« C’est dingue, je crois qu’à chaque fois que j’allume j’entends le mot ‟islamisme” », remarque Bilal à l’adresse de sa copine Léa, le regard perdu devant l’écran de télévision. Tunisien fraîchement débarqué à Paris, le protagoniste de la bédéiste Hélène Aldeguer n’est pas seulement le pauvre étudiant étranger offert à notre empathie. Jugé par ses pairs qui ne voient en lui qu’un « musulman » (autrefois on aurait dit un « Arabe »), il est également l’Autre qui porte un regard sur la société française, la met face à ses contradictions et s’interroge sur ces éléments de langage qui ont été vidés de leur sens.
Dans cette confrontation entre Sud et Nord, Bilal, immigré et boursier, interpelle son entourage : « Faut être blanc pour être ‟expat” ? » et pointe du doigt ce « privilège blanc » : « Vous, une frontière c’est juste de nouvelles photos Instagram, mais nous, c’est une nouvelle vie ! […] Tout ça parce qu’on n’est pas nés avec un passeport européen ! » Un privilège que partagent autant les touristes français que Bilal et sa sœur croisent à l’aéroport de Tunis, que les camarades dont le protagoniste fait la connaissance à Paris.
Une discussion « anodine »
Un des mérites de Ce qui nous sépare consiste à ne pas faire des préjugés une exclusivité des milieux d’extrême droite, et de mettre en lumière le racisme latent, inconscient, plein de bons sentiments, mais repu de condescendance. « Le baratin de gens soi-disant ouverts », pour le dire avec les mots du protagoniste, ces « citoyens du monde » qui ne sont pas racistes parce qu’ils « aiment le makrout et ont visité Marrakech ». Le couple que Bilal forme avec une Léa tiraillée entre ses sentiments et le poids de son milieu d’origine en fait les frais : il est devenu la caisse de résonance de leur monde extérieur. Durant les discussions « anodines » qu’ils ont avec ses ami.e.s, Léa ne comprend pas le « caractère » de son copain qui semble si facilement prendre la mouche. Les deux personnages vivent au rythme de tensions qui semblent parfois démarrer d’un rien et prendre rapidement de l’ampleur au regard du rythme du récit.
Bilal, lui, n’est pas un enfant de la « haute ». Originaire de Jendouba, gouvernorat du nord-ouest de la Tunisie, une des régions les plus défavorisées du pays, il ne doit la possibilité de poursuivre ses études à Paris qu’à son parcours brillant qui lui a permis de décrocher une bourse. Une chance qu’il souhaite également pour sa petite sœur, étudiante à Tunis. Dans leurs échanges, il y a toute une panoplie de lois et d’obstacles en arrière-plan : la traversée des frontières, le coût des études déjà prohibitif pour beaucoup et qui l’est davantage avec l’augmentation des frais de scolarité pour les étudiants venus de pays en dehors de l’Union européenne, les milliers d’euros bloqués sur un compte en banque et exigés comme garantie…
Écartelé entre ici et là-bas
Montrer le rejet que ressent régulièrement Bilal en France ne signifie pas pour autant pour Aldeguer dessiner la Tunisie sous des traits idylliques. Au-delà des libertés individuelles — souvent le seul prisme à travers lequel les pays du Sud sont regardés —, il y a les questions socio-économiques, le pain et la dignité qui ont fait éclater la révolution de 2010 en Tunisie sans en avoir — encore ? — réalisé toutes les aspirations, et les conséquences sociales qu’on devine : manifestations, affrontements sanglants avec la police, désespoir, immigration clandestine…
Entre la France et la Tunisie, la palette chromatique de la dessinatrice abandonne le bleu pour épouser des couleurs plus chaudes, avec une impression de sépia, marquant à la fois le souvenir, la nostalgie et l’éloignement. Car aussi qualifiés soient-ils, tous les immigrés connaissent avec ce départ « choisi » le début d’un entre-deux auquel ils seront condamnés : l’avenir qui se construit ici, le passé qu’on a quitté là-bas, les relations qui se tissent au Nord tandis qu’elles se dématérialisent au Sud. Vivre loin conduit à mener une double existence : celle que l’on vit physiquement dans le pays de résidence, et celle que l’on passe sur son téléphone ou son ordinateur, à scruter les réseaux sociaux. Une série de cases souligne cet aspect avec éloquence : on voit Bilal se mouvoir comme un automate dans le métro, geste parisien par excellence, les yeux rivés sur son téléphone, et la tête bouillonnant de l’écho des nouvelles de là-bas.
Sans le divulgâcher, on peut regretter le tableau trop heureux sur lequel se clôt la BD. Mais en ces temps où la sommation de rentrer dans les rangs se fait plus que jamais pressante, où ce qui nous différencie devient systématiquement ce qui nous sépare, on comprendra aisément que l’autrice s’accorde, par le truchement salutaire du dessin et de la fiction, le droit de pécher par optimisme.
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