Qui gouverne l’Algérie ?

Une gestion plurielle de l’autoritarisme · L’élection présidentielle et la victoire d’Abdelaziz Bouteflika n’ont réglé aucun des problèmes de l’Algérie. Et la question se pose encore : qui, en réalité, gouverne ce pays ? Une passionnante journée d’études s’est déroulée à Paris le 11 avril dernier et permet d’apporter des débuts de réponse. Les politologues invités, algériens et français, partagent un même diagnostic : la gouvernance y est autoritaire, plurielle et recourt de plus en plus au clientélisme et à la redistribution et de moins en moins à la violence. Reste l’armée, une boite noire dont on ne sait pas grand chose et d’où pourraient surgir de jeunes officiers en colère.

Adoption du plan d’action gouvernemental à l’Assemblée populaire nationale, octobre 2012.
Copie d’écran, YouTube (source inconnue).

Le Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po (Ceri-Sciences Po) a organisé le 11 avril 2014 à Paris une journée d’études en partenariat avec le Dansk Institut for Internationale Studier (Diis, Copenhague) et le Centre d’étude et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam, Genève) — et avec le soutien du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères — sur le thème : « Qui gouverne l’Algérie ? Bilan de quinze ans de Bouteflika ». Les experts présents étaient algériens et français, les premiers venant de l’université de Tizi Ouzou en Kabylie et les seconds surtout de Sciences Po Paris.

Un pouvoir collectif peu formalisé

Le constat de départ est partagé : la gouvernance de l’Algérie n’est pas le fait d’un homme, le président de la République, mais le résultat souvent chaotique d’un « processus collectif peu formalisé » dans lequel, selon Louisa Dris-Aït Hamadouche de l’université d’Alger, le parlement et la justice ne jouent presque aucun rôle. La démission récente d’un député d’opposition élu en mai 2012 illustre cette marginalisation mal vécue par les élus : « Nous n’avons aucun pouvoir, on ne répond même pas à nos questions orales. » Ce déclassement du législatif est illustré par le développement spectaculaire des décrets exécutifs et la raréfaction des textes de loi. Il entraînerait un recul de l’efficacité des institutions civiles au profit des militaires, même si on peut s’interroger sur un éventuel âge d’or de ces dernières à un quelconque moment depuis l’indépendance.

On retrouve cette idée d’un pouvoir pluriel chez le professeur Thomas Serre de l’université de Saint-Etienne. Même la présidence de la République, occupée depuis quinze ans par le même locataire, n’est pas monolithique. En mars 2014, Ahmed Ouyahia — qui n’est pas un ami de Abdelaziz Bouteflika —, l’a rejoint à un poste stratégique, celui de directeur du cabinet présidentiel, véritable plaque tournante du pouvoir. D’où l’apparente fragilité des équilibres politiques, qui ne rassurent ni les acteurs, ni la population. Un an après avoir perdu leurs positions respectives de chef du gouvernement et de secrétaire général du principal parti politique du pays, le Front de libération nationale (FLN), Ouyahia et Abdelaziz Belkhadem reviennent comme ministres d’État sans qu’on connaisse les causes de leur disgrâce ou de leur retour en grâce. Le professeur Serre parle d’un « cartel » au pouvoir. Luis Martinez, directeur de recherches au Ceri et organisateur de la journée d’études, voit plutôt le régime en état de se déployer et d’évoluer en permanence pour conserver le pouvoir, quitte à se contredire.

Il existe aussi des acteurs infra-étatiques dont le rôle n’est pas tout à fait négligeable. Ce sont d’abord les associations, qui seraient au nombre de 100 000 selon le ministère de l’intérieur. Elles sont presque en totalité locales et dédiées à un objet quasi unique, l’entraide. Parmi elles, 900 seulement sont nationales, dont les ligues de défense des droits humains ou des victimes de la « décennie noire ». Peut-on pour autant parler de société civile et d’une influence de la base sur le sommet ? Dans leur majorité, les intervenants ne le pensent pas. Le mode de financement des associations nationales reste la subvention publique, la philanthropie privée et séculière ne faisant pas partie des traditions nationales.

La rente pétrolière a changé le mode de fonctionnement du régime en permettant l’inclusion de pans entiers de la population dans un État-providence ambivalent. La redistribution est d’un côté ciblée en direction des « copains » qui sont souvent des coquins, mais aussi généralisée d’un autre côté en faveur de la majorité des Algériens qui en profitent de multiples façons par le biais de subventions et de biens publics (eau, électricité, carburant, logement) littéralement bradés.

Du coup, la répression évolue et diminue relativement. Une exclusion à géométrie variable se met en place. Avant l’élection présidentielle du 17 avril le wali d’Alger en visite dans un bidonville de la capitale avertissait ses habitants : « ceux qui ne votent pas n’auront pas accès aux HLM »

Légitimité mémorielle et résilience

La gouvernance ne repose pas seulement sur la violence et la générosité, mais aussi sur une double légitimité mémorielle. La première est révolutionnaire, au nom de ceux qui ont participé à la guerre d’indépendance ; la seconde est sécuritaire, en reconnaissance à ceux qui ont jugulé la guerre civile. Mais à côté existe aussi dans la mémoire collective une culture de la peur : peur du chaos, peur de l’intervention étrangère. C’est un ressort très important de la gouvernance dont le régime use et abuse. On l’a encore vu lors de la dernière élection présidentielle où le président sortant était présenté comme le garant de la stabilité et de la sécurité et son principal adversaire dénoncé comme un « terroriste » porteur de violences à venir en cas de succès.

La durée de vie du régime, sa continuité depuis plus de 50 ans témoignent de sa résilience. En son sein, l’arbitrage est à la fois horizontal et vertical. Louisa Dris-Aït Hamadouche parle de « gestion démocratique de l’autoritarisme ». Si gestion il y a, est-elle pour autant « démocratique » ? Cela impliquerait d’une façon ou d’une autre la désignation des acteurs par le peuple. On en est loin. Ne faudrait-il pas plutôt évoquer une « gestion plurielle », c’est-à-dire exercée par des groupes ou des clans constitués sur des bases différentes : idéologiques (nationalistes, islamistes, régionalistes), institutionnelles (militaires, sécuritaires, préfets…), géographiques ou historiques ?

Le troisième cercle

Il existe un troisième cercle d’acteurs qui ne sont pas dans le régime mais peuvent à l’occasion exercer un certain pouvoir de nuisance à son encontre, comme les syndicats autonomes, très actifs dans l’enseignement et les hôpitaux, les oppositions islamistes ou nationalistes et les élites locales tenues en suspicion par le pouvoir central qui s’appuie sur le terrain sur ses walis et les préfets nommé par Alger.

Reste la boite noire : l’armée et les services de sécurité. On est là à l’évidence dans le domaine des supputations. Existe-t-il au sein des unités de jeunes officiers remontés contre les hiérarques ? Des indices indirects peuvent le laisser suspecter, des chefs septuagénaires n’ont-ils pas mis à la retraite des quinquagénaires qui leur étaient subordonnés ? L’idée d’une « transition générationnelle » défendue par une politologue allemande, Isabelle Werenfels, n’est pas loin.

Deux absences sont à déplorer dans cette journée riche également en développements sur la politique étrangère et régionale de l’Algérie (Maroc, Sahel, Méditerranée…) : le régionalisme, qui est l’une des plaies de l’Algérie contemporaine, et les conséquences politiques d’une fin plus ou moins proche de la manne pétrolière. L’exposé très sombre de Samia Boucetta (Ceri-Sciences Po) sur les perspectives de la Sonatrach, la compagnie nationale des hydrocarbures, amenait naturellement la question. Il y a là matière à de nouvelles journées d’études sur l’Algérie, après ce premier essai qui est une réussite.

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