux de sa compagne, réservant à chacun un pépiement personnalisé. Je fais mine de le croire. Le bulbul avait fini par incarner aux yeux de mon ami l’âme du pays lointain dont l’accès lui était interdit, comme à tout opposant communiste, sous peine d’arrestation et de condamnation à mort.

Khalid ne se lassait pas de raconter des anecdotes dont l’oiseau était la vedette. Un voisin compatissant s’en occupait en leur absence, il n’avait toutefois pas droit aux mêmes faveurs musicales. Un soir d’été, le drame avait été évité de justesse. Un chat s’était introduit dans la maison ouverte sur le jardin et le prédateur avait réussi à ouvrir la porte de la cage, en faisant tomber celle-ci, mais avait détalé, grâce à Dieu, à la vue du maître des lieux revenu à l’improviste.

À l’évidence, jusque dans son silence, le frêle passereau irradiait la maison de sa présence.

Khalid me parle des vols de bulbuls dans les palmeraies de Baakouba. « Baakouba, c’est la capitale de ma province natale, Diyala, célèbre pour ses orangeraies, m’explique-t-il en se rengorgeant. Diyala porte le nom de l’affluent du Tigre qui la baigne, par un savant maillage de canaux, rayonnant à partir des trois barrages sur son cours ». Il me vante la fraîcheur des jardins tapis à l’ombre des palmiers : orangers, mais aussi grenadiers, figuiers, abricotiers, mûriers et vignes. Khalid rit de la prédilection du bulbul pour les dattes et les grains de raisin, qu’il picore en gourmet, qu’il laisse fermenter au soleil, pour mieux y retourner. L’oiseau se délecte alors de cet éther. Et accède dans sa transe aux plus sublimes vocalises, irrésistibles pour la femelle qui l’entend à la saison des amours. Sa parade nuptiale toutes ailes déployées n’en est que plus impressionnante. La légende populaire voulait même que l’oiseau fût capable de psalmodier le Coran. Après tout, me disais-je, le bulbul pouvait bien être soufi, à l’instar des poètes mystiques de la région qui transcendaient l’ivresse terrestre en extase spirituelle. Toujours est-il que le chant du bulbul avait le pouvoir de transporter Khalid en quelques secondes vers le toit de la maison en terre cuite où les membres de sa famille passaient de longues nuits d’été à la belle étoile, allongés sur des nattes, sirotant le traditionnel thé rouge, se grisant des mélopées de Nazem Al-Ghazali, de Salima Mourad ou de Mohamed El-Koubbanji, diffusées par un vieux transistor grésillant.

Je peux comprendre sa fascination pour le palmier. Je lui reconnais moi-même une grâce singulière. C’est le seul arbre, à vrai dire, qui ressemble à une fleur, droite sur sa tige. Mais pour mon ami, féru d’histoire de l’art en Mésopotamie, c’est un arbre sacré dont les fruits étaient offerts aux dieux dans l’Antiquité, un arbre historique attesté dès le IVe millénaire avant Jésus Christ, que l’on peut admirer sur les bas-reliefs de Ninive. Plus encore. Pour lui comme pour son poète favori, Badr Chaker As-Sayab, chantre de l’Irak, mort en exil, le palmier a quelque chose d’intime, de quasiment humain. « Tes yeux [sont] deux palmeraies à l’heure de l’aube » disait le poète dans son illustre « Chant de la pluie », hymne poignant à l’Irak :

Tes yeux deux palmeraies à l’heure de l’aube
ou deux balcons sous la lune qui fuit.
Dans leurs sourires naissent les feuilles de la vigne
et dansent les lumières, comme des lunes sur un fleuve
qu’une rame ferait frémir, dolente avec l’aurore.
Tes yeux, comme deux combes où palpiteraient les étoiles,
se noient dans un brouillard de chagrin diaphane :
ainsi la mer, sous un soir dont la main étalée
serait l’hiver tiède, l’automne qui tressaille,
mort et nativité, ténèbres et lumière,
et réveillerait, par toute mon âme, le frisson des pleurs,
extase fauve vers l’étreinte du ciel,
comme l’extase d’un enfant lorsqu’il s’effraie devant la lune.
Les arches des nuages semblent boire les nues
et goutte à goutte se dissoudre en pluie.
Les enfants riaient aux éclats sous les treilles
et le silence des moineaux dans les arbres étaient picoté
du chant de la pluie… pluie… pluie… pluie…1

« Sais-tu que le Code de Hammourabi considérait les palmiers à l’égal des humains ? », me lance mon ami, d’un air de défi. « Quiconque coupait la tête d’un palmier commettait un crime, car l’arbre ne survit pas à un élagage par la cime ». Il songe avec mélancolie au sort réservé à cette « population » — l’Irak possédait près de trente millions de palmiers — depuis l’embargo imposé à son pays en 1990. Les armées d’occupation ont saccagé les palmeraies. Frappées d’une mystérieuse maladie, elles sont aujourd’hui en voie d’extinction.

« Je ne referai plus jamais cette erreur. Je ne mettrai plus d’oiseau en cage. Celui-là m’avait obligé à l’adopter, je voulais le protéger. C’était devenu mon obsession... Je n’ai pas pu le protéger de sa mort naturelle. Il s’est couché au fond de sa cage, un soir d’hiver. Il s’est allongé comme le perroquet de la légende soufie de Jalal al-dine Al-Roumi... sauf que mon oiseau, lui, ne simulait pas la mort pour prendre le large, en guettant la porte ouverte. Son petit corps encore tout chaud, tout doux, ne vibrait plus du tout. On était le 16 décembre 1998 ». Mon ami se souvient précisément de la date. C’était celle du lancement de l’opération « Renard du désert », campagne de bombardements de l’Irak par les Américains et les Britanniques, qui justifiaient leur intervention par l’échec des négociations entre les inspecteurs de l’ONU et le régime de Saddam Hussein sur les armes de destruction massive. Armes dont on sait aujourd’hui qu’elles n’existaient pas. À la mort du petit bulbul, Khalid a pleuré. Le grand gaillard qui avait été maçon dans sa jeunesse pour nourrir sa famille, qui manipulait des rocs à l’Académie des beaux-arts de Bagdad a pleuré pendant quatre jours. Les quatre jours du bombardement. Plus tard, il allait encore pleurer, souvent, la mort interminable du bulbul.

Aujourd’hui mon ami a les cheveux totalement couverts de cendre. Le regard de braise s’est éteint. Les traits se sont épaissis. La silhouette aussi. Les femmes ne se retournent plus sur lui. Il a pris sa retraite de l’imprimerie, et a enfin le temps de se consacrer aux beaux-arts. Il peint. Des figures abstraites enserrées dans des lignes et des stries. Comme dans des cages.

Il aime toujours se promener le long des quais. En scrutant l’eau sombre, il évoque avec fierté la région des marais irakiens où l’eau afflue de nouveau, et que l’Unesco vient de classer patrimoine mondial de l’humanité. Il me dit que ce site unique, berceau des Sumériens, a connu un véritable désastre humain et écologique, du fait de son assèchement par Saddam Hussein, qui entendait y débusquer les rebelles. « C’était auparavant le foyer d’un million d’oiseaux autochtones et une escale de voyage pour des millions d’oiseaux migrateurs ».

Khalid Al-Salihi a toujours rêvé de rentrer définitivement en Irak. De quelques brefs retours effectués au pays, après sa « libération », il a toutefois rapporté l’image dissuasive d’une valse de corbeaux. Il me dit qu’il se lève parfois la nuit pour écouter, dans le silence, chanter un merle en liberté.

1Badr Chaker As-Sayyab, Le Golf et la pluie, traduction André Miquel, édition Actes Sud, Sindbad, 2014.

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