Il y a deux Caucase. Le Caucase du Sud ou Transcaucasie aligne trois pays de Krasnodar à Bakou — sans oublier la région turque de Kars à la citadelle imposante : la Géorgie et l’Arménie, qui bordent la mer Noire, et l’Azerbaïdjan, baigné sur son flanc est par la mer Caspienne. L’autre Caucase, celui du Nord, est inclus dans la Fédération de Russie. Il est séparé du premier par le massif du Grand Caucase, culminant à 5643 m.
En parcourant du sud vers le nord ses 1200 km, on rencontre successivement les républiques du Daghestan, de Tchétchénie, d’Ossétie du Nord, de Kabardini-Balkanie, de Karatchaïvo-Tcherkerssie et de l’Adyguée. Sa localisation à l’interception de plusieurs civilisations a fait de cette région le réceptacle de dizaines de peuples d’ethnies diverses, parlant des milliers de langues et de dialectes distincts et, selon les moments, pratiquant en bonne entente ou en crispations conflictuelles l’islam sunnite et chiite, le christianisme orthodoxe et monophysite (qui n’admet que la nature divine du Christ), le bouddhisme ou bien encore le judaïsme.
Un melting-pot ethnico-religieux
Cette sorte de melting-pot ethnico-religieux et véritable tour de Babel est une contrée bénie pour les anthropologues. C’est ce qui a conquis Frédérique Longuet Marx, enseignante en sociologie et en anthropologie à l’université de Caen, et l’a conduite à y faire de fréquents séjours.
Descendante de Charles Longuet, le gendre de Karl Marx, elle se rend souvent et dès sa prime jeunesse en Union soviétique. Au milieu des années 1970, elle poursuit des études à Leningrad qui, bien que située à l’embouchure de la Neva, accueille des populations venues de toutes les régions du pays le plus vaste du monde. Ce sera l’occasion pour elle de se familiariser avec la grande hétérogénéité des peuples de l’ex-Union soviétique.
Une République, quatorze langues
Après une rencontre décisive avec l’ethnologue russophone Roberte Hamayon, spécialiste de l’Extrême-Orient sibérien, et ses diplômes obtenus à l’université de Nanterre, elle sollicite l’université de Leningrad pour participer à une étude de terrain en Sibérie. Une contre-proposition lui est faite : un séjour au Daghestan. C’est donc dans cette république d’un peu plus de 3 millions d’âmes où sont installées plus de trente ethnies qui s’expriment en trente langues différentes, dont quatorze principales, qu’elle a commencé ses recherches et les poursuit jusqu’à ce jour.
Chroniques caucasiennes se penche d’abord sur l’histoire du pays liée aux tentatives de colonisation russe puis de soviétisation après la Révolution bolchevique, dont les débuts étaient prometteurs :
Le village sortait de deux périodes de famine. Tout le village [il s’agit de Botlikh] est sorti, il n’y avait presque pas de contre-révolutionnaire. Le représentant du pouvoir soviétique a été accueilli avec le pain et le sel1.
Mais ce fut de courte durée. La colonisation avait engendré une culture de la rébellion identitaire qui s’est appuyée sur l’islamisation des peuples daghestanais dès le VIIIe siècle puis leur adhésion à la Naqshbandiyya, un mouvement radical soufi. C’est précisément cette omniprésence du fait religieux et la façon maladroite de le traiter par les autorités de Moscou (en 1983, il n’y a plus de mosquée dans les villages, juste un édifice religieux « officiel » dans la capitale Makhatchkala) qui vont déclencher des conflits à répétition. Après la chute de l’URSS, le salafisme supplante le soufisme, les mosquées sont rouvertes, d’autres sont construites avec de l’argent fourni par les oligarques, le chômage s’installe (il est le plus élevé de Russie) et, bientôt, la tentation est grande pour la jeunesse de se conformer à la tradition de l’imam Chamil, figure tutélaire du Caucase du Nord au XIXe siècle, et de s’engager dans l’aventure du djihadisme. D’abord un djihadisme intérieur fait de maquis et d’attentats puis celui de l’Organisation de l’État islamique (sur les 10 000 combattants de Russie ayant rejoints l’Organisation de l’État islamique, 5000 venaient du Daghestan).
La stratégie des femmes
Du temps de l’Union soviétique, même adoubée par une université aussi prestigieuse que celle de Leningrad, il n’était pas simple pour une chercheuse occidentale, toujours chaperonnée par un membre du Parti rendant compte journellement de ses déplacements au KGB, d’être en mesure de rencontrer les personnes nécessaires à ses recherches. L’avantage (pour une fois) de Frédérique Longuet Marx, c’est qu’elle est une femme et que, de ce fait, elle est parvenue à créer un climat de confiance avec les jeunes filles et les mères daguestenaises, pénétrant ainsi dans l’intimité des foyers afin de pouvoir comprendre et décrire leur rôle sans le schématiser. Le mariage, par exemple, est un processus long et coûteux dans lequel les mères ont une fonction décisive. Et dans lequel les jeunes filles amoureuses mettent au point des stratégies de contournement du patriarcat pour convoler non pas avec celui à qui on les destinait parfois depuis le berceau mais avec celui qu’elles ont choisi.
L’un des intérêts de l’ouvrage tient à ces escales de longue durée qui lui ont permis de prendre la mesure des changements et des permanences entre la période soviétique et, à partir de 1991, celle de la Fédération de Russie. Elle le fait avec une grande empathie pour les peuples du Daghestan, avec aussi le regard avisé (et aiguisé) d’une chercheuse, éminente spécialiste de son sujet, pas dupe des aspects négatifs de certaines coutumes ancestrales mais désireuse que l’identité de ces peuples ne soient pas passée au laminoir du patriotisme grand-russe. Ainsi a-t-elle pris fait et cause pour les Tchétchènes en lutte contre Moscou2 qui nie leurs différences pour mieux maintenir sa tutelle autoritaire sur les républiques caucasiennes.
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