C’est en l’an 198 du calendrier musulman (814 du calendrier grégorien) que nous emmène la série Rissalat Al-imam (Le message de l’imam), sur les traces de Mohamed Ibn Idriss Al-Chaféi en Égypte. Une époque cruciale durant laquelle ont été constituées les différentes écoles juridiques musulmanes, et où l’on est passé de la tradition orale à l’écrit et à la codification. Al-Chaféi dont l’ascendance remonte au prophète Mohammed a fondé sa propre école de jurisprudence, réputée pour être celle du compromis entre les écoles hanafite et malikite1. Il est mort au Caire, où se trouve son mausolée, en l’an 820, à l’âge de 54 ans. Aujourd’hui encore, il est considéré comme un saint patron à qui les fidèles adressent lettres et vœux pour se faire exaucer.
Voyages et lapalissades
Ce savant de Qoraych — la tribu mecquoise dont est issu le Prophète — qui a consacré sa vie à l’apprentissage et à la transmission de la théologie est né à Gaza, en Palestine, en l’an 767. Incarné à l’écran, il porte une coupe de cheveux à la Mo Salah, une barbe aux contours bien tracés et une sacoche en cuir qu’il tient en bandoulière ; il passerait presque pour un chercheur de notre époque. Ce quinquagénaire au visage buriné par le vent du désert n’a eu de cesse de voyager entre la péninsule Arabique, l’Irak et l’Égypte, en quête de savoir. Poète à ses heures, il a loué les bienfaits du voyage dans des vers dont nous proposons ici la traduction :
Pars en voyage et tu trouveras ce qui compensera ce que tu as quitté
Et supporte la fatigue, car c’est par la fatigue que l’on obtient la meilleure des vies
J’ai vu que lorsqu’elle s’arrête de couler, elle stagne
(…) Et si le lion ne quittait pas la forêt, il ne pourrait jamais trouver de proie
Et si la flèche ne quittait pas l’arc, elle n’atteindrait jamais sa cible
Le comédien Khaled El-Nabawi qui incarne l’imam a parfaitement saisi les nuances du jeu. Les téléspectateurs sont tombés sous le charme de cet acteur né en 1966, qui a réussi à rendre séduisant le personnage du théologien en insistant sur ses traits de chevalier modeste, généreux, très adroit au tir à l’arc, tel que décrit dans les livres d’histoire. Les intonations de son arabe classique et la douceur de sa voix correspondraient à celles de l’imam que l’on disait exceptionnelles quand il psalmodiait le Coran, ou qu’il déclamait de la poésie. Mais les auteurs sont tombés dans le piège de vouloir trop en faire, attribuant au personnage une suite interminable d’adages et de citations qui ont fini par devenir un objet de moquerie sur les réseaux sociaux. Plusieurs memes ont tourné en dérision les lapalissades du personnage, associées à des formules creuses de coach de développement personnel. Cerise sur le gâteau, un poète syrien, Hozaïfa El-Argui, a réclamé les droits d’auteur de quelques vers attribués à l’imam dans la série, ajoutant ainsi un parfum de scandale à la diffusion des premiers épisodes.
Un divertissement très étatique
Tout cela n’a pas empêché les chaînes égyptiennes de rediffuser ces citations en boucle, entre deux plages publicitaires, mettant en avant les messages de modération et de tolérance qu’elles portent. En effet, le choix de la thématique de cette série et le moment de sa diffusion ne sont guère aléatoires : ils s’inscrivent dans une volonté officielle de rénover le discours religieux et d’utiliser la fiction pour combattre les idées extrémistes. Ceci explique notamment que la série soit produite par l’entreprise privée Media Hub de Saadi et Gohar, et parrainée par la société United Media Services, créée par l’État en 2016 pour influencer le champ audiovisuel. Les producteurs n’ont pas lésiné sur les moyens pour arriver à leur but. Ils ont mobilisé une équipe de sept scénaristes, égyptiens et syriens, sous la houlette de Hicham Obaya, et ont eu recours au réalisateur syrien El-Laïs Hajo, qui compte plus de 40 feuilletons à son actif, notamment historiques2.
Les prises de vues soignées du directeur de la photographie Taïmour Taïmour constituent l’un des points forts de la série. Le chef opérateur réussit à reconstituer l’esthétique des lumières et des couleurs des tableaux de peinture orientaliste. Les plans filmés en pleine nature, témoignant d’une grande maîtrise de la technique du clair-obscur, font presque penser à du Rembrandt.
C’est dans ces crépuscules que brillent les fenêtres d’un foyer paisible de la ville de Fostat3. L’imam, que l’on découvre alors dans son rôle de père et de mari, s’avère très affectueux et surtout respectueux à l’égard des femmes. Il défend leur droit au travail, à l’amour, à l’éducation et à l’héritage. Sa parente, El Sayyida Nafissa, arrière-petite-fille de l’imam Ali (cousin et gendre du Prophète), qui est venue s’installer en Égypte à 44 ans, est une érudite dont la maison ressemble à une ONG destinée à aider les femmes.
Une restitution partielle des dilemmes religieux
Les personnages secondaires, dont certains sont entièrement fictifs, visent à restituer la vie à Fostat, ses intrigues, sa mosaïque d’ethnies et de langues, à l’image de Hosn, l’apothicaire-alchimiste qui possède dans son échoppe des parchemins en arabe et en grec. Le rayonnement régional de la ville est également valorisé : les califes abbassides ayant transféré leur siège à Bagdad, Damas a perdu son statut de centre du pouvoir. Quant à la Mecque et Médine, elles furent abandonnées par l’aristocratie qoraychite qui a trouvé bon accueil dans les pays conquis.
Le feuilleton a plus au moins réussi à reconstituer le décor de la ville, contrairement à la complexité du contexte sociopolitique qui a régi l’aspect religieux. Ceux et celles qui suivent l’œuvre avec intérêt se trouvent alors obligé
es de « googler » les noms et les dates, pour mieux comprendre des détails survolés par le scénario. Par exemple les révoltes menées par les Coptes de manière ininterrompue entre 767 et 868, tant ils étaient mécontents de se sentir étrangers dans leur propre pays. Quant à la rébellion qui a éclaté dans le Hawf, le Delta oriental, et l’anarchie engendrée par les attaques de groupes d’Arabes bédouins marginalisés, installés en bordure des territoires cultivés et rejetés par l’armée, elle a été reléguée aux derniers épisodes.Sans doute également par peur de choquer — ou de se voir accuser d’apostasie —, les auteurs se sont contenté d’effleurer le courant mutazilite qui s’est développé et a dominé sous le règne du calife abbasside Al-Maamoun (813-833), soit à l’époque de l’arrivée de l’imam Al-Chaféi en Égypte. Ce courant, décrié plus tard comme hérétique et dont les écrits ont été détruits, rejette radicalement l’anthropomorphisme divin, réfute l’idée d’un Coran éternel et incréé, tout en accordant une place centrale au libre arbitre humain. Ses adeptes ont été très influencés par le raisonnement et la logique hérités de la philosophie grecque.
Contrairement à l’image esquissée par le feuilleton, Al-Chaféi est considéré par certains spécialistes comme un traditionaliste. Il s’est farouchement opposé aux mutazilites, à travers notamment des confrontations publiques avec le théologien Hafss Al-Fard, ou Hafss le mutazilite.
L’impasse de la volonté politique
Misant sur sa popularité en Égypte, la série met sur un piédestal une partie du discours d’Al-Chaféi sans le remettre dans son contexte sociopolitique et culturel, et ne permet pas d’en saisir l’essence ni d’en comprendre la méthodologie. Elle reflète les limites que pose le conformisme juridique (taqlid) et l’obligation de suivre les enseignements des prédécesseurs à ceux qui prétendent au renouveau du discours religieux. Cette contradiction a été soulignée par l’universitaire Nasr Hamed Abou Zeid (1943-2010), taxé d’impiété de son vivant, et auteur de L’imam Chaféi et la fondation de l’idéologie médiévale, au début des années 1990. On y lit :
Le discours religieux actuel se sert du patrimoine pour habiller et défendre ses idées conventionnelles, qui tendent à maintenir le statu quo, tout à l’opposé des prétentions politiques déclarées. […] Le discours est alors imposé selon des mécanismes autoritaires, donc de nature politique, qui n’ont rien à voir avec la vérité, au sens philosophique du terme4.
Au-delà de ses différents registres d’interprétation et des lacunes scénaristiques, la série demeure une belle occasion de revisiter l’Histoire et de comprendre par exemple qui est l’imam Al-Laïs Ibn Saad (713-792) qu’Al-Chaféi considérait comme son maître à penser, et auprès de qui il est enterré dans la cité des morts au Caire. Pourtant, il n’est pas sûr que les fidèles de ce mausolée soient les premiers fans de la série. Bien qu’attachés au saint théologien et admirateurs du comédien Khaled El-Nabawi, les dialogues majoritairement en arabe littéraire et le condensé de faits historiques ont tendance à les décourager. Ils leur préfèrent les feuilletons populaires aux thématiques sociales.
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1Le sunnisme musulman comprend quatre grandes écoles de jurisprudence : hanbalisme, malikisme, chaféisme et hanafisme. L’Égypte et l’Irak, où a vécu l’imam Al-Chaféi, étaient les principaux centres de sa doctrine, au cours des siècles précédant l’émergence de l’empire ottoman. Plus tard, l’Égypte se convertit à l’école hanafite, sous l’influence des Ottomans, notamment en ce qui concerne les lois du statut personnel. On retrouve quand même quelques reliques des rites chaféites et secondairement malikites dans les pratiques quotidiennes. L’école chaféite s’appuie principalement sur le Coran et les hadiths pour prescrire la charia. Face aux ambiguïtés des textes, l’école a recours au consensus des oulémas. Si aucun consensus n’existe, elle fait appel à l’effort d’interprétation (ijtihad) d’un compagnon du Prophète, puis à l’analogie (qiyâs) en dernier recours. Elle diffère en cela de l’école hanafite qui laisse une plus grande place à l’analogie et au raisonnement.
2C’est lui qui signe également une autre énorme production historique syro-saoudienne, Seferberlik, diffusée durant ce ramadan, et dont les événements se déroulent en 1914.
3Première capitale arabe de l’Égypte, fondée par le général Amr Ibn El-As en 641. Elle fait aujourd’hui partie du vieux Caire.
4Nasr Hamed Abou Zeid, Al-Imam Al-Chaféi wa taassiss al-idiologia al-wassatia (L’imam Chaféï et la fondation de la théologie médiévale), deuxième édition révisée, 1996, chez Madbouli.