Quand des journalistes se rencontrent, ils parlent le plus souvent de « sujets » et « d’angles ». Mais, cette fois-ci, ils ont disséqué la pratique de leur métier en ayant conscience que l’exercice de ce dernier n’est jamais neutre, surtout dans une région à l’actualité aussi troublée. Suivant le schéma de la « table carrée », autrement dit une réunion où chacun peut prendre la parole et où les interventions ne relèvent pas de la présentation académique classique, les débats ont donc d’abord concerné l’usage, parfois différencié, de certains termes. Une différenciation qui intervient notamment entre la presse française, pour l’essentiel, et la presse maghrébine.
Des mots et des concepts simplistes
Le mot « terrorisme » fait ainsi figure d’exemple emblématique et demeure très connoté. Samy Ghorbal, journaliste à Jeune Afrique a rappelé plusieurs exemples d’événements dramatiques intervenus en Tunisie comparables à ce qui s’est passé en France lors des attentats de janvier et de novembre 2015 « n’ont pas été qualifiés de “terroristes” par la presse hexagonale ou, s’ils l’ont été, on a utilisé des guillemets, comme pour relativiser ce qualificatif ». Akram Belkaïd, collaborateur du Monde diplomatique et d’Orient XXI a rappelé que ce mot ne pouvait être utilisé de manière neutre et que, trop souvent, il ne sert qu’à désigner les musulmans coupables d’actes de violence. « La presse occidentale n’a aucune hésitation à qualifier les groupes armés islamistes de terroristes. Idem pour ceux qui frappent sur le sol européen, comme à Bruxelles il y a peu. En revanche, elle rechigne à qualifier de terroriste le Norvégien Anders Breivik qui a exécuté 77 personnes en 2011. Ce décalage ne passe pas inaperçu. » Pour Alain Gresh, directeur d’Orient XXI, il est « préférable de ne pas utiliser le terme “terroriste”, même si parfois l’ampleur des violences peut pousser à le faire. Le mieux serait d’avoir recours à des expressions comme "groupes extrémistes violents" ».
Plusieurs participants ont relevé que l’usage des mots correspondait parfois à la volonté de plaquer une grille de lecture artificielle ou importée. C’est le cas, par exemple, de l’opposition islamisme-laïcité ou, plus exactement, islamisme-sécularisme. Samy Ghorbal, mais aussi Yassin Temlali, journaliste et essayiste algérien basé au Caire, ainsi que Djaafer Saïd, directeur de la rédaction du Huffington Post Algérie ont insisté sur cette approche qui entend expliquer une situation en la simplifiant à outrance ou en cherchant à la rendre audible par le recours à des catégories binaires artificielles. « Affirmer que le président Beji Caïd Essebsi est un laïc pour mieux signifier son opposition politique au parti Ennahda n’a aucun sens. Exception faite d’un petit parti, personne ne parle de laïcité dans la classe politique tunisienne », a relevé Samy Ghorbal.
Le Maghreb mal couvert
À différentes reprises, la manière dont la presse française couvre l’actualité maghrébine a été soumise à rude critique. Djaafer Saïd a attiré l’attention sur la tendance nouvelle à un désintérêt progressif des médias hexagonaux à l’égard de la situation algérienne. « Bien sûr, il y a la question des visas qui empêche les collègues français de se rendre sur place, juge-t-il. Mais il y a aussi le fait que, par rapport aux événements sanglants des années 1990, l’actualité algérienne est devenue peu spectaculaire, y compris quand d’autres peuples arabes se révoltaient en 2011. Et elle continue à être décrite selon des angles éculés. Le pays, sa société, ses rapports de force internes ont pourtant évolué. Il faudrait que la presse française mette à jour ses certitudes à l’égard de l’Algérie. » Un constat partagé par le journaliste espagnol Ignacio Cembrero, ancien du quotidien El País et spécialiste du Maghreb et des relations entre l’Espagne et le Maroc. Ce dernier a déploré « l’appauvrissement de la couverture espagnole du Maghreb en particulier et du monde arabe en général. » Une perte d’intérêt que le journaliste a mis sur le compte de la mutation de la presse espagnole, notamment en matière capitalistique et de volonté des nouveaux actionnaires de contrôler les dépenses.
À la convergence de l’usage de certains termes et du manque de rigueur en matière de couverture journalistique, plusieurs participants ont insisté sur la question de la langue. Certes, le Maghreb est une zone francophone où il est facile de se faire comprendre et de se faire expliquer la situation. Mais, comme le jugent Yassin Temlali et Reda Zaireg, journaliste marocain, « la maîtrise de la langue arabe ou berbère n’est pas quelque chose de superflu. Cela permet de mieux comprendre les enjeux et de décrypter des situations bien plus compliquées qu’il n’y paraît. » Pour sa part, Laura Maï-Gaveriaux, journaliste française indépendante, a insisté sur la nécessité « de la présence récurrente sur le terrain et de l’acceptation de l’idée qu’il ne saurait exister une objectivité absolue. »
L’actualité tunisienne depuis 2011
La situation de la presse en Tunisie et, de façon plus générale, la couverture internationale de l’actualité tunisienne depuis janvier 2011 ont constitué l’autre partie principale du séminaire. Les échanges à ce sujet ont été très nombreux et souvent animés. En racontant son expérience heurtée avec un ancien régime “aux méthodes de voyou”, Florence Beaugé, ancienne journaliste au Monde expulsée de Tunisie en 2009 a rappelé à quel point il était difficile pour un journaliste de travailler alors dans ce pays. « Cela signifiait être constamment suivie, intimidée, avoir peur pour les sources interviewées quand, dans le même temps, les rédactions à Paris étaient dubitatives quand on insistait sur la question du non-respect des droits de la personne humaine. » Un rappel bienvenu quand on sait à quel point certains acteurs de la scène publique en Tunisie ont tendance à relativiser les excès de l’ancien régime.
« La qualité de la transition que vit notre pays peut se juger à la manière dont la presse tunisienne couvre l’actualité politique », a estimé pour sa part Thameur Mekki, journaliste tunisien et collaborateur d’Orient XXI. Or, à plusieurs reprises, ce furent des constats assez négatifs, pour ne pas dire alarmistes qui ont été dressés. « La presse indépendante tunisienne est menacée par une véritable mafia faite d’intérêts et de collusions divers », a mis en garde Aziz Krichen, ancien conseiller du président Moncef Marzouki et auteur de l’essai La promesse du printemps (Script Éditions, mars 2016). Un constat pessimisme auquel a fait écho Larbi Chouikha, universitaire et spécialiste des médias. Ce dernier a certes relevé « l’ouverture du secteur et la multiplication des titres depuis janvier 2011 », mais il a, dans le même temps, insisté sur « l’extrême précarité des journalistes, l’absence de modernisation de la législation sur la presse et la persistance de pratiques issues de l’ancien régime, à commencer par la pression sur les journalistes et l’existence de conflits d’intérêts entre ligne éditoriale et financeurs ».
Concernant la couverture de l’actualité tunisienne par la presse française, Thierry Brésillon, journaliste français installé en Tunisie depuis 2011 a réfuté l’idée, souvent avancée dans certains milieux tunisiens, d’une complaisance, voire d’une fascination des médias hexagonaux à l’égard du parti Ennahda. « Nous le traitons comme une actualité qui mérite de l’être. Et si nous parlons des islamistes, c’est parce qu’il y a bien sûr l’effet nouveauté, mais aussi parce qu’il s’agit tout de même d’un acteur majeur de la scène politique tunisienne. » Comme Brésillon, Sandro Lutyens, correspondant à Tunis de France 24 a relevé que les attentes et les demandes des rédactions parisiennes « ne cadrent pas toujours avec la diversité de l’actualité tunisienne et notamment la possibilité de mettre en avant des sujets à connotation positive. »
Des échanges entre journalistes du Sud
La richesse des débats a fait émerger un autre thème. En mettant en avant le relatif « désintérêt des médias égyptiens à l’égard de l’évolution de la situation tunisienne », Yassin Temlali a permis à d’autres intervenants de déplorer le manque d’initiatives journalistiques entre pays du sud de la Méditerranée. Pour Lotfi Madani, expert en formation de journalistes, « Les journaux algériens ne sont pas toujours pressés de couvrir ce qui se passe en Tunisie alors que cela intéresse les Algériens, et cela vaut pour l’actualité d’autres pays. » Un constat sur lequel a rebondi Alain Gresh en rappelant qu’il entre dans les intentions d’Orient XXI de favoriser ces échanges croisés en permettant, par exemple, à un journaliste tunisien, égyptien ou marocain de présenter son point de vue sur la situation de tel ou tel pays arabe.
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