Dans un entrelacs de salles au cœur de l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris, « Habib(t)i : les révolutions de l’amour » est une exposition immersive dans l’intimité des corps, des histoires et des trajectoires d’artistes queers allant du Maroc à l’Iran. Leurs œuvres mêlent animations, photographies, peintures, dessins et même une salle de bal. À l’origine de ce projet inédit aussi bien dans le monde arabo-musulman qu’en Occident, trois commissaires : Élodie Bouffard, Nada Madjoub et Khalid Abdel-Hadi, fondateur de MyKali, magazine queer intersectionnel et féministe édité en Jordanie, mais connu dans toute la région.
Conçu comme un espace d’imaginaire, mais aussi comme un espace sûr (safe space) pour les artistes queers présentés à l’Institut du monde arabe, Khalid Abdel-Hadi ajoute que ce projet « est émouvant, car il ne fait que souligner le manque et l’absence d’espaces inclusifs lorsqu’il s’agit de tels discours ». Les tons chauds des murs qui entourent les œuvres et la libre expression des artistes mettent à l’aise le public qui déambule entre les peintures, les photographies, les dessins. Rien n’est laissé au hasard : de la scénographie travaillée aux portraits nus qui nous suivent du regard, tout semble rapprocher les œuvres de ceux qui les contemplent.
Peau contre peau
L’exposition est marquée par la proximité physique des visiteurs avec l’espace personnel et l’intimité représentée des artistes. Glissé dans l’entrouverture d’une chambre à coucher, surpris par l’étreinte de deux amoureux ou le regard suivant les mains qui s’enlacent et se défont tout au long d’une balade de deux amoureux à Beyrouth comme le propose l’œuvre Hands Routine du Libanais Omar Mismar, le spectateur est en constante communication avec le domaine privé des artistes. Entre souvenirs projetés sur les draps d’un lit ou les points de couture de l’artiste marocain Sido Lansari ponctuant des maximes qui auraient pu s’apparenter à des textos échangés entre deux amants ou à une biographie Tinder, toutes les œuvres sont habitées par un même élément : le corps.
Les mains, les pieds, les joues rosées, les aisselles, les cheveux, les fesses, les peaux sont partout, poilues ou non, à peine cachées ou à la vue de tous. Au travers de ce patchwork géant de mouvements et de chair, les artistes explorent leur rapport personnel à l’identité, à la sexualité et au genre et proposent des chemins de réflexion quant à l’éternelle question de comment faire société au-delà de ces enveloppes corporelles.
Certaines œuvres sont même habitées par cette turpide philosophique. En témoigne le duo et couple d’artistes tunisien Jeanne & Moreau, noms d’emprunt de Randa Mirza et Lara Tabet, qui investissent les plis d’un lit où elles projettent les correspondances et les souvenirs émiettés de leur amour. L’œuvre nommée Will you be angry at me if I keep falling each time ? (Seras-tu en colère contre moi si je continue de tomber à chaque instant ?) « est la réappropriation de son propre corps et de celui de l’être aimé en renversant les codes du photographe et du modèle » et des corps féminins très peu visibles.
Un voyage au plus près des genres
Au centre d’une pièce se dresse une pyramide de bouteilles vertes et marron dans lesquelles luisent des mots calligraphiés en arabe. Cette sculpture nommée Sépulture aux noyé
e s de l’artiste Aïcha Snoussi emprisonne dans les goulots de bouteilles en verre des lettres imaginées d’amantes tunisiennes, vestiges d’un intime venant pallier l’invisibilisation des histoires lesbiennes.« Les questions d’exil, d’histoire, d’archives, de mémoire, de transmission et de lutte sont intimement liées à celle du corps, de ses représentations et de ses évanescences, considère Aïcha Snoussi. Ces sensibilités et trajectoires donnent lieu à des récits nouveaux, assez peu représentés dans l’art, mais aussi dans la culture queer, et donc nécessaires. C’est aussi une visibilité qui adresse un message de puissance et de résistance à celles et ceux qui s’y reconnaissent ».
Un peu plus loin Kubra Khademi, artiste et performeuse afghane, répond à ce foisonnement d’interprétations avec la nudité frontale des corps qu’elle peint. Son tableau baptisé In The Realm met en scène deux personnages en posture acrobatique, hommage à Djalal Ad-Din Rumi, poète persan du XIIIe siècle et référence dans le milieu queer de la région.
À mesure que l’on parcourt l’exposition, le temps coule lentement avant de se figer devant la série de photographies tirées du compte Instagram de l’artiste et militante tunisienne Khookha McQueer. Enfermé dans une capsule cybertemporelle, son regard où se reflète la mélancolie d’une existence en tant que personne trans et le courage de son art fin et honnête, est une balle mise en plein cœur avant la fin du parcours des visiteurs.
Aussi, la diversité des histoires exposées reflète le caractère unique des trajectoires jalonnant les murs violets et bleus. Pour Khalid, le but n’est pas de faire plaisir : « les femmes sont très présentes dans l’exposition (…), mais nous ne voulions pas de la diversité des genres pour le simple plaisir de le faire : c’était plutôt un aspect naturel tout au long du processus, de la narration et de la manière dont le contenu de l’exposition discutait réellement du genre, et comment il l’exprimait ». Si la scénographie et les œuvres accrochées témoignent de la vigilance et de la bienveillance des commissaires à exposer les histoires de chacun et chacune, les narratifs féminins finissent malgré tout cantonnés et étouffés dans une maigre barre sur le b de Habibi, en deçà de la réalité de leur présence et laissant discerner un plan de communication de l’Institut encore très peu suffisant autour de l’enjeu concret des représentations.
Une exposition avant tout politique
Les œuvres dévoilées ne sont pas uniquement des bribes des romans de vie des artistes. Elles sont des témoignages politiques de leur existence, de leurs combats et de leurs identités queers méprisées, condamnées, parfois persécutées. Présente tout au long de l’exposition et de la communication qui l’entoure, la dénomination « art queer » est, en soi, un terrain d’activisme et le cœur du message pour l’artiste franco-iranien Alireza Shojaian. « La chose la plus importante est de regarder d’où nous venons et ce pour quoi nous nous battons. Ce que nous essayons de faire, c’est la résistance », explique-t-il. Dès lors, pour lui, « cet étiquetage nous est imposé parce que nous venons d’une région où la plupart des dirigeants et une partie de la société tentent de nier notre existence. Nous essayons d’être audacieux, nous essayons d’être présents ».
L’affiche de l’exposition reprend d’ailleurs l’une de ses œuvres représentant « une opportunité et une responsabilité » juge-t-il au regard de la situation actuelle en Iran où les manifestations sont des « tentatives de se débarrasser du contrôle sur le corps des femmes très similaires à ce que la société queer essaie de faire. Nous avons le même objectif et menons le même combat pour la même raison ». Parce que les sujets de l’exposition parlent « d’exil, d’histoire, d’archives, de mémoire, de transmission et de lutte, ils sont donc intimement liés à celle du corps, de ses représentations et de ses évanescences » ajoute Aïcha.
Et lorsque l’on demande ce qu’il attend que le public déambulant retienne, Khalid Abdel-Hadi répond qu’il espère « que tous ceux qui assisteront à cette exposition comprendront les points de vue problématiques sur la victimisation des homosexuels de Swana1 et ce qu’il y a au-delà de cette vision (…) et que les gens verront l’intersectionnalité lorsque nous discutons de l’intimité, de la sexualité, des archives et plus encore ».
Dépasser le tropisme de l’amour
Bien trop souvent, les parcours queers dans la région ont été appréhendés par une vision académique centrée sur les pratiques sexuelles et le discours misérabiliste qui les accompagnent. Ainsi, il est commun de trouver des textes académiques portant sur les relations homoérotiques ou des articles de journaux sur l’amour au Maghreb–Moyen-Orient plutôt que sur l’analyse des militantismes, des existences et des résistances queers.
Dans sa communication globale autour de l’exposition, l’IMA fait la même erreur en allant jusqu’à faire une itération du lexique de l’amour (les mots « habibi » et « amour ») plutôt que celui de la résistance. Cette utilisation occulte les divers combats qui y sont insufflés, dans une tentative d’attirer un large public au détriment des questions politiques qui y sont adressées.
Mais la déambulation dans l’exposition et les textes rassemblés dans le catalogue permettent de percevoir l’acte de bravoure des œuvres que les artistes exposent, qu’ils et elles soient syriens, afghans, saoudiens, tunisiennes, libanaises ou encore soudanais. Ce qu’ils proposent est tout à fait révolutionnaire et donne du baume au cœur à celles et ceux qui se retrouvent dans les intimités dévoilées.
Michel Rautenberg aurait pu parler de ce projet artistique d’envergure qu’est Habib(t)i lorsqu’il écrivait en 2003 que : « le passé se construit dans le présent, mais aussi par le présent ». Ce que proposent les commissaires de l’exposition et les artistes convié
es est tout à fait révolutionnaire, pour une visite des plus inédites qui laisse à réfléchir pour les étrangers à la thématique du genre et donne un baume au cœur à ceux et celles qui se retrouvent dans les intimes dévoilées. Une seule conclusion donc : le queer est à venir…Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1South West Asian and North Africa, Asie du Sud-Ouest et Afrique du Nord.