Syrie. De l’utilité d’un Parlement en dictature

En juillet 2020, alors que la Syrie reste ravagée par la guerre, divisée et meurtrie, le régime convoque des élections législatives. Quelles analyses tirer de ce scrutin ?

19 juillet 2020. — Dans un bureau de vote du quartier Nupl d’Alep, le jour des élections législatives
AFP

À quoi bon s’intéresser aujourd’hui au Conseil du peuple, le Parlement syrien, dont le renouvellement quadriennal a été organisé par le régime de Bachar Al-Assad en juillet 2020 ? Le fait qu’il s’attache à une routine institutionnelle relève d’une stratégie que ni les réalités humaines — l’exil ou le déplacement interne de plus de la moitié de la population du pays fuyant des espaces dévastés — ni l’évidence politique n’arrêtent. Trumpistes avant l’heure, les dirigeants syriens ont fait du « As if » comme si » la situation n’avait pas changé)1 le paradigme de leur gestion de la nation. Déjà, il était évident depuis les années 1970 que le Conseil du peuple n’était qu’un théâtre permettant au pouvoir de se mettre en scène et de dérouler ses fables en alternant promesses et menaces.

Pourtant, si le Parlement n’est qu’un décor, les parlementaires, eux, représentent un échelon intermédiaire (entre le pouvoir et la société) dans la structure de pouvoir en Syrie. Ou, dans les termes de Ziad Awad et Agnès Favier, auteurs d’une étude passionnante sur les élections de 20202, ils sont une expression de la configuration des structures de pouvoir. Ce sont des individus bien réels, agents bon gré mal gré des dynamiques qui tissent le pays. D’où l’intérêt porté aux identités des élus de 2020.

Cette étude ne vise pas à rendre compte du processus électoral. Elle ne revient pas non plus à observer le travail des élus durant la législature. Elle consiste en une collecte minutieuse, aussi complète que possible, des caractéristiques individuelles des nouveaux élus, dans une perspective comparatiste. Sa méthodologie rigoureuse permet aux auteurs de présenter des avancées remarquables dans la connaissance de la nature et du fonctionnement du politique dans la Syrie « post »-guerre. En s’affranchissant des obscurités d’un système électoral désuet qui ne masque plus l’affaiblissement du parti Baas, ils révèlent l’influence de certaines personnalités du régime et l’importance croissante des nouveaux entrepreneurs qui lui sont devenus indispensables. Enfin, ils rendent compte de changements importants dans la représentation parlementaire en écho aux transformations radicales du paysage humain de la Syrie.

Les non-dits d’une ingénierie électorale

Sans doute les informations sur la vie politique syrienne se sont-elles largement enrichies ces dernières années. Une enquête comme celle de Volker Perthes en 1990, qui reposait sur un dépouillement de la presse et sur des rencontres avec des personnalités du pouvoir et de l’opposition, était focalisée sur des cas exemplaires et illustratifs.

Awad et Favier, eux, ont croisé de multiples sources : déclarations officielles de membres du Haut Comité juridique pour les élections, journal officiel, publications du parti Baas, y compris régionales et locales, écrits et sites personnels des élus et autres candidats, en particulier leurs pages Facebook, sites web de plusieurs ministères, syndicats et chambres de commerce, médias officiels, de l’opposition et de l’étranger, sans oublier 90 entretiens et discussions. Ils ont mis leur étude en perspective en esquissant des comparaisons avec les candidats non élus et avec les élus des précédentes législatures, en particulier ceux de 2007 — derniers élus avant que n’éclate la révolution — et ceux de 2016, tout en l’inscrivant dans le temps long de la vie parlementaire sous le régime des Assad, depuis 1973.

Ils ont ainsi produit une grande variété de données sur les 250 élus de 2020 : date et lieu de naissance, éducation et diplômes ; profession ; appartenance politique, syndicale, institutionnelle ; trajectoire publique ; activité économique ; lien clanique, communautaire (ethnique et/ou confessionnel) et régional ; position et fonction au sein des centres de pouvoir, etc.

Pour autant, les auteurs ne présentent pas un annuaire des parlementaires, qu’il soit alphabétique, classé par muhâfaza (province) ou par parti politique, à la manière de ce qui se faisait traditionnellement. Les destructions et les déplacements forcés de population ont creusé un écart gigantesque entre le « pays réel » et le « pays légal », rendant inadéquates ces classifications formelles. Awad et Favier se sont donc attachés à en construire d’autres au plus près de la réalité. Notamment pour rendre compte de la représentation des groupes d’identité assignée au sein du Parlement et pour repérer chez les nouveaux élus les appartenances sociales et professionnelles et le champ d’activité expliquant leur succès électoral. On est loin d’y trouver l’ensemble des députés. En revanche, certains figurent dans plusieurs tableaux puisque ceux-ci sont consacrés à documenter une des thématiques travaillées dans l’étude : présence dans le nouveau Parlement de membres de la branche armée du Baas, d’ex-militaires ou de miliciens ; hommes d’affaires ; proches des centres de pouvoir iraniens…

Nul doute que cette base de données pourra être amendée et enrichie. Plus elle sera complète, plus fortes deviendront les évidences, plus flagrants les processus mis en œuvre pour obtenir un tel résultat, et plus vigilants les électeurs et les observateurs à l’avenir.

Lecture d’un paysage parlementaire dévasté

En l’état, cette base de données offre un instrument d’analyse novateur et permet aux auteurs de proposer des pistes approfondies sur plusieurs thèmes cruciaux, et d’abord la manipulation d’un parti Baas affaibli.

Comme pour les législatives précédentes, c’est au parti Baas qu’a été confiée la préparation des élections. Un parti que Bachar Al-Assad avait appelé à se « régénérer » dans son intervention remarquée à son 10e congrès en 2005. Après les ravages de la guerre et la modification constitutionnelle de 2012 supprimant le monopole du Baas au sein de l’État, le président cherche encore à se servir du parti pour encadrer et gérer la société. La sélection des candidatures aux sièges qui seront remportés par le parti (167 sur 250) passe par un vote organisé parmi ses militants. La description des marchandages entourant le déroulement des « primaires » en interne et le taux de participation, estimé par les auteurs à 2,5 % de ses membres inscrits en disent long sur sa déliquescence.

En particulier, Awad et Favier montrent la distorsion croissante entre les règles de droit s’appliquant à l’élection parlementaire et les pratiques de sélection des candidats et des élus. En cinquante ans, les transformations sociologiques de la société syrienne ont été si importantes que les « travailleurs » auxquels est en principe réservée la liste A — la moitié des sièges — ne sont plus exclusivement des ouvriers, des paysans ni des même des employés du secteur public, mais comptent, en nombre, des membres de professions libérales, voire des entrepreneurs. La distinction formelle entre liste A et liste B de candidats n’est plus qu’un instrument de manipulation électorale.

Il en va de même pour la distinction entre élus du Baas et de ses alliés du Front national progressiste (FNP)3, d’un côté, et les 67 élus « indépendants »4 de l’autre. La formation des listes fluctue jusqu’au dernier moment et les candidats migrent au gré des opportunités. Nombre des primo élus qui constituent 68,8 % du bloc du Baas à la Chambre présentent un profil versatile et une trajectoire militante de fraîche date. Il y a quelques années, voire quelques mois à peine, ces nouveaux députés étaient militaires, miliciens ou hommes d’affaires et rien n’indique qu’ils ne le sont plus… Clairement, ce n’est pas l’étiquette partisane qui importe, mais la proximité du candidat avec le pouvoir et les capitaux matériels, sociaux et symboliques dont ils sont porteurs. Le parti Baas est pour le régime un outil de contrôle et de sélection. Pour des entrepreneurs ambitieux et des hommes en armes à la recherche d’une reconversion civile, il est une voie d’accès aux cercles du pouvoir – à cent lieues de sa mission historique.

L’économie politique d’un régime armé

En retour, le qualificatif d’« indépendant » recouvre des statuts variés et des rapports hétérogènes aux partis officiels. Ce qui compte, c’est la nature et l’étroitesse du lien noué entre un des pôles influents du pouvoir et le candidat. Si bien que le régime compte des élus loyaux parmi les « indépendants » aussi bien qu’au sein du FNP. Une manière pour lui de s’en assurer a été d’offrir l’accès au Conseil du peuple à des hommes qui se sont battus pour lui, ou du moins à ses côtés : huit anciens chefs des milices du Baas, seize anciens militaires et policiers à la retraite. De plus, lorsqu’on scrute les biographies des nouveaux élus se présentant comme issus de la sphère civile, on comprend qu’une demi-douzaine d’entre eux au moins ont aussi une trajectoire d’« homme en armes » - ce qui ne fait qu’accentuer la militarisation du Parlement.

Une autre manière a consisté à barrer la route à des hommes dont la loyauté n’était plus indéfectible ou dont l’utilité était amoindrie. Le remplacement conséquent de députés appartenant à l’élite cléricale ou tribale de confession sunnite par des personnalités neuves, plus jeunes surtout, permet ainsi de resserrer l’emprise dictatoriale des dirigeants sur les cadres moyens du régime à l’issue de la guerre. Des stratégies similaires sont observables en Asie centrale et en Afrique équatoriale.

La part léonine accordée aux hommes d’affaires au sein du Conseil du peuple de 2020 – 43 élus — est analysée par les deux auteurs non comme un signe de la dépendance du régime à leur égard (même si la plupart tirent de substantiels bénéfices de leur connexion au sommet de l’État), mais comme participant de la stratégie prédatrice des dirigeants dans une guerre qu’ils poursuivent désormais « par d’autres moyens ». La chute de Rami Makhlouf, dont on a parfois cru que, « trésorier du régime », il en était aussi le patron occulte, confirme cette obstination jusqu’au-boutiste, dont la rationalité défie le réel socio-économique.

Particulièrement fructueux est l’exercice qui consiste à repérer les quatre champs d’activité principaux de ces hommes d’affaires, parce que ces champs sont plus qu’une vitrine du régime. Ils sont l’espace dans lequel se nouent les liens entre le pouvoir politique et le pouvoir économique en Syrie. Awad et Favier montrent la prévalence de l’industrie alimentaire, des secteurs immobilier et foncier, des activités bancaires et des trafics financiers, et enfin de la contrebande — d’hydrocarbures, de drogues et d’armes en particulier. La colonne 6 de la table 3 consacrée aux champs d’activité et d’entreprise de ces élus résume l’économie politique du pouvoir syrien pendant la guerre et dans l’après-guerre : une économie qui privilégie la circulation aux dépens de la production et des travailleurs non qualifiés, qui est soumise aux décisions politiques au moyen d’une intense législation par décrets et de son application par un appareil judiciaire aux ordres, qui utilise le secteur social comme une source de profit et comme un réservoir de clientèle. Les multiples commissions internationales, et en particulier celles qui se consacrent à l’adoption et la mise en œuvre de sanctions contre les régimes voyous sont ici face à un cas qui, pour n’être pas exceptionnel, n’en est pas moins exemplaire.

Recomposition des territoires

L’étude fourmille d’informations et de pistes d’analyse. Ainsi, sur les effets du patronage des caciques du régime ou encore sur le nombre, faible et décroissant, des femmes au sein du Conseil du peuple, et l’appartenance de la plupart d’entre elles à la catégorie des élus baasistes et alliés du Baas. En plus d’en souligner la dimension sociale paternaliste (ce sont presque toutes des épouses, veuves, filles, sœurs de militants et combattants), ce constat met en lumière les procédés de domination et de patronage du régime.

La deuxième partie consacrée aux modifications de la représentation parlementaire en termes d’équilibres ethniques et confessionnels est importante pour concevoir l’avenir. Le pourcentage des députés sunnites (communauté majoritaire) a baissé de 76 % en 2007 à 65 % en 2020. Awad et Favier montrent le processus de mise à l’écart des représentants sunnites. S’ajoute probablement le moindre taux de participation des électeurs sunnites sous les effets combinés de leur exil massif dans les États voisins, de la désaffection des populations kurdes et de la persistance sporadique de la guerre. Les résultats officiels avancent d’ailleurs un taux de participation global de 33 %, à comparer à celui de 2016 : 57,56 %.

Cependant il s’agit clairement d’une redistribution de la représentation du régime entre les communautés ethniques et confessionnelles par-delà la participation électorale en baisse et la mise à l’écart des « maillons faibles » de la chaîne de pouvoir. Un exemple : les chrétiens de toutes obédiences qui ont fui la guerre et sont réfugiés en Europe et dans les Amériques ne sont plus que 2 à 3 % de la population résidente en Syrie. Le nombre des élus chrétiens au Conseil du peuple est cependant passé de 15 (5,9 %) en 2007 à 20 (8 %) en 2020. Plus significatif encore est le nombre des élus alaouites : 32 (12,8 %) en 2007 et 44 (17,6 %) en 2020. Dans la muhâfaza de Lattaquié ils sont passés de 10 en 2007 à 17 en 2020. Et dans celle de Homs de 7 à 13. Une cartographie minutieuse ferait apparaître l’effet sur la composition du Parlement des changements locaux dans la domination partisane de la société syrienne.

Car cette recomposition dans l’arène politique suit et accompagne une recomposition par la guerre des territoires et des groupes sociaux dans l’espace national. L’ingénierie mise en œuvre a un nom dans le vocabulaire du président syrien : « la fortification du système immunitaire pour combattre les bactéries » ; et un autre en sciences sociales : l’épuration ethnique. Il faut l’étudier sans confondre la qualification de la société syrienne comme société communautaire par essence avec la mise en œuvre d’une stratégie communautariste par le régime.

En dévoilant « la configuration des structures de pouvoir » en Syrie, l’étude de Awad et Favier appelle l’histoire, l’anthropologie, la géographie économique et d’autres disciplines de sciences sociales à approfondir les significations et les implications d’une élection apparemment sans grands enjeux.

1Lisa Wedeen, Ambiguities of Domination, University of Chicago Press, 2015.

2« Syrian People’s Council Elections 2020 : The Regime’s Social Base Contracts », Syria Transition Challenges Project, Centre for Security Policy & European University Institute - Middle East Directions Programme, Research Project Report n° 2, Genève, octobre 2020. Version arabe ici.

3Les dix partis alliés du Baas dans le FNP se voient concéder 16 sièges sur la liste Unité nationale.

4Environ un quart de députés. Loin du tiers accordé aux Indépendants par Hafez Al-Assad aux législatives de 1990.

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