À l’occasion du dixième anniversaire de ce que les Occidentaux, surpris, avaient baptisé le « Printemps arabe », il n’y a pas grand-chose à célébrer, et il est de bon ton ici ou là d’en souligner l’échec, ou de regretter le retour des régimes autoritaires d’antan qui n’ont rien appris ni rien oublié. C’est vrai qu’en dehors de la Tunisie qui s’en tient, malgré ses difficultés de tous ordres, à son régime représentatif inachevé, les autres pays ont connu la restauration des anciens régimes ou le développement de guerres civiles interminables en Syrie, en Libye et au Yémen.
Des centaines de milliers de morts, des millions de réfugiés, des rêves évanouis et des espoirs d’une vie meilleure écrabouillés sont le témoignage d’un échec historique. Les Frères musulmans y ont toute leur part, ils n’avaient ni programme, ni savoir-faire, ni volonté de changer les choses en profondeur en Égypte ou en Tunisie. Mais ils n’étaient pas les seuls ; les autres forces politiques étaient faibles sinon inexistantes.
Quant aux puissances étrangères et à la réaction régionale, elles ont soutenu sans remords les contre-révolutions à l’œuvre ici ou là. L’échec des révolutions peut-il amener les forces politiques et sociales à essayer la transition, c’est-à-dire à des compromis incertains à la merci de retours en arrière ? Ce serait envisageable si les pouvoirs n’étaient pas aussi fermés à toute évolution, fut-elle en douceur. Comme on le dit en Amérique, it takes two to tango (pour danser le tango, il faut être deux).
La seconde vague
Les deux livres dont nous parlons ci-dessous ouvrent des perspectives qui, si elles ne sont pas plus optimistes, parlent du moins d’espoir. Ils sont complémentaires. Le premier évoque un second « Printemps arabe » qui s’est déroulé en 2018-2020 dans au moins cinq pays, preuve que le peuple n’a pas abandonné la partie, c’est-à-dire l’espoir d’un changement positif pour lui et ses enfants. Le second traduit les évolutions qui se font jour dans l’expression politique, signe d’une créativité indomptée. Les auteurs y voient une phase d’apprentissage, une consolidation des acquis des évènements de 2011, le signe que l’accumulation des révoltes imprègne le peuple et le change à jamais.
L’Alliance of Middle Eastern and North African Socialists est une modeste, mais originale organisation internationale fondée en 2016 et qui recrute surtout dans la diaspora arabe installée dans le monde anglo-saxon. Elle publie un livre original rédigé par une dizaine de contributeurs venus de trois régions : Maghreb, Machrek et Europe, sur la « seconde vague » des révolutions arabes, dix ans ou presque après la première. Dans quatre pays du Proche-Orient (Liban, Soudan, Irak, Iran) et un d’Afrique du Nord (l’Algérie), de puissants mouvements populaires se sont, en 2019, affrontés à leurs régimes autoritaires. Les résultats ont été inégaux ; deux tyrans ont dû abandonner le pouvoir sous la pression de la rue : le général soudanais Omar Al-Bachir et le président algérien Abdelaziz Bouteflika. Dans les trois autres pays, les régimes sont restés en place malgré l’ardeur de la jeunesse et des minorités parties à l’assaut des conservatismes.
Seul le Soudan a entamé un début de changement. Les militaires ont été conduits à partager le pouvoir dans un rapport de forces difficile à apprécier avec des représentants des révolutionnaires. En Algérie, les équipes ont également partiellement changé, mais le système qui se perpétue depuis l’indépendance a sauvé l’essentiel. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas eu de réformes de structure et parce que les exigences des masses étaient surtout négatives, hostiles à des dirigeants ou à des symboles, sans programme politique défini ni leaders reconnus. Les Algériens savaient ce dont ils ne voulaient plus, ils n’ont pas dit ce qu’ils voulaient. Si le Soudan fait figure d’exception, c’est à cause de l’existence d’une très ancienne organisation sociopolitique, l’Association des professionnels soudanais, qui regroupe les représentants de professions libérales, des fonctionnaires et de spécialistes d’activités diverses. Elle a su renouer les fils entre des militants isolés, analyser l’actualité et faire les compromis nécessaires avec les militaires pour « dégager » Al-Bachir. Les autres pays n’avaient pas une organisation comparable, d’où leur échec.
L’indépendance sans la démocratie
L’Algérie est un cas particulier. L’absence d’organisation tient, selon les auteurs, à un choix destiné à ce que le mouvement populaire ne soit pas récupéré par les autorités ou, pire, ne voit pas sa direction réprimée. Le Hirak a choisi de privilégier sa filiation avec la guerre d’indépendance vieille de plus de 60 ans dans laquelle tous les Algériens d’aujourd’hui se reconnaissent plutôt que d’affronter sa diversité et ses divisions, entre « démocrates » déchirés par de multiples tendances et des haines personnelles recuites, islamistes partagés entre ceux qui veulent accéder aux avantages du « système » et ceux qui veulent l’abattre, enfin tenants du berbérisme partagés entre partisans de l’autonomie, voire de l’indépendance de la Kabylie et ceux qui se contenteraient d’une solution moins radicale.
Les auteurs, sans doute par fidélité à leurs choix idéologiques, revendiquent la fin de l’indépendance « formelle » et incriminent l’influence de la France et ses intérêts. L’appréciation n’est-elle pas datée ? Nous ne sommes plus en 1962 ; depuis longtemps les hydrocarbures vont surtout en Espagne et en Italie plutôt que vers l’Hexagone qui n’est, par ailleurs, plus que le troisième fournisseur du pays derrière la Chine et la Turquie ; les marchés publics ne vont plus aux entreprises tricolores et Total, le grand groupe français de l’énergie, est distancé sur place par l’ENI italienne, des pétroliers ibériques ou américains. L’indépendance est acquise, la démocratie ne l’est pas. Comme voie de sortie, les auteurs préconisent de constituer des comités de base en utilisant la crise sanitaire de la Covid-19 pour organiser les énergies sur le terrain avant de les fédérer en un front politique en mesure de dialoguer avec le pouvoir. Les laissera-t-on faire ?
« Zenga zenga »
La créativité populaire est un signe distinctif des soulèvements qui se sont succédé dans les pays arabes depuis la fin de l’année 2010. Slogans insolents, détournements comiques de proclamations officielles, occupation des rues et des centres des capitales, les initiatives n’ont pas manqué, comme le montrent les dix chercheuses et chercheurs qui ont réuni un grand nombre de photos, tracts, vidéos, fresques murales, banderoles, chansons, affiches… À partir de cette masse de documents, ils ont sélectionné les plus significatifs pour faire de chacun un récit court qui décrit une action politique, rappelle son contexte et en donne une interprétation intelligente.
Par exemple, un discours du dictateur libyen Mouammar Kadhafi promettait au début du soulèvement populaire en février 2011 de détruire à Benghazi les mutins, ruelle par ruelle, « zenga zenga » en arabe. Son discours et ses mimiques repris par toutes les chaines de radio et de TV arabes témoignaient de sa folie. « Zenga zenga » va devenir un slogan en Syrie, puis une vidéo devenue virale. Le balai devient synonyme de « faire place nette » vis-à-vis des régimes en place en Algérie, Égypte, Liban, Tunisie et Yémen ; la chaussure envoyée par un journaliste irakien au président américain Georges W. Bush qui démolit son pays, geste repris en Égypte comme en Tunisie avec partout la même signification : l’expression d’un mépris non dissimulé à l’endroit des maîtres du moment. Une bonne cinquantaine de mots ou de gestes émaillent cet ouvrage véritablement collectif qui résulte d’une collecte minutieuse et renouvelle notre compréhension des révoltes arabes des dix dernières années.
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