Un livre de plus sur Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d’Arabie ? La littérature sur l’épopée politico-militaro-littéraire de ce personnage hors norme est déjà si abondante qu’on ne compte plus les ouvrages en tous genres qui lui ont été consacrés, « des hagiographies comme des biographies sérieuses, mais aussi des essais des travaux d’archéologie, des pièces de théâtre, des bandes dessinées ou des romans », écrit l’historien Christophe Leclerc, dans la préface de son livre Deux ans au Caire. Lawrence d’Arabie avant la légende, sans oublier le film de David Lean de 1962.
Pourtant, assure l’auteur, cette période où le jeune Lawrence sert comme agent des services de renseignement militaires britannique du Caire « n’a pas été étudiée tant que ça ». Accompagné d’une bibliographie et d’un utile petit dictionnaire des acteurs arabes, britanniques et français, le livre couvre les 22 mois cairotes de Lawrence, entre le début du premier conflit mondial et l’entrée du jeune homme dans la guerre du désert. Un prélude indispensable pour comprendre quel rôle il a pu jouer dans le théâtre proche-oriental de la première guerre mondiale.
Savoir « réseauter »
Son aventure personnelle est surtout le produit de l’histoire du remodelage de la région par les grandes puissances de l’époque, France et Royaume-Uni, matrice du Proche-Orient d’aujourd’hui. Lawrence est là quand l’irruption de la Grande Guerre et l’alliance d’Istanbul avec Berlin précipitent les choses. Comment devient-on Lawrence d’Arabie ? Le guerrier romantique, le metteur en scène de sa propre légende, coiffé d’un keffieh blanc et juché sur un dromadaire de course fut d’abord un bureaucrate acharné doté d’une grande puissance intellectuelle. « Mon compagnon super cérébral » dit de lui dans son journal Ronald Storrs, numéro deux de l’administration britannique en Égypte. Mais les qualités personnelles ne suffisent pas à faire une carrière. Le jeune homme sait réseauter.
Son mentor c’est David George Hogarth, directeur de l’Ashmolean Museum d’Oxford (il dirigera plus tard l’Arab Bureau du Caire). C’est lui qui a envoyé Lawrence sur des théâtres de fouilles en Irak. Il était son relais dans la mesure où il était l’intermédiaire entre Lawrence qui transmettait ses rapports et les milieux du pouvoir. Il était par exemple un ami du ministre des affaires étrangères, Lord Grey.
À Londres, Lawrence est embauché à l’automne 1914 par le service des opérations du War Office. Outre ses fouilles irakiennes, il avait effectué des relevés cartographiques au Sinaï, cette dernière mission étant commanditée par les services britanniques. Il est recruté comme cartographe, et se distingue aussitôt. « Il dirige tout le service à ma place », dit son supérieur, le colonel Hedley, à D. G. Hogarth. Lawrence a aussi du culot. Il lui arrive d’« inventer » une partie des cartes, comme il l’avoue à un ami.
Le ministère de la guerre ne tarde pas à l’envoyer en Égypte. Le jeune homme a 26 ans quand il débarque à Port-Saïd. Même débutants, les archéologues font figure d’experts, les services de renseignement sur place étant embryonnaires. Au Caire, Lawrence intègre une sorte de club très british, composé de membres de l’upper class, cultivés et excentriques comme il se doit, parmi lesquels des parlementaires bien nés et familiers du terrain, ou des personnalités comme Gertrude Bell, célèbre orientaliste partie ensuite en Irak. Lawrence pour sa part sacrifie à l’usage avec son uniforme dépenaillé et ses cheveux en bataille. Il croise aussi dans ce club un dominicain et anthropologue français, le fameux père Antonin Jaussen, professeur à l’École biblique de Jérusalem, qui s’est mis lui aussi au service de la patrie, et collabore un temps avec les Britanniques.
Des gens brillants, mais lui se distingue par sa puissance de travail. Il commence ses journées à 9 h et les termine à minuit, après le dîner il explore les télégrammes qui sont arrivés, c’est un cartographe super efficace, il a une mémoire visuelle extraordinaire.
Des qualités reconnues par la hiérarchie
Il est aussi très efficace dans l’interrogatoire de prisonniers. Ayant appris l’arabe pendant ses fouilles en Irak, le jeune sous-lieutenant fait montre de finesse et de psychologie pour cuisiner les prisonniers et les déserteurs de l’armée ottomane.
C’est aussi un rédacteur d’un niveau supérieur. Ses rapports et ses notes de synthèse, c’est de haute volée, très pénétrant. Par exemple il en a fait un sur la sociologie de la Syrie extrêmement intéressant. Quand on les compare à ceux de ses homologues, la différence en hauteur de vue, en sens tactique et stratégique est flagrante.
Ses qualités sont reconnues par la hiérarchie. T. E. Lawrence exerce donc dès le début des responsabilités sans rapport avec la modestie de son grade. On connaît le scénario : au Caire, Lawrence envisage une « révolte arabe » basée sur les tribus bédouines qui nomadisent à l’est de la Palestine. Il ajoute à ces considérations politiques une bonne dose d’imagination, voyant les Bédouins comme une incarnation des chevaliers médiévaux et comme les « Arabes purs », par opposition aux Arabes des villes, dont il avait décrit, dans une lettre à sa mère en 1911, « la vulgarité totalement irrécupérable ».
Mais le rêveur a étudié le terrain. L’ensemble disparate des tribus ne peut être uni que par le prestige politico-religieux d’un leader charismatique, estime-t-il dans ses nombreux rapports. Lawrence pense à Hussein, chérif de La Mecque et chef de la dynastie hachémite, qui jouit d’une forte légitimité. Le jeune officier britannique a d’abord cherché ailleurs son homme providentiel. Dans des pages plutôt cocasses, on le voit arpenter Bassora récemment conquise par le Royaume-Uni, et proposer à divers militants arabes de prendre la tête d’une révolte, les intéressés se montrant plus que prudents. Et quand il se décide pour le chérif, T. E. Lawrence s’appuie sur une idée qui occupe déjà les connaisseurs du Proche-Orient.
« Pour bien des observateurs de l’époque, dès 1905-1906, il est question d’une révolte arabe du chérif de La Mecque qui entraînerait avec lui les tribus de la péninsule arabique et bénéficierait d’un soutien politique de la Grande-Bretagne », écrit Henry Laurens1 titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. Le projet est partagé par les élites urbaines et les organisations clandestines arabes en lutte contre l’impérialisme ottoman. L’irruption de la guerre oblige les belligérants anti-ottomans à entrer dans le concret. En novembre 1914, le ministère français de la guerre estime que Hussein peut être « l’instigateur d’un soulèvement arabe ».
Un intermédiaire entre le chérif de La Mecque et Mac-Mahon
Les deux grandes puissances n’ont pas les mêmes objectifs. Les Français estiment que la Syrie leur revient, les Britanniques veulent protéger le canal de Suez et les Indes. Là encore, la période cairote place T. E. Lawrence au cœur de l’histoire. Par ses rapports, il contribue au célèbre échange de lettres entre le chérif Hussein et le haut-commissaire britannique en Égypte Arthur Henry Mac-Mahon, qui tente de définir les conditions de l’entrée en guerre du leader hachémite.
L’agent britannique a connaissance très tôt, bien avant de se lancer dans la guerre du désert, des accords Sykes-Picot de 1916 qui, bien que transitoires, préludent aux traités de l’après-guerre dans lesquels la France se réserve la Syrie. Lawrence est « très contrarié. Il avait répété et écrit qu’il fallait que la Syrie soit placée sous le contrôle de son pays ». Dans la même personne, le rêveur et l’officier ne sont pas toujours d’accord. Le premier imagine un « royaume arabe », le second est au courant de tractations diplomatiques qui le dépassent largement, et considère d’ailleurs ouvertement qu’un royaume unifié n’est pas possible.
C’est dans la tactique militaire que le jeune officier, bien que dépourvu de toute formation de soldat, montre le plus d’originalité. Il rédige en janvier 1916 une note qui recommande d’utiliser les Bédouins pour des actions de guérilla contre le chemin de fer du Hejaz qui relie Damas à la ville sainte de Médine, indispensable à l’armée ottomane. « En coupant cette voie ferrée, nous détruirons le gouvernement civil du Hejaz […]. Les tribus bédouines détestent le chemin de fer qui a réduit leurs droits annuels de passage. Elles nous aideront à le couper ». C’est exactement la méthode qu’il appliquera plus tard.
Vers la Grande Révolte arabe
C’est bientôt le début de l’épopée lawrencienne. Le livre de Christophe Leclerc la remet utilement dans son contexte. Les Britanniques — et les Français, forts d’une mission militaire de 1000 hommes — sont déjà venus au secours de l’offensive que le chérif Hussein a déclenchée sans les prévenir. « Les Britanniques ont fourni au chérif 18 000 fusils, des mitrailleuses, des obusiers, ainsi que 250 artilleurs égyptiens et indiens ». Ils ont aussi sauvé la mise aux troupes bédouines en grande difficulté, en envoyant des croiseurs bombarder la garnison turque de Djeddah. Mais il faut une stratégie. La prise du port d’Aqaba sur la mer Rouge est vite considérée par les décideurs britanniques (et français) comme de la plus haute importance. On sait qu’elle constituera le plus haut fait d’armes de T. E. Lawrence, qui décidera de surprendre les soldats ottomans en attaquant par la terre avec ses Bédouins, exploit jugé impossible, car il impliquait la traversée du désert aride du Nefoud. On sait moins que Lawrence fut au début partisan de la solution envisagée par les états-majors, à savoir l’assaut par la mer, qui aurait été fort coûteux en hommes.
À la révolte, il faut un leader militaire arabe. Lawrence juge le chérif Hussein trop politique et trop retors. Il a jeté son dévolu sur l’un de ses fils, Fayçal, à « l’enthousiasme ardent », qui mènera après-guerre la révolte contre le mandat français en Syrie. Là encore, l’officier de Sa Majesté n’est pas le seul à porter cette idée, puisque Fayçal a déjà été repéré par les Britanniques. Mais c’est T. E. Lawrence qui va la concrétiser. En octobre 1916, il fait partie d’une mission britannique qui s’embarque sur la mer Rouge pour aller discuter avec Abdallah, un autre fils de Hussein, celui qui deviendra le premier émir de la Transjordanie sous protectorat britannique. Lawrence, lui, va en profiter pour rencontrer Fayçal.
Auparavant, le jeune officier de renseignement est impliqué dans la fabrique des équilibres qui façonneront l’après-guerre. À Djeddah, la délégation croise le chef du détachement français, le colonel Brémond, qui insiste pour faire débarquer des troupes composées d’officiers français et de tirailleurs sénégalais. Abdallah se montre intéressé, mais Lawrence estime que le débarquement de troupes étrangères au Hejaz serait une catastrophe. Finalement, Paris rappelle le colonel. Les Français laissent aux Britanniques le soin de mener la révolte, à condition, entre autres, qu’ils leur laissent la Syrie une fois les Turcs vaincus. T. E. Lawrence obtient du chérif Hussein le droit de partir dans les terres à la rencontre de Fayçal. Il est à dos de dromadaire et habillé en Arabe. Dans Les Sept Piliers de la sagesse (1922), il écrit : « Je sus au premier regard que j’avais trouvé l’homme que j’étais venu chercher en Arabie ».
La suite, comme l’écrit Christophe Leclerc, est une autre histoire.
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1Orientales III. La révolte arabe, T. E. Lawrence et la création de la Transjordanie, Paris, CNRS éditions, 2004 ; pages 185-197.