« Je n’avais jamais écouté ma voix intérieure auparavant, comme si je m’étais tue pendant des années, comme si je m’étais avortée aussi moi-même. Tu comprends ? C’est pour ça que je suis là. Je veux avoir accès aux archives. » Un studio de radio, des micros, une guitare, des riffs pour mêler les souvenirs à l’amnésie : la jeune Thurayya déploie les pans oubliés de son histoire, celle qu’elle écrit, met en scène, joue ; et celle dont les souvenirs épars se cognent encore à son amnésie traumatique. Sélectionnée par le Sundance Institute, la comédienne, metteuse en scène et autrice libanaise Tamara Saadé signe à 31 ans une première pièce onirique sur la fin d’un âge de l’innocence.
Mémoire et récit initiatique
Son héroïne veut tirer le fil rouge qui lui permettra de retisser la toile de sa mémoire, perdue à ses 19 ans, après un avortement clandestin à Beyrouth, alors qu’elle était étudiante et encore exaltée d’idéaux politiques. D’abord un roman inachevé, l’histoire de Thurayya — écrite par « nécessité » après un traumatisme personnel — est retravaillée pour sa mise en scène avec le concours de Myriam El Hajj, également réalisatrice libanaise (Trêve, 2015 ; Diaries From Lebanon, 2024).
Pour interpréter ses souvenirs, réminiscences confuses, trois actrices se donnent la réplique : Ada Harb, Myriam El Hajj et Tamara Saadé elle-même. Marc Codsi, qui alterne les rôles, tels ceux d’animateur radio ou d’ancien amant de Thurayya, accompagne le récit à la guitare et lie par ses mélodies les flashs du passé qui reviennent à la mémoire de la jeune femme — ceux d’un trajet sur la route de la banlieue beyrouthine de Hazmieh, allongée à l’arrière d’un fourgon, assommée de morphine après l’opération.
Une plongée dans la psyché de la protagoniste que Tamara Saadé a voulu immersive pour le spectateur : « En retraçant ma mémoire subjective, j’ai imaginé tout ce qui peut se passer dans la tête de cette femme [...] le plateau est conçu comme un espace mental. » Thurayya remonte le courant et se remémore des fragments de son histoire d’amour avec Labib, tous deux jeunes fervents communistes, prêts à mourir pour leur cause. Cette cause la pousse à se plonger dans les archives d’une radio communiste fictive, dont elle se sentait proche. Elle ne se souvient plus de la date précise, sait seulement que l’événement a eu lieu entre 2012 et 2014. À cette époque, de l’autre côté de la frontière, la Syrie avait déjà entamé sa révolution, les « printemps arabes » accouchaient de leurs premiers échecs.
Thurayya sait qu’elle n’est pas seule. L’interruption volontaire de grossesse, en vertu d’une loi de 1943, n’est autorisée qu’avec l’accord de trois médecins lorsque la vie de la patiente est en danger. L’avortement clandestin, lui, est passible de six mois à trois ans de prison. Or, au Liban, une femme sur trois aurait déjà avorté clandestinement.
Avortements d’idéaux
Confrontée aux normes patriarcales ainsi qu’au poids du tabou et de la culpabilité, Thurayya s’immisce, avec le public, dans ses propres souvenirs, à la fois partie prenante et spectatrice des fragments d’une mémoire engloutie.
Comme si le temps s’était condensé et s’était transformé en une petite bille. Et tu sais comme il est facile de perdre une bille, non ? Alors voilà, je cherche à reconstituer ma mémoire dans un cadre fictif, pour faire la paix avec le passé.
La metteuse en scène se saisit de ce traumatisme pour incarner la mort du rêve communiste de Thurayya, inspiré du sien : « À travers cet avortement physique, j’ai voulu parler de l’avortement de cet idéal que j’ai eu, moi aussi, à un moment. » Et la voix d’Ada Harb de chanter la perte de cet idéal comme la perte d’une patrie, par son interprétation de Beiti (Ma maison) de Marcel Khalifé :
Ma maison a brûlé comme un papier,
Je n’ai plus personne
Je te compare à cette plaine
Comme des abeilles qui produisent lentement du miel
Je te compare à toi-même
À la vie qui marche derrière toi
Et qui rassemble ta silhouette éclatée
En évoquant le contexte libanais, la pièce interroge aussi, comme un miroir, le pouvoir rédempteur de l’écriture et de la mise en scène, ainsi que les croisements entre mémoire et fiction. Une réflexion en filigrane sur les conditions de la création artistique au Liban, sa richesse et ses obstacles, alors que Saadé n’en est encore qu’à sa première œuvre, en écho au symbolisme de l’avortement :
Au Liban, beaucoup d’artistes commencent des projets qui ne naîtront jamais, simplement à cause du hasard du contexte dans lesquels ils vivent (...) Des choses commencent et ne se terminent jamais, elles restent en suspens, sans cesse interrompues.
Thurayya semble pourtant bien partie pour conjurer le sort, le volet 2 étant déjà écrit. En attendant, le premier acte Volet 1 : L’opération devrait bientôt fouler d’autres scènes pour déployer sa toile de souvenirs devant le public : « On ne sait pas encore quand, mais la pièce aura d’autres représentations, sûrement en France, et nous sommes ouverts à rencontrer tous les publics », assure Saadé.
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