Paroles syriennes, de l’espoir au désenchantement

La dernière livraison de la revue « Vacarme » · Le dernier numéro de Vacarme a pour titre Liberté, dignité, justice. Récits et voix de Syrie. Sous la coordination de Vanessa van Renterghem, la revue a choisi de privilégier la parole d’acteurs et de témoins du soulèvement de 2011.

Manifestation à Banyas, 6 mai 2011.

Vacarme consacre son numéro 79 du printemps 2017 à la Syrie. Le dossier coordonné par Vanessa Van Renterghem a écarté l’angle géopolitique qui sert habituellement de grille de lecture pour privilégier la parole de Syriens, acteurs des débuts du soulèvement, écrivains, témoins, citoyens engagés dans des comités locaux, pris en tenaille entre les forces armées du régime Assad et celles de l’organisation de l’État islamique (OEI). Parce qu’une « bonne description géopolitique est la meilleure excuse pour ne rien faire, alors que des hommes et des femmes appellent à l’aide ». L’éditorial, intitulé « La solidarité comme citoyenneté internationale » est cosigné par l’ensemble de la rédaction. Il affirme que l’internationalisme de la revue n’est pas un interventionnisme forcené et que la solidarité n’est ni la charité ni l’action humanitaire, mais un appel à former des associations citoyennes partout dans le monde en faveur des droits humains.

De ces témoignages émerge une forme d’innocence et l’enthousiasme du début, en 2011, lorsqu’une population entrevoit une fenêtre s’ouvrir, laissant entrer un air respirable dans ce pays gouverné par un régime dictatorial. Ce qui transparait, c’est l’immense déception de constater que le monde assiste muet à ce qui, six ans plus tard, n’est plus qu’un carnage.

Comment un soulèvement démarre-t-il ? Des récits racontent cette éclosion. Le soulèvement, cet acte du geste premier : dire non, faire un premier geste. Et voilà que comme une trainée de poudre la révolte gagne. D’abord quelques-uns, puis un groupe, puis une petite ville, avant de se propager dans tout un pays avide de liberté. Pour la Syrie, ce geste est celui d’enfants qui taguent sur un mur à Deraa, non loin de Damas, une inscription : « C’est ton tour Docteur » (ainsi est dénommé Bachar Al-Assad ). Geste innocent d’enfants espiègles qui sera l’étincelle du soulèvement, la violence d’État se retournant avec une brutalité inouïe contre eux et leurs familles. Le printemps arabe était en marche, pourtant ; pourquoi la Syrie n’y aurait-elle pas cru ?

« Ils veulent qu’on meure ! »

Celui qui a participé à ces premières manifestations, comme le dit un des témoins, qui a osé défier le régime, ne peut pas redevenir un esclave, « c’est comme avoir été touché par quelque chose de magique, tu te rends compte que tu es en train de crier et tu te dis, mais alors j’ai une voix ! » Mais cette révolte est rapidement accaparée par les armées en présence, et la société civile se voit dépossédée de ce qui aurait pu se transformer en révolution. Cette compréhension de la guerre qui réduit la situation à deux seuls belligérants est simpliste. Les prises de position se résumant à « soit Assad soit les djihadistes » se font au mépris du peuple syrien, première victime des deux camps.

En témoignent ces femmes de Raqqa, ville sous contrôle de l’OEI, qui voient leur vie quotidienne devenir de plus en plus insupportable. Elles ne peuvent se faire soigner que par des médecins femmes, or il y en a de moins en moins dans la ville. Résultat, de plus en plus d’entre elles sont en manque de soins, sans compter que pour se rendre dans un hôpital il faut être accompagné par un mahram, un homme de la famille. Et quand on leur demande comment ils veulent qu’elles vivent dans ces conditions, la réponse fuse : « mais ils ne veulent pas qu’on vive, ils veulent qu’on meure ! »

Pendant ce temps l’armée de Bachar Al-Assad déploie des tapis de bombes sur toutes les régions qu’elle ne contrôle plus et le récit de l’écrivain Mohammad Wadeh sur la vie dans le camp palestinien de Yarmouk, assiégé, n’est qu’une énumération des horreurs dont l’être humain est capable pour anéantir l’autre. Et dans ce camp désolé chacun tente de survivre comme il peut, se contenter d’un bouillon d’herbes sauvages pour survivre. « La seule belle chose, dit-il, c’est que nous sommes tous devenus égaux, tous les mêmes, et les relations entre voisins se sont resserrées. »

Dès 2011 la société civile s’est organisée et a fondé des conseils locaux, apparus dans les régions où le régime n’avait pas prise. Les services publics ont disparu, aussi la population s’est-elle constituée en comités pour parer au plus urgent, comme assurer l’aide médicale ou dispenser des cours aux élèves. Tarek Matarmawi, ancien détenu politique, rappelle l’origine de ces conseils. Les membres étaient élus et avaient pour tâche d’assurer une distribution égalitaire, ils étaient financés par des ONG locales ou internationales. Certains, comme celui de Darraya, représentaient une alternative au gouvernement syrien. Parvenu à lancer des projets visant plus d’autonomie, il n’a pas eu les moyens de combattre à armes égales avec les soldats d’Assad et la population de la ville soumise à des bombardements incessants a fini par être évacuée vers d’autres régions.

Donner de la voix

On comprend l’accablement du peuple syrien dépossédé de sa révolte, exilé ou resté sur un territoire devenu éclaté et exsangue, quand on lit les récits de ceux qui, déjà avant 2011, tentaient de faire sauter les baillons. Dans son livre Gens de Damas (Al Manar, 2016) Nathalie Bontemps, résidant alors en Syrie, raconte comment on s’y prend pour se faire entendre dans un pays muselé. Voilà un groupe d’amies qui, avant le soulèvement, décident de manifester en plein centre-ville sous la statue du père Assad, « arriver dispersées et attendre le signal pour se rassembler, brandir un panneau “on t’aime pas, on t’aime pas, lâchez-nous ton parti et toi”, le baisser aussitôt, le lâcher, sauter dans une boutique de vêtements et se glisser au milieu d’une rangée de chemises multicolores, et si on est bien tombée entendre le vendeur dire aux agents de sécurité : “mais non, elles font du shopping.” »

De même, pour Wajdan Nassif, auteure de Lettres de Syrie (Buchet-Chastel, 2014) dans ces circonstances exceptionnelles, on découvre sa propre voix. L’auteure se compare à Shéhérazade, personnage des Mille et une nuits, contrainte de raconter nuit après nuit une histoire pour avoir la vie sauve. Raconter, témoigner, jour après jour, de la vie quotidienne d’une existence dans un pays en guerre, afin de laisser des traces. Rester en vie par l’écriture, sauver ce qui peut l’être des décombres, « je porte la voix de ceux qui n’ont pas de voix », dit-elle.

Assiégé, emprisonné, torturé, réfugié, Majd Al-Dik, auteur de A l’est de Damas, au bout du monde (Don Quichotte, 2016), désespère de ce qu’est devenu son pays et constate, impuissant : « une maison, c’est quelque chose que tu peux mettre cinquante ans à construire. Tu la perds en quelques minutes ».

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