Syrie : « quand on se demande par où commencer, il est déjà trop tard »

Revue de presse du 8 au 14 juillet 2013 · Difficultés récurrentes de l’opposition civile à s’organiser ; schisme entre opposition civile et opposition armée ; affrontements entre combattants de l’opposition armée ; efficacité et rigueur des djihadistes : c’est un noir tableau que les médias tracent de l’opposition au régime de Bachar al-Assad.

Soldat de l’ASL, Aram, 26 octobre 2012.
Asmaa Waguih/Reuters, diffusé par Freedom House

Les fractures de l’opposition

Quatre mois après sa nomination, le premier ministre syrien de l’opposition, Ghassan Hitto, a démissionné faute d’avoir formé un gouvernement1. Bachar al-Assad ne connaît pas ces complications, lui qui vient de réorganiser entièrement le parti Baath, dont il reste le secrétaire général. Le parti n’avait pas connu pareil changement depuis 20052.

L’opposition civile peine depuis deux ans à s’organiser, à s’unifier et à se regrouper derrière une vision et un programme communs. Absente de Syrie, dirigée le plus souvent par des exilés, sujette à l’influence de ses divers parrains, elle n’a jamais su prendre le commandement politique de l’opposition militarisée sur le terrain. Les deux composantes évoluent dans deux dimensions partiellement reliées entre elles par l’Armée syrienne libre (ASL) qui, en plus de combattre contre le régime, sert de truchement entre « certains » combattants, leurs parrains internationaux et la rébellion civile. Mais l’ASL ne regroupe pas tous les combattants anti-Assad. Il n’existe pas une rébellion armée unifiée sous un même commandement, mais une mosaïque de combattants, syriens et étrangers, aux ambitions divergentes. Pour tous, la chute du régime d’Assad a longtemps constitué un point de ralliement commode. La motivation affichée à l’origine du soulèvement (mars 2011) était de protéger les populations contre la répression du régime. Les combattants se sont affranchis de cette mission initiale, alors légitimée par la communauté internationale. Les programmes des uns et des autres apparaissent sous leurs vraies couleurs. Un schisme s’est créé entre militants civils et rébellion armée3.

En mars 2011, l’ambition des premiers révolutionnaires civils (par opposition à ceux qui portaient les armes) était de combattre la dictature d’Assad et de favoriser l’émergence d’une société laïque et démocratique pour fonder un ordre dans lequel justice et liberté seraient compatibles. Ceux qui se battaient sur le terrain le faisaient déjà pour des raisons différentes, confessionnelles, sociales, claniques, tribales, opportunistes, etc. Ombres portées de leurs soutiens internationaux, ils ont désormais réduit leur combat au programme de leurs parrains, supprimant du même coup l’esprit de la révolution. Ils ont favorisé la guerre civile où l’adversaire reste le régime, mais aussi parfois ceux qui, comme eux, le combattent. Les attaques contre les alaouites, les chrétiens ou les chiites en témoignent.

Certains de ces groupes sont constitués de djihadistes, d’affiliés d’Al-Qaida, d’islamistes radicaux dont l’utopie est d’instituer une théocratie. On trouve ça et là des cours de justice où la charia est la référence. Celle d’Alep, la charia Hai’aa, porte des jugements sur les crimes, les tenues vestimentaires, la consommation d’alcool, etc. Ces cours de justice ne sont pas toujours rejetées par la population lassée des exactions de ceux qui commercent tout ce qui est susceptible d’être vendu pour acheter des armes ou pour des raisons personnelles, mais elle commence à se sentir trahie par les groupes armés4. D’autres combattants viennent d’Europe. Entre cinq cents et un millier, semble-t-il, venus de 14 pays européens dont la France. Selon Manuel Valls, ils constitueraient « une bombe à retardement » dans la perspective de leur retour en Europe5.

Les relations entre les djihadistes et les autres combattants n’ont jamais été faciles, mais l’ambition commune de faire tomber le régime recouvrait opportunément les objectifs des uns et des autres. Les masques sont en train de tomber. À Alep, des djihadistes « étrangers » se sont emparés d’un point de contrôle tenu par l’ASL dans la partie sud-est de la ville (Boustan al-Qasr). Au nord de Lattaquié, les djihadistes de l’État islamique d’Irak et du Levant6 ont exécuté Kamal Hamami un des commandants de l’ASL qui entendait conserver le contrôle d’un point de passage. D’autres responsables militaires de l’opposition auraient connu le même sort. Selon l’observatoire syrien des droits de l’Homme, des dizaines de membres de l’Armée syrienne libre auraient été exécutés par l’État islamique d’Irak et du Levant7. À Ras Al-Hosn (au nord de la province d’Idlib) les combattants de l’État islamique d’Irak et du Levant ont tenté de s’emparer d’armes détenues par l’ASL. Ailleurs, les relations de « raison » entre Jabhat Al-Nosra et l’ASL s’érodent8,9,10. Des combattants de l’ASL auraient rejoint les rangs des djihadistes mieux armés et plus aptes à défaire les troupes du régime11.

Les guerres et leur lecture

Il est difficile de mesurer l’importance des exactions commises par des groupes islamistes et l’étendue des luttes internes au sein de l’opposition. Il est plus aisé de lire leur impact médiatique. À lui seul, l’assassinat de Kamal Hamami nourrit les discours de ceux qui font valoir que la Syrie n’est pas prête pour la démocratie. La part importante accordée par les médias aux guerres intestines de l’opposition tend à prouver que Barack Obama agira trop tard, que sa diplomatie est trop hésitante, que la révolution syrienne n’est qu’une guerre régionale entre extrémismes confessionnels, entre sunnites et chiites, les chrétiens étant appelés à devenir les victimes de tous, etc. Aux États-Unis, une distinction refait surface : celle entre les rebelles « modérés » et les rebelles « djihadistes » ou « terroristes ». Du déjà-vu. Ces distinctions visent à permettre à l’administration américaine de convaincre l’opinion d’accepter que des armes létales soient livrées aux combattants « modérés », pour lutter contre le régime tout autant que contre les « terroristes »12.

Un deuxième niveau de lecture s’impose. La rébellion serait « démoralisée ». L’expression revient en litanie dans les médias. Certains de ses membres ont rendu les armes ; d’autres ont rejoint les groupes les plus radicaux. Face aux avancées de l’armée du régime à Homs, aux abords de Damas, à Jobar (sud de Qaboun13 et, surtout, à cause de la lenteur mise par leurs protecteurs à livrer de nouvelles armes, les combattants de l’ASL seraient enclins à ne plus se battre ou à rejoindre les rangs des possibles vainqueurs, l’armée d’Assad ou les djihadistes. « L’émir du pétrole » qui contrôle une raffinerie à quelques kilomètres de Shahadi (Est du pays) est un ancien de l’ASL. Écœuré par sa corruption, il a rejoint les djihadistes d’Al-Nosra14.

Les difficultés et les errements de la rébellion sont réels. Mais sa demande d’armes, en quantité et en qualité significatives, requiert de sa part une politique médiatique nouvelle. En reconnaissant sa désorganisation et sa démobilisation, en signalant la radicalité meurtrière de certains groupes et les dangers qu’ils font courir à la région et à l’Occident, en soulignant qu’Assad reçoit des armements de la Russie et d’Iran et qu’il peut compter sur l’appui du Hezbollah, elle vise à convaincre les États-Unis de mieux contribuer à l’effort de guerre en livrant des armes, en instaurant une zone d’exclusion aérienne, en lançant des frappes aériennes, en fournissant des missiles sol-air, en accroissant son aide humanitaire, etc. La médiatisation n’est pas étrangère non plus aux soutiens d’Assad. L’ambassadeur russe aux Nations unies vient d’enrichir le dossier « gaz sarin » auquel plus personne ne se réfère. Selon des experts russes, l’analyse d’un projectile utilisé à Alep le 19 mars montrerait qu’il contenait du gaz sarin (Quartier de Khan al-Assal) et qu’il aurait été tiré par la rébellion15.

Tout se passe comme si la narration médiatique consacrée aux luttes intestines de l’opposition voulait donner l’impression que la lecture qu’Assad faisait des événements était prémonitoire. Il avait prédit l’action d’Al-Qaida et qu’il serait le dernier rempart contre les djihadistes qui déstabilisent le pays et peu à peu la région. Le dernier attentat à la voiture piégée au Liban (à Bir Al-Abed, une cinquantaine de blessés) témoignera de cette déstabilisation s’il est avéré qu’il est le fait d’opposants à Assad et au Hezbollah. Le paradoxe est que le président syrien apparaît aujourd’hui, aux yeux de certains, comme le seul à pouvoir restaurer le calme face aux violences djihadistes dont il a pourtant joué. La destitution du président égyptien, Mohammed Morsi, comme les difficultés du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, lui permettent aujourd’hui d’affirmer que l’islam politique est en voie de disparition et que lui seul incarne le pouvoir laïc16.

La diplomatie américaine saisie par le droit

L’armement de l’opposition syrienne par les États-Unis est un véritable serpent de mer. Les réflexions du président sur les livraisons d’armes létales donnent du champ à ceux qui sont opposés à la militarisation du conflit. Les comités du Sénat et de la Chambre des représentants viennent de geler un projet de livraison, convaincus que les armes fournies seraient insuffisantes pour faire tomber le régime, qu’elles arriveraient trop tard, qu’elles finiraient entre les mains des islamistes, comme Jabhat Al-Nosra et qu’elles entraîneraient trop loin dans la guerre le gouvernement des États-Unis17. Obama a le pouvoir d’ordonner une livraison d’armes (ce qui est fait en recourant à la CIA) mais une règle tacite sur les questions de sécurité et de renseignement l’enjoint de ne pas passer outre une objection du Congrès. Les Frères musulmans syriens ont exprimé leur « désappointement », ce qui ne devrait pas suffire à convaincre les représentants américains. La Coalition nationale de la révolution syrienne et de l’opposition a dit son « inquiétude »18 devant les retards de Washington19.

Le groupe des juristes de l’administration fait valoir qu’en armant l’opposition, Washington risque de violer le droit international et d’offrir ainsi à Assad la possibilité légale d’organiser des représailles contre les États-Unis. L’ancien président William Clinton et le secrétaire d’État John Kerry conseillent de passer outre leur avis alors que le président, le Congrès et l’opinion publique américaine ont peu d’appétit pour une nouvelle aventure au Proche-Orient20,21.

Les reproches faits à Obama sur son « indécision » sont analysés différemment. Les uns estiment que sa réflexion est feinte et qu’elle dissimule des livraisons d’armes par le canal de la CIA. Les autres pensent que le président est toujours à la recherche d’une stratégie pour la Syrie22. D’autres enfin jugent qu’il est incapable d’assumer ses responsabilités, déroutant ses alliés, notamment israélien et turc, et écornant l’image des États-Unis dans la région23.

Ahmad Jarba, le tout nouveau président de la Coalition nationale ne s’y est pas trompé. Proche de Riyad, il a fait valoir qu’il attendait des armes d’Arabie saoudite. Il devrait s’y rendre prochainement24. Il se dit que des salafistes koweitiens, notamment des membres ou des anciens membres du parlement, fourniraient de l’argent et des armes à des combattants en Syrie, notamment au Front islamique syrien25.

Pendant ce temps, Israël fait face à ce qui pourrait menacer sa sécurité. Son aviation a détruit le 5 juillet des missiles anti-navires de fabrication russe (missiles Yakhont) dans le port de Lattaquié. C’est la quatrième attaque aérienne d’Israël connue depuis le début de l’année26,27.

# La phrase citée en titre est tirée de Quintilien, L’Institution oratoire (De institutione oratoria).

1« Démission du premier ministre rebelle syrien », Le Monde.fr, AFP, 8 juillet 2013.

3Edward Dark, « Syria’s Rebels in Rift With Aleppo’s Civil Opposition », Al-Monitor, 27 juin 2013.

10Mariam Karouny, Oliver Holmes « New front opens in Syria as rebels say al Qaeda attack means war », Reuters, 12 juillet 2013.

11Paul Mirengoff, « The civil war within the Syrian civil war », Power Line, 12 juillet 2013.

12« Syria : The « Moderate » Insurgents », Moon of Alabama blog, 13 juillet 2013.

13Albert Aji, Jamal Halaby, « Syrian troops advance against rebels in Damascus », Associated Press, 14 juillet 2013.

14Ghaith Abdul-Ahad, « Syria’s al-Nusra Front – ruthless, organised and taking control », The Guardian, 10 juillet 2013.

16Michael Young, « Assad’s narrative is making headway », Daily Star, 11 July 2013.

17« Obama Administration Should Clarify Syria Policy », Al-Monitor Week in Review, 14 juillet 2013.], [[Mark Hosenball, Phil Stewart, « Exclusive : Congress delaying U.S. aid to Syrian rebels – sources », Reuters, 8 juillet 2013.

19Karen DeYoung, « U.S. plan to arm Syrian rebels stalls amid congressional disagreements », The Washington Post, 11 juillet 2013.

20Adam Entous, « Legal Fears Slowed Aid to Syrian Rebels », Middle East News, 14 juillet 2013.

22Tiffany Shorter, « Analysis : Why Congress blocking funding for Syrian rebels », The Washington Times, 13 juillet 2013.

23Editorial Board, The Washington Post, 12 juillet 2013.

24Khaled Yaqoub Oweis, « Syrian opposition head expects advanced weapons », Reuters, 8 juillet 2013.

25Jamie Dettmer, « Money, guns flowing from Kuwait to Syria’s most radical rebel factions », FoxNews.com, FoxNews.com, 11 juillet 2013.

27Michael R. Gordon, « Israel Airstrike Targeted Advanced Missiles That Russia Sold to Syria, U.S. Says », The New York Times, 13 juillet 2013.

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