Entreprise originale que celle d’Ethan B. Katz, professeur d’histoire à l’université de Cincinnati dans l’Ohio, et spécialiste de l’histoire contemporaine de la Méditerranée. Dans la récente traduction française de son livre de 2015 Juifs et musulmans en France. Le poids de la fraternité, il raconte la tumultueuse coexistence en France des juifs et des musulmans venus du Maghreb à partir de la guerre de 1914-1918. À suivre les péripéties de la vie de ces petites gens dans leur quotidien, on est loin des clichés de la reprise d’un conflit ancestral et d’une animosité inévitable entre deux groupes.
Il y a plus d’un siècle, les juifs séfarades et les musulmans — surtout algériens à l’époque —, partagent beaucoup de choses : ils sont dans l’ensemble émigrés, habitent les mêmes quartiers de la Huchette à Paris ou de Belsunce à Marseille, parlent arabe, mangent la même nourriture, écoutent la même musique et fréquentent les mêmes restaurants et hôtels. Une chose cependant les sépare : les juifs sont citoyens français depuis le décret Crémieux de 1870, les autres pas. C’est là qu’intervient le troisième protagoniste, l’État français, qui a une double casquette : républicain dans l’Hexagone, et impérial, voire impérialiste, outre-mer. Dans un cas, il intègre, dans l’autre, il écarte.
Le décret Crémieux a favorisé une meilleure intégration des juifs dans l’Algérie coloniale. Les musulmans, réduits au rang d’« indigènes », se sont sentis blessés. Les premiers seront les derniers. Avant 1830, juifs comme chrétiens vivaient en terre d’islam sous le statut de dhimmi, c’est-à-dire qu’ils étaient « protégés », autorisés à pratiquer leur culte, en contrepartie de discriminations comme le port de couleurs spécifiques et surtout le paiement d’un impôt spécifique. Avec le décret Crémieux, les juifs sont devenus plus proches des colonisateurs, surtout dans les grandes villes comme Alger ou Oran ; moins dans les vieilles cités musulmanes de Constantine ou de Tlemcen où ils continuent de vivre côte à côte.
Cette « fraternité » culturelle antérieure à la colonisation a continué quand ils se sont exilés en métropole dans l’entre-deux-guerres. Certains juifs séfarades ont d’ailleurs toujours la nostalgie de ce partage intimement lié à leur terre d’origine et à sa culture, d’où le succès du mythe d’Al-Andalous, cette terre espagnole où, avant le Xve siècle et la reconquête chrétienne, juifs et musulmans auraient vécu en harmonie relative.
Une vraie mixité culturelle
Les autorités françaises joueront les uns contre les autres. Dans l’armée, certains gradés favorisent les musulmans quand d’autres montrent au contraire en exemple les juifs devant des soldats musulmans pour mieux les humilier. Dans des villes comme Marseille ou Paris, les juifs d’Afrique du Nord se sont souvent installés à côté des Arabes ou vice versa. Dans les années 1930, dans le sud du quartier du Marais, à Paris, ils vivent les uns à côté des autres, fréquentent les cafés tenus par les uns et les autres, écoutent ensemble de la musique arabo-andalouse. Il existe alors une vraie mixité culturelle. Les orchestres sont composés de juifs et de musulmans, qui jouent devant des assemblées mixtes, même après la seconde guerre mondiale.
Pendant l’entre-deux guerre, dans l’ensemble, l’écart n’est pas trop mal vécu, tant l’espoir de voir ses droits reconnus est vivace, entretenu par l’illusion du Front populaire et un militantisme partagé par nombre d’émigrés venus en France pour faire mieux vivre leur famille restée au pays.
À partir de la seconde guerre mondiale, les chemins divergent. Les juifs sont victimes du nazisme, tandis qu’une partie des nationalistes arabes voient au contraire dans le IIIe Reich l’ennemi de leur ennemi, la France. Mais là encore, la coupure n’est jamais totale. Si Kaddour Benghabrit, recteur de la Mosquée de Paris et vieux collaborateur de l’ordre colonial (en Algérie où il est né et au Maroc auprès du sultan) fait établir des certificats de bons musulmans à des juifs. Mais seulement à ceux des juifs qu’il connait et qui sont de ses amis…
Après-guerre, la naissance d’Israël et la décolonisation du Maghreb changent la donne, d’abord sur le plan du nombre, les musulmans devenant plus nombreux que les juifs en France. L’année 1962 traumatise les Algériens musulmans très nombreux qui émigrent à la même période. Ils perdent du jour au lendemain leur qualité de citoyens français acquise en 1958, et par conséquent ne bénéficient pas des facilités consenties aux rapatriés — dont les juifs, de nationalité française. Israël et sa domination sans complexe des Palestiniens enragent nombre de musulmans de France qui deviennent hostiles aux juifs accusés de dominer le pays. Mais leur attitude diffère en général de l’antisémitisme des années d’avant-guerre. Ainsi dénoncent-ils Israël et les juifs mais affirment, selon les sondages, n’avoir dans leur majorité aucune hostilité vis-à-vis de leurs voisins juifs. La coupure est-elle définitive ? Nombre d’associations culturelles et d’artistes s’y refusent et travaillent sans relâche à un rapprochement. Réussiront-ils ? L’auteur, à la différence de nombre d’observateurs, veut y croire. L’histoire et la culture l’y autorisent.
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