Syrie-Liban. Le goût amer de l’exil

« Taste of Cement » de Ziad Kalthoum · Un pays qui se construit, l’autre qui se détruit, les deux sous nos yeux, sur le même écran. Au centre, des ouvriers syriens réfugiés d’un pays en guerre travaillent, vivent et dorment sur un chantier, un gratte-ciel qui domine la mer et Beyrouth, ville qui a déjà connu sa guerre avant celle qui ravage aujourd’hui la Syrie. Les premières images qui ouvrent Taste of cement, le film documentaire du cinéaste syrien Ziad Kalthoum, actuellement en salles en France, sont saisissantes de beauté.

La caméra est au plus proche de la pierre brute d’une carrière filmée comme une peinture en un lent paronymique qui va emmener le spectateur sur le site gigantesque où travaillent ces ouvriers. Là, on les voit surgir d’un grand trou noir (leur logement sous le chantier) et s’engouffrer dans une cage rouge, l’ascenseur qui va les porter au dernier étage de la tour en construction. Très stylés, les plans impressionnent par le graphisme et la danse des grues, et le décor composé d’outils de travail, de lieux (mer bleue, montagne, ville, ciel) où ces hommes sortis des limbes s’activent. Il est permis de penser aux paysages industriels déshumanisés du Désert rouge de Michelangelo Antonioni ou à la caméra d’un Raoul Coutard.

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Cadrages précis, contre-plongées et plongées, montage original, onirisme et soliloques du narrateur sont au service du récit de Ziad Kalthoum, cinéaste de 36 ans, natif de Homs (centre de la Syrie), connu des festivals internationaux et lauréat du premier prix du film documentaire du Festival international de Dubai en 2017, également nominé pour le prix du cinéma européen décerné par l’Académie européenne du cinéma.

« Selon mon père, raconte le narrateur, lorsqu’une guerre commence dans un pays, les ouvriers en bâtiment vont dans un autre pays où la guerre est terminée. J’attends encore ». Le père du narrateur, qui commente en voix off le vécu de ces travailleurs a lui-même été ouvrier durant vingt ans au Liban. Comme si l’état de réfugié était une profession qui passe de père en fils, de génération en génération dans ces « paradis infernaux », pour reprendre le titre du livre de l’écrivaine libanaise Amal Makarem sur la guerre civile libanaise (Paradis infernal, Beyrouth, L’Orient des livres, 2015).

D’un esthétisme déroutant, le film se déroule comme une partition musicale, avec des scènes qui se répètent. Longs silences, bruits de métal, hommes qui s’affairent, vues sur l’horizon ponctuent le récit. Après leur journée de travail, les ouvriers réfugiés retournent en file indienne dans le trou noir d’où ils étaient sortis au lever du jour. Ce trou béant est leur logement, leur hôtel souterrain, à proximité des luxueux palaces qui jouxtent le bord de mer de la capitale libanaise. Les lois libanaises, rappelle le documentaire, interdisent aux réfugiés syriens de se déplacer en ville après 19 h. Ainsi, installés à même le sol entre les colonnes et sous un immense plafond de béton, ils passent des heures en attendant le sommeil, sans autre loisir que la télévision qui transmet les horreurs de la guerre en Syrie, ou le smartphone avec lequel ils regardent l’effondrement des immeubles et de leur habitation. Vers la fin du film des images saisissantes d’énormes chars pareils à des monstres de science-fiction surgissent au milieu des décombres sur l’écran. Les canons semblent pointés sur le vide. Nous sommes en Syrie.

De même que le goût du ciment poursuivra le narrateur — tout comme il a imprégné les mains et l’odeur de tout le corps jusqu’à la bouche et la langue de son père, même après son retour du Liban, pays du béton où l’on n’arrête pas de reconstruire et de bâtir —, la guerre en Syrie s’intériorise en lui. On voit alors les images de l’effondrement des immeubles se réfléchir en gros plan à l’intérieur de l’œil d’un réfugié grâce à un astucieux travail de caméra.

La voix off résume le quotidien de ces hommes : « un pays en construction, l’autre en destruction. De notre toit nous voyons la mer, les nuages et le ciel, et enfin Beyrouth, ville avec laquelle nous n’avons aucun lien vivant ». En réalité, la Syrie et le Liban sont des « intimes étrangers », car s’ils sont complémentaires du fait de leur histoire et leur culture, chacun craint l’autre. La guerre qui a sévi quinze ans au Liban a fini par se déverser chez son voisin depuis 2011, quelques années plus tard. Mimétisme, vengeance de l’histoire, destin ? L’écho de l’un chez l’autre n’a presque plus rien d’humain. Bruits de machines-outils, odeur de ciment et silences aussi avec pour toile de fond de magnifiques couchers du soleil entre ciel, mer et montagne.

Entre roman et poésie, peinture et cinéma, les artistes syriens n’ont pas, loin de là, oublié leurs cinq sens ni leur humanité dans les décombres de la guerre. On assiste au contraire à une renaissance.

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