Trois ouvrages tournent les pages de l’histoire algérienne

Malgré la persistance de l’épidémie de Covid-19, l’activité de l’édition a repris à Paris après plus de deux mois de fermeture des librairies et d’absence des éditeurs. Deux livres et une revue paraissent simultanément sur l’Algérie et proposent des regards pluriels sur son histoire contemporaine et le Hirak, le mouvement populaire en cours depuis début 2019 interrompu en mars pour des raisons sanitaires.

Alger, place des Martyrs, 22 février 2019
(D’après une photo de) Kritli Hichem/Wikimedia Commons

Mathieu Rigouste, chercheur indépendant en sciences sociales, spécialiste de la contre-insurrection et des sociétés sécuritaires, revient sur un épisode qui divise toujours les spécialistes soixante ans après les faits : qui a organisé les manifestations populaires dans les grandes villes algériennes en décembre 1960 ? Jusqu’ici, deux thèses s’affrontaient. S’agit-il d’un coup monté par les officines de l’armée française à l’occasion du dernier voyage sur place du président de la République Charles de Gaulle, désireux de voir triompher une hypothétique « troisième voie » contre la thèse de l’Algérie française ou celle de l’indépendance ? Ou du résultat de l’action des maigres réseaux du FLN qui subsistaient, notamment à Alger après l’écrasement de la zone autonome par les paras du général Massu lors d’une terrible répression en 1957 et qui voulait aider les maquis en grande difficulté suite aux lourdes opérations du général Challe ?

L’auteur y voit plutôt l’initiative du « prolétariat organisé » désireux de s‘émanciper simultanément des consignes militaires françaises et de l’encadrement du nidham (organisation) FLN, tant redoutée de la rébellion. La thèse, séduisante, ne manque pas d’arguments ; elle aurait gagné à reposer sur plus de sources éprouvées et moins sur des témoignages incertains et des mémoires d’enfants recueillis bien plus tard à l’âge adulte. De même, l’opposition entre les « colons » et les « coloniaux » semble une summa divisio un peu schématique et réductrice pour rendre compte de la sociologie des anciens département français d’Algérie où les colons proprement dits n’étaient pas plus de 20 000 — même si leur influence politique dépassait, et de loin, leur poids démographique — ou celle des 80 % de salariés européens plus mal payés en moyenne que les métropolitains. Dans une synthèse réussie, Mouloud Feraoun, le grand intellectuel kabyle, a sans doute bien résumé l’imbroglio de cette sanglante affaire ou l’on ne compta pas les victimes :

Pour que les musulmans des bidonvilles sortent, il a fallu que les Sections administratives urbaines (SAU) donnent le feu vert. Mais voilà, une fois dans la rue, on se sent libre, on se défoule aussi. Alors pendant que les ultras crient ‟Algérie française”, on répond ‟Algérie algérienne” et ‟Vive de Gaulle”. Ça, c’est permis. Puis c’est ‟Algérie musulmane” et ‟Vive le FLN”. D’abord on peut brandir le drapeau tricolore mais après on peut y glisser le drapeau vert [du FLN].
Journal 1955-62

Mathieu Rigouste, Un seul héros le peuple. La contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960, Premiers matins de novembre éditions, 2020. — 388 pages ; 24 euros.

Jean-Pierre Peyroulou, professeur agrégé et docteur en histoire, auteur d’ouvrages sur l’Algérie et la décolonisation, retrace en 125 pages trois décennies algériennes dans les conditions qu’ont connues tous ceux qui ont voulu écrire sur l’après-1962, date de l’indépendance, l’inaccessibilité aux archives jalousement gardées par un pouvoir qui, par ailleurs, réclame sans vergogne le rapatriement de celles conservées en France, mais surtout pas leur ouverture aux chercheurs d’où qu’ils viennent. Comprenne qui pourra à cette schizophrénie permanente ! Grâce à des journalistes, aux défenseurs des droits humains et à des historiens courageux, l’auteur a gardé le « cap intellectuel » et rédigé un livre d’histoire qui, à la différence des précédents ouvrages de ce type, commence en 1988 et non en 1962. Après la mévente des hydrocarbures, la seule exportation du pays, au milieu des années 1980, une grave crise économique et financière se développe, qui divise les responsables et aboutit à une explosion sociale réprimée sans ménagement par l’armée, puis à l’épuration politique des « durs » hostiles à toute libéralisation du régime. Il est mis fin au régime du parti unique, le FLN, au profit d’un multipartisme « rationnalisé ». Le Front islamique du salut (FIS) en profite et gagne dans un premier temps les élections municipales et le premier tour des législatives avant d’être privé d’un second tour et d’une victoire certaine. Il est bientôt interdit et le FLN, secondé par son clône, le Rassemblement national démocratrique (RND), retrouve un rôle majeur. L’année 1988 a-t-elle changé quelque chose au fonctionnement du régime ? On peut en douter, tant le bilan du bilatéralisme après trente ans de fonctionnement sous la houlette des services de sécurité est plus que modeste, en trompe-l’œil, reconnait l’auteur. Le Hirak ne s’y est pas trompé : il rejette le système mis en place avant même la fin de la guerre d’Algérie sans trop s’arrêter à l’épisode « démocratique ».

Jean-Pierre Peyroulou, Histoire de l’Algérie depuis 1988, La Découverte, 2020. – 125 pages, 10 euros.

La revue quadriennale Mouvements, « résolument ancrée à gauche depuis 1998 », publie dans son deuxième numéro de l’année sous le titre « Hirak, Algérie en révolutions (s) » un dossier consacré au mouvement populaire qui a démarré en février 2019 et obtenu le départ du pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika et de sa clique. Écrit pour l’essentiel au printemps 2020, il prend en compte l’arrêt pour cause de coronavirus mais les contributeurs, dans leur grande majorité, s’attendent ou espèrent sa reprise après la fin de l’épidémie.

Militants, journalistes, cinéastes, sociologues ou anthropologues, chercheurs, professeurs, vivant en Algérie ou à l’extérieur, ils relient l’actualité au passé, notamment à la guerre d’indépendance et à ses héros, et isolent bien les éléments nouveaux que recèlent les événements intervenus depuis 2019 dans les pratiques de la contestation, l’occupation des rues et places des grandes villes et d’abord d’Alger, la ville phare du mouvement. Une jeune femme, Saadia Gacem, cinéaste et émigrée revenue en Algérie établit un contraste saisissant entre la capitale et la ville d’où est originaire sa famille, Bordj Bou Arreridj, une cité industrielle en pleine expansion située au sud de la Petite Kabylie. D’un côté, une force assurée, de l’autre au fil des semaines un certain découragement et des oppositions violentes entre partisans et adversaires du Hirak « Pas de coup. Mais la violence est là, verbale. Des groupes se forment, ils ne discutent pas mais se disputent. Ils ne débattent pas mais s’insultent… »

Après l’élection du nouveau président de la République, le 27 décembre, les « hirakistes » ont disparus de Bordj, chassés par les amis du pouvoir et des grandes familles qui dominent la ville. Ce témoignage, rare et original, montre une évolution contrastée à mille lieux des clichés unanimistes et qui explique, en partie, l’arrivée d’Abdelmajid Tebboune à la présidence de la République.

À noter une partie intéressante sur les « mécanismes du pouvoir » qui traite de l’armée, de l’économie et de l’autoritarisme constitutionnel. Sur ce dernier point, l’auteur souligne l’inapplicabilité des articles 7 et 8 de la Constitution de 1976 qui donne la souveraineté au peuple, mais le prive des moyens de l’exercer concrètement.

« Hirak, Algérie en révolution(s) », Mouvements, n° 102, été 2020. — 192 p. ; 16 euros.

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