Au printemps 1991, le Koweït est un champ de fumée. L’armée en déroute de Saddam Hussein a mis le feu aux puits de pétrole, faisant surgir du ventre de la terre des flammes qui mettront des mois à s’éteindre. Cette scène d’apocalypse, Monira Al-Qadiri s’en souvient encore. Elle a 7 ans et ne comprend pas vraiment ce qui se joue devant elle. Elle passe la guerre enfermée à la maison, à dessiner dans le studio de sa mère, l’artiste Thouraya Al-Baqsami. On la tient à l’écart pour la protéger. Ainsi, quand son père, l’écrivain et diplomate Mohamed Al-Qadiri est emprisonné par l’armée irakienne, on lui raconte qu’il est parti en Europe.
Une expérience fondatrice
Dans cet univers limité, la fillette distingue tout de même une matière qu’elle n’avait jamais vue jusque-là. Le pétrole, tout à coup, n’est plus une abstraction. Pour la première fois de sa vie, elle le voit. Elle prend également conscience de l’existence de l’industrie pétrolière, dont les opérations se tiennent à l’écart du public, et comprend que le pétrole n’est pas « cette potion magique, métaphysique, que Dieu a envoyée pour rendre tout le monde riche »1 . « C’était un moment très étrange de voir le pétrole se révéler à nous comme une substance issue de la terre », se souvient l’artiste.
Pour cette amoureuse des arts visuels, l’expérience sera fondatrice. Elle devient le fil conducteur d’une pratique et d’une réflexion qui se déclinent entre l’installation, la vidéo et la sculpture. Dès 2014, Monira Al-Qadiri commence à créer des sculptures inspirées des technologies de forage pétrolier. Une façon d’approcher cette substance difficile à saisir et qui, bien qu’ayant transformé en profondeur les sociétés du Golfe, occupe assez peu de place dans ses représentations culturelles et artistiques. Librement réinterprétées, les têtes de forage pétrolier deviennent, dans l’imagination de la plasticienne, de mystérieuses créatures tout droit sorties d’un film de science-fiction.
Pour elle, le pétrole a en effet quelque chose d’extraterrestre : « Je le vois comme un personnage venu d’ailleurs, qui a débarqué dans le paysage pour tout changer. Mais un jour, le vaisseau spatial repartira », met-elle en garde. Al-Qadiri a d’ailleurs baptisé sa série sur les technologies de forage pétrolier d’un nom sans équivoque : Alien Technology. Contrairement à ses parents, qui ont vécu la transformation rapide du pays, « les routes et les maisons en terre, et puis soudain, cet extraterrestre pétrolier qui a débarqué », la trentenaire n’a connu qu’un Koweït « clinquant, sophistiqué et futuriste ». Elle se définit comme une « enfant du post-pétrole », car à sa naissance en 1983, la période d’optimisme des années 1960 et 1970, cet « âge d’or » pendant lequel le pétrole semblait ouvrir d’infinies possibilités, s’était déjà éloigné.
Un aboutissement et une consécration
En octobre 2021, l’artiste se trouvait à Dubaï pour l’ouverture de l’Expo 20202. Une de ses sculptures, Chimera, fait partie des onze œuvres commissionnées par l’architecte et curateur égyptien Tarek Aboul Foutouh qui dirige le programme d’art public de l’exposition internationale. Installée entre le pavillon marocain et celui de l’Union africaine, Chimera détonne dans le décor de béton. Comme les autres œuvres de la série Alien Technology, la sculpture figure une tête de forage pétrolier refaçonnée, d’une hauteur de 5 mètres. Sa couleur, insaisissable, oscille entre le vert et le violet, avec toute une gamme de reflets qui scintillent sous l’effet de la lumière — la teinte du pétrole.
Pour Monira Al-Qadiri, la présence de cette sculpture à l’Expo 2020 est un aboutissement. Certes, elle est heureuse d’avoir réussi à reproduire aussi fidèlement la palette chromatique du pétrole. Mais c’est surtout que, comme les dix autres œuvres du programme d’art public, Chimera est destinée à rester définitivement dans ce qui deviendra un nouveau quartier de Dubaï. « À ma connaissance, c’est la première fois qu’une œuvre contemporaine sur le pétrole s’installe de manière permanente dans l’espace public d’une ville du Golfe », commente la jeune femme qui ne cache pas son émotion. Un rêve devenu réalité :
Quand j’ai commencé à travailler sur cette thématique en 2014, c’était un sujet un peu risqué. Mais depuis, le débat dans la région a évolué. Tout le monde sait aujourd’hui que le pétrole n’est pas durable, qu’il détruit la planète, et qu’il nous faut trouver d’autres ressources pour construire nos vies, notre économie et notre culture. C’est la raison pour laquelle Tarek [Abou El-Fetouh] a pu obtenir que Chimera soit exposée, d’autant que l’écologie et la durabilité font partie des thèmes centraux de l’Expo.
À quelques centaines de mètres de là, le pavillon Terra qui accueille les visiteurs à l’entrée du district dédié à la durabilité semble lui faire écho. Il propose une remise en question assez radicale de la surconsommation, pointant ses effets toxiques sur l’environnement. Le discours étonne, surtout à Dubaï, une ville qui s’est largement construite sur les rêves consuméristes. Il montre combien les préoccupations environnementales ont intégré le langage officiel, même si elles peinent encore à se traduire par des actions concrètes.
Une histoire golfienne entre pétrole et perle
Chimera tranche par ailleurs avec les représentations artistiques que l’on rencontre habituellement dans les espaces publics des villes du Golfe, où les passants ont plutôt l’habitude de voir des fresques montrant un désert idéalisé. L’artiste koweïtienne rêve d’installer une de ses sculptures dans chaque capitale du Golfe, d’autant qu’elles ne parlent pas seulement du pétrole, mais aussi de la perle, cet autre trésor naturel qui a longtemps façonné le destin de la région.
En leur donnant l’allure de créatures marines, l’artiste crée intentionnellement un lien avec le monde sous-marin sur lequel a prospéré l’industrie perlière. Durant des siècles, la pêche à la perle a été une des principales activités économiques de la péninsule arabique. Au XIXe siècle, les perles du Golfe s’exportaient de Bombay à New York en passant par Paris, contribuant à l’essor de villes comme Dubaï ou Muharraq, l’ancienne capitale de Bahreïn, et positionnant la région dans une économie mondialisée. Le commerce s’effondre au milieu du XXe siècle, à la suite, notamment, de l’invention de la perle de culture par les Japonais, du crash boursier de 1929 et d’une chute de la demande de nacre, dont les coquilles d’huîtres du Golfe regorgeaient, et qui était utilisée pour fabriquer les boutons de chemise.
Monira Al-Qadiri a réalisé qu’aussi surprenant que cela puisse paraître, la couleur de la perle était d’une certaine manière proche de celle du pétrole : une couleur dichroïque, qui prend une teinte différente selon la lumière et l’angle de vision. Cette constatation a des échos intimes pour elle dont le grand-père, Issa Al-Qadiri, chantait sur les bateaux qui s’en allaient chercher les précieuses boules nacrées au large.
Inspirée par l’image de cet aïeul qu’elle n’a jamais connu, elle a imaginé en 2018 une installation qui évoque ce passé qu’elle ne connait que sous une forme folklorisée. Diver est une courte vidéo montrant des danseuses revêtues d’une combinaison iridescente, évoluant dans une eau sombre au son d’un air traditionnel chanté par les pêcheurs de perles.
Postée devant Chimera, l’artiste koweitienne époussette un peu du sable qui s’est déjà posé dessus. Avec ses cheveux noir jais qu’elle porte comme un casque sur la tête, elle a un peu l’allure d’un personnage de manga, elle qui a longtemps vécu à Tokyo, oubliant presque son arabe. Chimera, au fond, c’est un peu elle, l’autoportrait d’une artiste qui se vit comme une créature « mutante », tissée de bouts de perle et de pétrole.
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