Paris-Bagdad-Redeyef, allers-retours

Frictions, revue de réflexion théâtrale, consacre son numéro 9 hors série, qui vient de paraître, à l’expérience singulière de la plateforme Siwa qui cherche à construire des échanges et des liens entre les artistes du monde arabe et l’Europe. Des contributions stimulantes accompagnées de photographies puissantes.

Redeyef, 2015. Mise en espace du Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht
Fakhri El-Ghazel

Fondée en 2007, Siwa demeure, treize ans plus tard, un espace rare et identifié dans le paysage théâtral français qui s’intéresse aux artistes issus du Maghreb et du Machrek. Cette plateforme d’expérimentation et de création se veut autant artistique que politique.

Elle se met en place à l’initiative de Yagoutha Belgacem, sa directrice, tunisienne et française, qui a à cœur non seulement de donner à voir la création du monde arabe, mais aussi de nouer des relations de travail et d’échange entre des artistes confrontés aux pires difficultés de création et de circulation.

Des partenariats inédits

Tout commence en avril 2006 en Jordanie, au festival international de théâtre d’Amman. Yagoutha Belgacem y découvre le travail du metteur en scène irakien Haythem Abderrazak, La Maladie du Machrek, une version revisitée de Horace de Heiner Müller, qu’il a recontextualisée dans le cadre de la guerre fratricide qui déchire l’Irak après l’invasion américaine. Elle est saisie par la puissance physique du jeu des acteurs, leur utilisation de l’espace, des lieux à ciel ouvert qu’on éclaire aux braseros ou aux phares de voitures déglinguées qui secouent le regard sur la scénographie. Ils ne se quitteront plus. Avec d’autres compagnons fidèles, : le critique d’art Jean-Pierre Han, le metteur en scène François Tanguy, la philosophe Marianne Dautrey, ils créent Siwa et échafaudent des partenariats inédits entre la France, la Tunisie et l’Irak.

Différents projets vont voir le jour. Siwa organise une rencontre au Théâtre de la Cité internationale en 2007, puis en 2008 aux ateliers Berthier-Odéon, en 2010 aux Bouffes du Nord, au théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine en 2011. Les formes artistiques présentées sont interrogées au miroir de leurs sociétés et des nôtres.

De 2012 à 2016, Siwa va conduire un chantier fondateur dans le sud tunisien, à Redeyef, ville ouvrière et minière d’extraction du phosphate, avec de fortes traditions de lutte, qui fit sa révolution en 2008, trois ans avant la chute de Zine El Abidine Ben Ali, et dont rend compte Marianne Dautrey dans « La ligne d’une tentative ». Ce récit enthousiasmant de la construction d’une utopie où les habitants, les jeunes tout particulièrement, réinventent des pratiques artistiques sociales et politiques est aussi documenté par les photos de Laurent Malone et Fakri El Ghazel, saisissant le défi et le courage de la population à prendre en main son destin.

« Eschyle chez les Arabes »

Le second chantier sera celui qui est mené, à partir de 2014, avec l’Irak, avec le soutien de la Fonderie du Mans que dirige François Tanguy et du Centre dramatique national (CDN) de Besançon où Célie Pauthe s’engage corps et âme pour aboutir à la création d’une Orestie (Eschyle) franco-irakienne qui sera jouée tour à tour entre l’Irak et la France. Un projet vertigineux qui conduit encore aujourd’hui à des échanges de travail entre la France, la Tunisie et l’Irak malgré les aléas des contextes géopolitiques.

Entre temps, dans l’aventure, se greffent d’autres compagnons, de passage ou d’ancrage. La chorégraphe tunisienne Imen Smaoui, la philosophe Nadia Tazi, le philosophe et anthropologue Youssef Seddik, qui a retraduit L’Orestie et livre une érudite et passionnante analyse de la place d’ « Eschyle chez les Arabes ».

Dans ce numéro, il ne faut pas non plus passer à côté de la réflexion d’Arafat Sadallah « Poétique de l’entrevue », qui a accompagné toute l’aventure de Siwa en tenant la place du traducteur, passeur entre les langues et les référents sociaux culturels. Chercheur passionné, Arafat Sadallah éclaire les enjeux de la rencontre entre « un mode de représentation artistique occidental (le théâtre) et une langue porteuse d’une grande tradition poétique mais qui a longtemps résisté ou nié cet art ».

Les photographies qui accompagnent l’ensemble des textes se hissent au même niveau d’exigence. On y découvre celles de Latif Al Ani, né à Bagdad en 1932 et considéré comme le père fondateur de la photographie irakienne. Il s’arrêta de travailler en 1979, à l’arrivée de Saddam Hussein au pouvoir, et laisse derrière lui des archives éblouissantes de l’Irak d’avant la destruction. Le photographe vietnamien Lâm Duc Hiên saisit lui la destruction de l’Irak des années 1990 à aujourd’hui, et sa reconstruction farouche et obstinée.

Un numéro qui vise autant à soutenir qu’à éclairer le travail entêté et nécessaire de la plateforme Siwa que l’on peut commander sur le site de Frictions.

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