De nombreux défenseurs de la langue arabe se sont insurgés, à raison, contre l’amalgame langue/religion. Pour autant, aller trop loin dans l’affirmation que l’arabe n’a rien à voir avec la langue du Coran peut être inexact et surtout avoir des effets pervers. En voulant à tout prix dédouaner la langue arabe en l’expurgeant de tout lien avec le Coran, on jette indirectement et de manière injustifiée le discrédit sur le texte sacré des musulmans. Car enfin celui-ci n’est pas réductible à une seule lecture. Il fait l’objet de plusieurs écoles religieuses et de diverses interprétations dont certaines de nos jours se réclament même du féminisme. Loin de l’image fantasmée d’un islam monolithique, il existe une véritable « mosaïque de l’islam », pour reprendre le titre du livre d’entretiens avec Suleiman Mourad, dans un ensemble très vaste, qui dépasse de loin le monde arabe.
Quels liens avec le Coran ?
Il est important de mettre les choses en perspective. Il nous faut d’abord reconnaître que le texte du Coran établit lui-même un lien ontologique avec la langue arabe. Plusieurs versets mentionnent un Coran révélé en langue arabe : verset 2 de la sourate 12, Yussof, dite de Joseph ; verset 113 de la sourate 20 Tâha (l’un des noms du prophète) ; verset 196 de la sourate 26, Ash- Shu‘araa dite des Poètes ; verset 28 de la sourate 39, Al-Zumar dite des Groupes ; versets 3 et 44 de la sourate 41, Fussilat, dite des versets détaillés ; verset 7 de la sourate 42, Ash-Shûra, dite de la Consultation ; verset 3 de la sourate 43, Az-Zukhruf, dite de l’Ornement.
Ces versets ne sont pas négligeables. Ils donnent en effet à la langue arabe dans la religion musulmane une sorte de prééminence sur d’autres langues et fondent la notion d’intraductibilité du Coran, étroitement associée à celle d’inimitabilité, même si celle-ci a davantage trait au contenu. Comme nous l’avons déjà évoqué, les versions du Coran dans d’autres langues que l’arabe sont de manière générale considérées par les musulmans comme des « essais d’interprétation » ou des paraphrases. Un lien organique est alors établi par les fondamentalistes entre langue et langage religieux.
Le leitmotiv des versets signalés a pu être instrumentalisé par les musulmans d’origine arabe pour affirmer leur domination dans la civilisation islamique sous les Omeyyades. Au temps des Abbassides, la valorisation de l’arabe comme langue de la révélation coranique est pourtant contrebalancée, aux yeux des musulmans non arabes, notamment perses, par d’autres versets du Coran qui confortent un principe supérieur – celui de la piété et des devoirs du croyant : « Ô humains, nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons partagés en peuples et tribus afin que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble devant Dieu est le plus pieux » (sourate 49, Al-Hujurât dite des Appartements). Le terme Shu‘ûb signifiant « peuples » a été repris pour désigner la Shu‘ûbiyya, mouvement de résistance à la domination des Arabes natifs de la langue, mouvement dont la nature est complexe, mais dont le révélateur est le souhait de valoriser la langue et la culture perses. C’est ainsi du moins que le mouvement a souvent été interprété, bien que des linguistes comme Djamel Eddine Kouloughli1 insistent sur le fait que le mouvement de la Shu’ûbiyya « ne conteste pas l’hégémonie linguistique de la langue arabe, dans laquelle il exprime ses revendications, mais exige une stricte égalité entre tous les musulmans, et l’intégration, dans l’édifice culturel de la nouvelle société, des apports des vieilles cultures dont sont issus ses représentants ».
Si le Coran a été révélé en arabe, dans la péninsule Arabique, il ne peut pour autant résumer une langue qui a voyagé bien au-delà d’une région et d’une religion. Je ne ferai pas l’injure aux lecteurs de croire qu’ils ignorent la différence entre arabe et musulman, deux catégories qui peuvent se recouper mais ne sont pas identiques. Certes, les principaux lieux saints de l’islam se trouvent au Moyen-Orient (tout comme ceux des autres religions monothéistes), mais les musulmans du monde arabe ne représentent que 20 % des musulmans du monde entier ; à l’inverse, tous les Arabes ne sont pas musulmans, la région étant d’une très grande diversité en matière d’obédiences religieuses. « Il convient de noter, nous rappelle le linguiste Kouloughli, que les processus d’arabisation et d’islamisation sont foncièrement distincts : ainsi les peuples d’Iran, et une partie des Kurdes et des Berbères se sont islamisés sans s’arabiser, alors que les chrétiens d’Orient, les coptes et les juifs se sont arabisés sans changer de religion, en gardant éventuellement une langue liturgique distincte de l’arabe. »
Une certaine christianisation de la langue arabe
On attribue au Prophète de l’islam l’affirmation selon laquelle « est arabe celui qui parle l’arabe ». Il en est de même du grand juriste de l’islam sunnite, Ash-Shafi‘î, qui aurait déclaré que toute personne parlant l’arabe, ne fût-ce que quelques mots, pouvait être considérée comme arabe2. Cette attitude visait à s’opposer à toute exclusion linguistique au sein de l’islam et à affirmer comme principe cardinal l’égalité entre croyants. Une telle vision culturelle de l’identité arabe prévaudra à nouveau, détachée toutefois de sa dimension cultuelle, durant la Nahda, renaissance arabe du XIXe siècle. Si la traduction en arabe de la Bible et des textes liturgiques est attestée dès le IXe siècle, la popularisation de l’idée d’une langue arabe chrétienne en Europe est plus récente. La fondation à Rome en 1584 du collège des maronites n’y est sans doute pas étrangère, avec une « importante contribution de quelques-uns de ces maronites à la constitution de l’érudition orientaliste européenne du XVIIe siècle », comme on peut le lire sous la plume d’un chercheur espagnol, Fernando Rodriguez Mediano, dans un chapitre de l’ouvrage collectif Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe3, sous la direction de Jocelyne Dakhlia. La popularisation d’une image chrétienne de la langue dans l’esprit des Arabes eux-mêmes a surtout été l’œuvre de la renaissance arabe du XIXe siècle.
La christianisation s’accompagne parfois d’une tentative de dés-islamisation, soit par volonté de minorer l’apport de la civilisation arabo-musulmane à l’Europe, soit pour une meilleure appropriation de la langue arabe par tous ses locuteurs. Pour ce qui est de la première motivation, il m’est arrivé d’entendre, dans la bouche d’un diplomate, que l’on était redevable aux seuls chrétiens d’avoir traduit en arabe les grands textes grecs sous les Abbassides, textes dont les originaux avaient été perdus, et qui avaient pu ainsi être préservés de l’oubli et transmis par la suite à l’Europe à travers l’Andalousie. Sans eux, les musulmans n’auraient rien accompli. Cette allégation m’est revenue en mémoire à la lecture du livre de Dimitri Gutas Pensée grecque, culture arabe4, ouvrage qui constitue une référence universitaire incontestable. J’y lis ceci :
Il est certain que les chrétiens de langue syriaque ont joué un rôle fondamental dans le mouvement de traduction — les traducteurs venaient principalement mais pas exclusivement de leurs rangs — comme il est certain que sans le soutien actif de califes exceptionnels au cours des débuts de l’époque abbasside — des souverains comme Al-Mansûr, Hâroun Ar-Rachîd et Al-Maʾmûn — le mouvement de traduction aurait évolué différemment. Si les chrétiens de langue syriaque apportèrent une grande part de la compétence technique indispensable au mouvement de traduction gréco-arabe, l’initiative, la direction scientifique et la gestion du mouvement furent puisées dans le contexte créé par la société abbasside.
On voit que s’il est aisé de séparer la langue arabe de l’islam en tant que religion, il devient très difficile de la séparer de l’Islam en tant que civilisation. À propos de ce mouvement de traduction exceptionnel, qui s’est étalé sur deux cents ans, du VIIIe au Xe siècle, Gutas écrit encore :
Le soutien au mouvement de traduction transcendait toutes les divisions religieuses, ethniques, tribales, linguistiques ou de sectes. Les mécènes se recrutaient aussi bien parmi les Arabes que les non-Arabes, les musulmans que les non-musulmans, les sunnites que les chiites, les généraux que les fonctionnaires, les marchands que les propriétaires fonciers.
La seconde motivation, celle de l’appropriation, est plus légitime. Elle peut se comprendre dans le mouvement socioculturel de la Nahda, fin XIXe début XXe, comme étant dans une certaine mesure une réaction à la domination ottomane, détentrice du califat, et à sa politique de turquisation culturelle, portée à son paroxysme par le mouvement des Jeunes Turcs, puis par Kemal Atatürk après la défaite de l’empire ottoman. La suprématie turque sur la région arabe, longue de quatre siècles, du début du XVIe siècle à la fin de la première guerre mondiale, a pu être ressentie par beaucoup d’Orientaux comme l’une des raisons du long « sommeil » qui les a affectés, après un passé glorieux. Le célèbre poème de 1876 de Nasif Al-Yaziji intitulé Arabes, réveillez-vous ! en témoigne. La volonté de se libérer de la tutelle ottomane n’est pas clairement exprimée, mais l’appel à se libérer du despotisme istibdâd, celui des traditions sclérosées, mais aussi d’un régime imposé de l’extérieur, est déjà là, subliminal. Le mouvement de « réveil » ou de « redressement » de la Nahda a cependant plusieurs causes, certaines plus immédiates, d’autres plus lointaines, et les étudier ici n’est pas mon propos. Il est important toutefois de souligner que le mouvement était composite, avec une dimension islamique représentée par des penseurs réformateurs comme Muhammad ʿAbduh et Jamal al-Din al-Afghani, et une dimension chrétienne, avec des penseurs comme Boutros Al-Boustani et Nasif Al-Yaziji, les deux composantes se retrouvant sous la même bannière du panarabisme.
La langue arabe a profité d’un essor de la presse durant la deuxième moitié du XIXe siècle, lié à celui de l’imprimerie, dont les chrétiens étaient familiers, les couvents ayant des presses dès le XVIIIe iècle. Le Levant est à cette époque une terre d’élection pour les congrégations religieuses étrangères. La langue arabe ne pouvait plus avoir pour seul cadre de référence l’islam. En s’attelant à la traduction de la Bible, Boutros Al-Boustani et Nasif Al-Yaziji lui donnent un cadre de référence chrétien. Boutros Al-Boustani a par ailleurs investi le mot Watan (« patrie, nation ») de la charge émotionnelle qui était auparavant placée dans le terme Oumma, évocateur de la communauté musulmane. La forte participation chrétienne au mouvement de la Nahda, avec des hommes de lettres tels que Gibran Khalil Gibran, Mikhail Naimy, Elia Abou Madi, Jurji Zaydan est le signe d’une appropriation de la langue par tous ses locuteurs, notamment ceux qui appartiennent à une minorité. Comme le relève Anne-Laure Dupont, spécialiste de l’histoire contemporaine du monde arabe, dans sa contribution au catalogue de l’exposition Chrétiens d’Orient de l’IMA, on peut y voir la volonté de dépasser l’appartenance communautaire pour une appartenance culturelle commune. Volonté sans doute nourrie par le souvenir obsédant des massacres de chrétiens au Mont-Liban et à Damas en 1860, dont les origines complexes doivent être recherchées du côté d’une jacquerie paysanne contre le féodalisme des seigneurs d’une part et d’un jeu pervers des grandes puissances rivales européennes de l’autre.
L’on pourrait dire qu’il s’agit autant de « sécularisation » de la langue que de christianisation. Anne-Laure Dupont5 nous rappelle que de nombreuses figures chrétiennes étaient en réalité anticléricales ou en rupture avec leur communauté d’origine. Jurji Zaydan était franc-maçon, Faris Shidyaq, maronite d’origine, s’était converti au protestantisme puis à l’islam à la fin de sa vie, adjoignant le prénom arabe Ahmad à son patronyme. Le plus souvent les penseurs, hommes de lettres, étudiants et interprètes chrétiens ne mettaient pas eux-mêmes en avant leur religion, mais plutôt leur arabité, une arabité commune avec les musulmans, à travers l’appartenance à une même histoire et une même géographie. Ils sont également confondus dans cette même vision dans le regard des autres. On verra plus loin que c’est encore le cas aujourd’hui. Dès la fin de l’expédition napoléonienne en Égypte et l’arrivée en 1801 des « réfugiés égyptiens » à Marseille, « le risque de confusion entre chrétiens orientaux et musulmans est avéré avec ces originaires du Levant méditerranéen », nous fait remarquer Jocelyne Dakhlia dans le chapitre consacré aux « musulmans en France et en Grande-Bretagne à l’époque moderne », du livre collectif Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe.
Il a pu y avoir sous la plume de certains auteurs, comme l’historien Hisham Sharabi, une survalorisation du rôle des chrétiens dans cette sécularisation. Dire que ce sont surtout les chrétiens qui ont insufflé au mouvement de la Nahda son esprit de modernité grâce à leur proximité religieuse avec l’Europe, c’est passer sous silence de nombreuses figures musulmanes, dont l’imam Rifa‘a Al-Tahtawi, envoyé en France, en mission d’études, par Méhémet Ali, fondateur de l’Égypte moderne. Les cinq années qu’Al-Tahtawi a passées à Paris, de 1826 à 1831, ont été capitales pour cet esprit éclairé, reconnu comme étant l’un des précurseurs du mouvement de la Nahda.
Rifa‘a Al-Tahtawi a découvert en France la pensée de Voltaire, Condillac, Rousseau et Montesquieu. Il y a rencontré le grand orientaliste Silvestre de Sacy, et rédigé à son retour en Égypte son fameux livre L’Or de Paris. Une autre grande figure musulmane est celle de Taha Hussein, auquel l’historien Albert Hourani consacre un chapitre de son étude sans cesse rééditée sur la Nahda, Arabic Thought in the Liberal Age6. Il y rappelle que Taha Hussein également a fait un séjour à Paris en 1915. « Il y a passé quatre ans qui ont été décisifs pour sa pensée, comme pour Al-Tahtawi avant lui. Il a lu Anatole France, assisté aux cours de Durkheim, écrit une thèse sur Ibn Khaldoun, et épousé la femme qui était pour lui ses yeux » (Taha Hussein était non voyant). Hourani insiste sur le fait que ce penseur considérait la langue arabe tout aussi importante pour les coptes que pour les musulmans. L’écrivain égyptien devait ensuite occuper dans son pays le poste de ministre de la culture et mettre en œuvre sa pensée progressiste dans le domaine de l’éducation.
La forte participation des élites chrétiennes au mouvement de la renaissance arabe reste bien évidemment remarquable. Elle est simplement à mettre en perspective. C’est à juste titre qu’elle a été mise en valeur par l’exposition Chrétiens d’Orient, deux mille ans d’histoire organisée à l’Institut du monde arabe en 2018. La présence continue des chrétiens en terre arabe y a été mise en relief ainsi que l’utilisation de la langue arabe jusqu’à nos jours, y compris dans les messes et célébrations religieuses. Dans le chapitre du catalogue consacré à la contribution des chrétiens à la renaissance arabe du XIXe siècle, Anne-Laure Dupont rétablit une vérité historique : « Il va de soi que la presse, l’imprimerie, le mouvement de la traduction, la réflexion politique sur le pouvoir en islam, la légitimation du régime constitutionnel ont aussi leurs pionniers chez les serviteurs musulmans des pachas d’Égypte et des beys de Tunis. » Elle insiste avec raison sur la dimension composite du mouvement et conclut que « ni le concept de la Nahda qui a une composante islamique assumée [...] ni le nationalisme ne sont une invention des chrétiens ». Elle ajoute un autre éclairage révélateur :
Pas plus qu’ils ne sont politiquement homogènes, les chrétiens ne peuvent être pris pour les seuls acteurs de ladite renaissance. À trop lire celle-ci par leur prisme, on néglige le rôle des juifs arabophones qui, bien que masqué par le sionisme, la création d’Israël en 1948 et leur départ massif des pays arabes, fut loin d’être négligeable : on songe par exemple à Yaqub Sanu (James Sanua 1839-1912), dit l’homme aux lunettes bleues — en référence au titre de sa revue satirique, la première du genre à circuler en Égypte —, ainsi qu’aux intellectuels juifs de Beyrouth et, surtout, de Bagdad.
Une réalité juive ignorée
Nous pourrions remonter au VIIe siècle, avant l’avènement de l’islam, pour attester de l’existence de poètes juifs d’expression arabe. Ces poètes seront célébrés plus tard par un monument de la littérature arabe classique du Xe siècle, Kitab Al-Aghani (« Le livre des chansons ») d’Abou Al-Faraj Al-Isfahani, dont le tome 22 est un florilège des poètes juifs d’Arabie. Parmi eux, Al-Samaw’al, figure légendaire, que l’on disait liée d’amitié au grand poète préislamique Imru’ Al-Qais, aura même imprimé son nom dans la langue, comme parangon de loyauté. « Plus loyal que Al-Samaw’al ? » dit le proverbe arabe, en guise d’hyperbole. On pourrait rappeler également des figures de grands philosophes et théologiens d’expression arabe comme Saadia Gaon au Xe siècle, ou Maïmonide au XIIe siècle. Le très riche documentaire d’Arte intitulé Juifs et musulmans rappelle que jusqu’au XVIe siècle la langue arabe était « la langue de culture de quasiment toute la communauté juive ». Reuven Snir, professeur de langue et littérature arabe à l’université de Haïfa, déplore un certain reflux de cette réalité, après une période de floraison au XXe siècle, qui avait vu de nombreux écrivains juifs, notamment d’origine irakienne, revendiquer leur culture arabe.
Bien que plus rare, pour des raisons politiques diverses qui peuvent aller du décret Crémieux à la création de l’État d’Israël, la revendication d’une identité arabe passant par la langue demeure présente malgré tout chez des juifs d’Orient se définissant comme des « juifs arabes ». Le livre de Massoud Hayoun When We Where Arabs7 (« Lorsque nous étions arabes », non traduit en français) fait suivre les titres anglais de ses chapitres de leur traduction en graphie arabe, sans compter que cette langue occupe une place symbolique dans le récit de ses grands-parents originaires de Tunisie et d’Égypte. Ceux-ci finissent par quitter à contre-cœur le berceau pour aller s’installer aux États-Unis, après un bref passage en Israël. D’autres ont gardé comme eux la nostalgie de la langue arabe, notamment à travers la chanson, après leur émigration en Israël. De nombreux artistes mettent en avant leur identité de mizrahim8 et continuent de chanter en langue arabe comme Ziv Yehezkel, Neta Elkayam9 ou de se produire en stand-up d’humoriste comme Noam Shuster, personnalité remuante qualifiée par le journal Le Monde de « mauvaise conscience rigolarde de la gauche israélienne ».
Plus près de nous, Manuel Carcassonne, directeur des éditions Stock et auteur du roman Le Retournement paru chez Grasset en 2022, affirme : « je suis un juif cousu d’arabe », et l’on peut imaginer que la langue fait partie de ces nombreux fils invisibles qui le relient à la culture de son épouse libanaise. Des figures politiques exceptionnelles comme celles d’Ilan Halevi, juif d’origine yéménite, décédé en 2013, ardent défenseur de la cause palestinienne jusqu’à occuper le poste de vice-ministre des affaires étrangères au sein du gouvernement de l’Autorité palestinienne, n’hésitent pas à se déclarer « 100 % arabe et 100 % juif ». Halevi avait fait l’effort d’apprendre la variante de l’arabe standard, qu’il utilisait pour ses déclarations à la presse.
L’exposition Juifs d’Orient, à l’Institut du monde arabe, n’a malheureusement pas suffisamment éclairé cette question de l’arabophonie ni la revendication linguistique et culturelle de nombreux juifs. Des contributions essentielles sur les mizrahim, comme celles d’Ella Shohat, Yehouda Shenhav ou Aziza Khazzoom ont été ignorées10. Sans doute la polémique qui l’a assombrie n’a pas permis d’explorer cette dimension. On se souvient que 250 intellectuels arabes avaient protesté par une pétition, non pas contre le choix du thème, acclamé à l’unanimité, étant donné que les Juifs font partie intégrante de l’histoire du monde arabe, mais contre la collaboration des organisateurs de l’exposition avec les institutions officielles d’un gouvernement israélien d’extrême droite, qui poursuit une politique de discrimination — pour ne pas dire d’apartheid — vis-à-vis des Arabes restés en Israël, qui maintient l’occupation des territoires conquis en 1967 et impose un blocus inhumain à Gaza. Raison pour laquelle de nombreux « juifs d’Orient » —comme d’ailleurs — ne souhaitent pas se voir assimilés à la politique israélienne.
Toujours est-il que la langue arabe a été au cœur d’une longue et brillante tradition de musiciens et chanteurs arabes de religion juive qui auront enrichi le patrimoine culturel de l’Irak, du Koweït, de l’Égypte et des pays du Maghreb.
La langue arabe a pu être jusqu’en Europe, et pendant quatre siècles, un trait distinctif de la communauté juive de Sicile : un livre évoque longuement cette réalité singulière : Arabes de langue, juifs de religion, l’évolution du judaïsme sicilien dans l’environnement latin, XIIe-XVe siècles 11.
On le voit, la langue arabe ne peut être assignée à une identité religieuse. On pourrait même dire qu’elle est œcuménique si l’adjectif avait le moindre sens en linguistique ; de même pourrait-on dire, si le terme n’avait pas été si dévoyé, qu’elle a été laïque dans la littérature des mouvements idéologiques marxistes ou panarabes du XXe siècle. Cette dimension séculière a été de nouveau très présente dans les slogans des Printemps arabes de 2011, réclamant un « État démocratique et laïc » (Dawla dîmoqrâtiyya ‘ilmâniyya). On sait quel sort a été réservé à ces mouvements populaires par une contre-révolution menée par des régimes autoritaires, dans des pays souvent marqués par une forte tradition religieuse conservatrice. Après avoir abondamment exploité eux-mêmes la veine religieuse, et durablement pollué les esprits par une éducation plus ritualiste que spirituelle, après avoir décimé les courants de la gauche laïque, ces régimes prétendent aujourd’hui offrir au monde un visage moderne areligieux, voire antireligieux, par le recours à des gadgets sociétaux. Par pur opportunisme politique, avec pour seul objectif leur propre survie en tant que régime, ils se détachent de tout ce qui pourrait ressembler au panarabisme ou même à une communauté culturelle arabe. Peut-on dire qu’ils parlent la même langue que leurs peuples ?
Dans un autre chapitre, l’autrice établit une claire distinction entre les différents fonctions de la langue arabe : liturgique, littéraire, véhiculaire, ornementale, musicale et symbolique.
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1L’Arabe, PUF, « Que sais-je », 2007.
2Tous deux sont cités par Yasir Suleiman dans son livre Arabic in the Fray, Edinburgh University Press, 1998.
3Jocelyne Dakhlia et Wolfgang Kaiser (dir.), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, Albin Michel, 2013.
4Aubier, 2005.
5Voir le catalogue de l’exposition Chrétiens d’Orient, IMA, 2018.
6Cambridge University Press, réédition 2014.
7The New Press, 2019.
8Mizrahim est le nom donné par Israël aux juifs venus du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Leur origine leur vaut d’être considérés comme des citoyens de seconde zone.
9Neta Elkayam rappelle son attachement à la langue arabe dans le film Mizrahim, les oubliés de la terre promise de Michale Boganim, juin 2022.
10Ces trois auteur trices ont en commun d’être de parents irakiens et d’avoir réfléchi à leur judéité orientale. Ella Shohat se revendique « juive arabe », Yehoudah Shenhav, sociologue mizrahim, a appris l’arabe une fois adulte, pour devenir traducteur de l’hébreu vers l’arabe. Quant à Aziza Khazzoom, elle a revisité la notion d’orientalisme pour l’appliquer à l’antagonisme ashkénaze/juif oriental.
11Bresc Henri, Bouchène, 2001.