La bataille de Qoussair
Bien qu’elle ne soit pas terminée, la bataille de Qoussair marque le redressement militaire du régime syrien. Il n’est pas un commentateur qui n’en fasse le symbole de l’échec de la rébellion, qu’elle soit armée ou politique. Échec parce que l’Armée libre syrienne n’a pas réussi à conserver Qoussair, parce qu’en deux ans elle n’a pris le contrôle d’aucune des 14 provinces du pays (l’opposition a bien pris la ville de Rakkah, capitale du gouvernorat du même nom, mais l’Armée libre syrienne y a joué un rôle bien moins important que celui du Front al-Nosra), parce qu’elle a dû accepter la présence des combattants du Front Al-Nosra – faction islamiste qui se réclame d’Al-Qaida —, qu’elle se plaint que la communauté internationale ne lui a pas fourni l’armement nécessaire à un renversement du rapport des forces (récrimination récurrente de tous les mouvements de rébellion qui ne parviennent pas à leurs fins), à cause de la présence du Hezbollah libanais qui a joué un rôle majeur dans l’avancée des troupes syriennes et échec parce que des rebelles se sont enfuis en accusant certains de leurs chefs de les avoir trahis au profit du Hezbollah1.
Personne ne croit que la rébellion soit désormais en mesure de reprendre les positions qu’elle avait conquises dans Qoussair et ses alentours depuis deux années. Elle a beau tenter de masquer cette défaite en la couvrant d’un appel au sentiment humanitaire de la communauté internationale (« stoppez le massacre à Qoussair »), elle aura échoué à conserver une position vitale. Cette défaite a sa logique militaire : la route vers le Liban sera bientôt contrôlée par le régime, la rébellion dans Homs est affaiblie, le moral de l’Armée libre syrienne et de ceux qui combattent à ses côtés est en berne, l’opposition politique est encore plus déconsidérée2. Divisée depuis longtemps, incapable de mettre en œuvre en Syrie ce qu’elle conçoit depuis l’étranger, elle est encore impuissante à s’organiser à quelques jours de la conférence internationale supposée mettre fin au conflit par la négociation (conférence de Genève II prévue pour début juin). Autre marque d’impuissance, elle ne peut régler les confrontations internes aux groupes rebelles à proximité d’Alep3 ou mettre fin, dans la province de Deir Ezzor, aux affrontements entre membres de tribus et djihadistes, les uns exigeant l’application du droit coutumier, les autres le droit islamique. Le scénario de 2006 dans l’ouest de l’Irak est dans tous les esprits4. Il ne manquerait plus que Daraa tombe pour que la boucle soit bouclée (on considère que c’est à Daraa que la révolution syrienne a débuté. L’armée a repris la ville de Khirbet Ghazaleh qui se trouve près de l’autoroute qui va de Damas à la Jordanie. Elle se dirige vers Deraa qui est déjà à moitié contrôlée par le régime).
La défaite probable de Qoussair se double d’une sombre perspective pour tous ceux qui imaginaient la Syrie de demain sous la forme d’un Etat laïc, démocratique où les droits de toutes les communautés, y compris les minorités, seraient reconnus et respectés.
L’émergence du Front Al-Nosra dans le conflit aura modifié le sens et la portée de la révolution syrienne. Son chef, Abou Mohammed Al-Golani, peut se targuer de disposer de combattants valeureux et vertueux. Fort de ses succès sur le terrain, il a refusé il y a quelques semaines de rejoindre Al-Qaida en Irak pour se mettre directement sous la tutelle du cheikh Ayman al-Zawahri, responsable général d’Al-Qaida. Son message était clair : le Front al-Nosra ne se perçoit pas comme une franchise d’Al-Qaida, mais comme l’un de ses éléments constitutifs. Comme c’est à peu près à la même époque que Zawahri a demandé à tous ceux qui se recommandaient d’Al-Qaida d’unir leurs forces et d’avoir les mêmes objectifs, le Front Al-Nosra s’est vu assigner de facto la mission de participer au djihad global tout autant qu’à la lutte révolutionnaire contre le régime d’Assad5. L’affaire s’est compliquée depuis que l’ensemble de ces forces, y compris le Front al-Nosra, ont été placées sous la responsabilité directe d’Abou Bakr Al-Baghdadi, le responsable d’Al-Qaida en Irak. C’est une sombre perspective pour la communauté occidentale et pour l’opposition syrienne. Qui choisir pour ennemi : le régime d’Assad ou les islamistes du Front Al-Nosra et d’Al-Qaida en Irak, pour lesquels l’instauration d’un califat reste le principal objectif sinon l’unique ? En tout état de cause, c’est la certitude qu’une solution militaire est largement introuvable.
La peur d’un conflit généralisé
Les menaces d’intervention militaire extérieure ont été si nombreuses que certains y ont vu la possibilité d’une généralisation du conflit encore limité au territoire syrien (même si la Turquie et le Liban ont été la cible d’opérations armées). La Syrie menace Israël de représailles, Israël fait savoir qu’il s’est préparé à une telle éventualité, Washington maintient sa menace en cas de franchissement de la ligne rouge que constitue l’usage d’armes chimiques par le régime syrien, Moscou est sur le point de doter l’armée d’Assad de missiles S300 — ce qu’Israël ne pourrait accepter sans réagir — et le Hezbollah qu’il se tient prêt. Aucune de ces parties ne souhaite un conflit régional mais toutes savent que des guerres ont éclaté au Proche-Orient à partir d’incidents mineurs. En réalité, la menace est peut-être moins forte qu’il n’y paraît. Le plus grand danger actuellement vient de Qoussair et des développements qui pourraient suivre la défaite militaire de l’opposition. Dans leur déclaration finale du 22 mai, les « Amis de la Syrie » ont dit leur inquiétude de voir se développer le radicalisme de part et d’autre et la présence d’éléments terroristes sur le territoire syrien, manière de dire que la chute de Qoussair marquerait un tournant dans la révolution syrienne.
La Conférence internationale de Genève II
Prévue pour début juin, la conférence internationale risque de ne pouvoir se tenir à cette époque ou, plus vraisemblablement, de ne rien produire sinon de préparer Genève III, à moins qu’un plan B ne sorte alors des dossiers américains. Peut-être permettra-t-elle d’obtenir un cessez-le-feu ou une suspension des opérations militaires dans les deux camps, sauf qu’il n’y a pas que deux camps. Les ingrédients de sa réussite et ses objectifs sont connus : une participation de l’opposition et du régime syrien, de l’Iran, de la Russie, de la Chine, de la Turquie qui s’est convertie à l’option diplomatique après avoir défendu l’option militaire, des « amis » occidentaux et arabes de la Syrie (Etats-Unis, Union européenne, Qatar, etc.), et pour objectif, l’adoption d’une résolution pacifique basée sur le texte de Genève I (juin 2012) qui marquerait la nécessité de former un gouvernement de transition par consensus entre les parties au conflit.
Il n’est pas dit que la transition doive mener au départ en douceur du Président Assad, mais telle est bien la compréhension de la majorité de l’opposition et de ses soutiens internationaux. L’une des difficultés est que la transition ne sera effective que si un véritable cessez-le-feu est obtenu. Un cessez-le-feu ne sera possible que si l’Iran y trouve avantage, ce qui implique au préalable que Téhéran soit invité à Genève6. En outre, lorsqu’on sait que de nombreux groupes combattant pour la chute du régime ne seront ni invités à la conférence (Al-Qaida, le Front Al-Nosra, divers groupes salafistes…), ni soucieux de satisfaire les desiderata de l’Occident et des pays arabes hostiles à Assad, on mesure les limites de Genève II. Il n’est pas exclu non plus que Moscou ait accepté cette conférence internationale dans le but de faire gagner du temps au président syrien7,8 ; manœuvre qui aurait rencontré l’intérêt de Washington, soucieux à la fois de préparer la relance le processus de paix israélo-palestinien, de contenir Israël pour ses menaces de frappe contre le nucléaire iranien et de poser les prémices d’une paix régionale dans la sécurité. Quelles que soient les motivations de Moscou et de Washington, il s’agit de donner du temps au temps. Le sentiment général est qu’Assad est celui qui tirera le meilleur profit de ce délai.
Les préparatifs du côté de la communauté internationale et de l’opposition sont difficiles. Des arrangements ont été trouvés, unique moyen de sauver Genève II de l’échec.
Les onze « Amis de la Syrie » se sont retrouvés le 22 mai à Amman (Jordanie) en présence des représentants de la Coalition nationale syrienne. Leur objectif était de préparer la conférence internationale de Genève II, pas d’examiner la possibilité d’une intervention militaire, l’établissement d’une zone d’interdiction de survol aérien ou l’envoi d’armes nouvelles à l’Armée libre syrienne. Il s’agissait essentiellement de maintenir la pression dans la perspective de la réunion de la Coalition nationale syrienne (Istanbul ; 23/25 mai) et de la Conférence internationale. L’objectif de former un gouvernement de transition et, au-delà, de rédiger une nouvelle constitution a donc été confirmé. Il est acquis que les « pressions » sur le régime d’Assad seront maintenues d’ici là.
La Coalition nationale syrienne (opposition) s’est réunie à Istanbul du 23 au 27 mai. L’un de ses défis était d’accorder les voix jusque-là discordantes dans les rangs de l’opposition et d’augmenter le nombre de ses délégués pour être plus représentative. Elle y est difficilement parvenue, réduisant un peu le rôle des Frères musulmans qui restent hostiles à toute négociation avec Assad. Cette idée de négocier avec le régime ne rencontre pas l’assentiment de tous, la frange la plus dure du Conseil national syrien considérant toujours que seule une livraison d’armements plus adaptés au combat contre l’armée régulière est de nature à faire cesser le conflit. La perspective qu’Assad pourrait rester au pouvoir jusqu’à l’élection de 2014 est source d’incompréhension, sans compter que cette élection ne vaudra pas automatiquement départ du président. La question du nombre de délégués ayant été résolue, la nomination d’un nouveau président et la formation d’un gouvernement de transition peuvent redevenir prioritaires.
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