Théâtre

Un triptyque théâtral sur le conflit syrien

« Chroniques d’une révolution orpheline » · Au printemps 2011, en Syrie, les premières manifestations pour la démocratie sont violemment réprimées mais elles suscitent le formidable espoir que le peuple syrien puisse enfin s’émanciper de la dictature. Avec Chroniques d’une révolution orpheline composé à partir de trois textes de Mohammad Al-Attar, la metteure en scène Leyla-Claire Rabih livre le fruit d’un travail dramatique de longue haleine autour des premiers temps de cette révolution aujourd’hui « orpheline » et abandonnée par ses premiers soutiens.

© Grenier neuf

Metteure en scène confirmée, Leyla-Claire Rabih a été l’assistante de Thomas Ostermeyer, Manfred Karge et Robert Cantarella. Lorsque commencent les premières manifestations en Syrie et la violence de la répression, elle en perd le sommeil. Née en France de mère française et de père syrien originaire de Hama qui avait été assiégée par le régime en 1982, la Syrie est un pays qu’elle connaît mais où elle n’a jamais vécu. L’année 2011 est pour elle la répétition de l’histoire. À une tout autre échelle.

Elle crée d’abord une performance, Lettres syriennes, lettres d’exil, en 2013 quand, poussée par l’urgence, elle écrit pour le théâtre pour la première fois. Puis elle découvre, avant qu’il n’accède à la notoriété, les textes de Mohamed Al-Attar, auteur syrien adoubé à Avignon en 2016 (Alors que j’attendais, mis en scène par Omar Abousaada). Elle en choisit trois : Online, Tu peux regarder la caméra ? et Youssef est passé par ici qu’elle associe, sans chercher à créer une chronologie ou des liens entre eux mais en essayant de montrer un processus, un point d’observation sur la révolution qui interroge la notion de soulèvement puis le basculement dans la guerre civile. Elle mettra près de trois ans avant de trouver la production pour ces Chroniques d’une révolution orpheline — une expression empruntée à Farouk Mardam-Bey qui soulignait à quel point elle avait été abandonnée par les politiques.

La trilogie lui permet de rendre compte de la complexité du conflit, trop souvent réduit par les médias à un affrontement entre le régime et l’organisation de l’État islamique (OEI). Elle rend palpables les êtres et les situations. Rappelle comment tout a commencé, par un soulèvement pacifique et unitaire qui réclamait des réformes. « Une période, entre 2011 et 2013, qui se laisse encore raconter, tandis qu’après cela devient très compliqué et qu’on passe à un conflit régional avec interventions diverses ».

© Vincent Arbelet

Elle lui permet aussi de travailler sur trois formes d’écriture théâtrales différentes qui vont se succéder dans un fondu enchaîné qui marque à la fois leur singularité et leur continuité. Le public est accueilli dans un dispositif bifrontal qui l’intègre à la scénographie, signée par Jean-Christophe Lanquetin. Un plateau épuré où sont disposés deux immenses écrans avec deux tables, un fauteuil et quelques chaises pour tout décor. Les acteurs surgissent d’abord du public et s’adressent à lui dans un contact rapproché, les yeux dans les yeux. Le texte, dans la traduction de Joumana Al-Yasiri et Leyla-Claire Rabih, se déploie en arabe et en français.

Online se joue dans des échanges de mails, d’appels téléphoniques de contacts sur les réseaux sociaux — lorsqu’ils peuvent encore avoir lieu — entre deux jeunes étudiants depuis Damas et Paris. Ils rendent compte de l’enthousiasme du début du soulèvement. Puis de la détresse et de la peur. Lui a vu plusieurs de ses amis arrêtés, sauvagement frappés, n’a rien pu faire et est tétanisé par cette impuissance. Elle est loin, démunie, veut le réconforter, l’encourage à participer à la résistance et à la mobilisation. Puis leur communication est interrompue et elle apprend que son ami s’est fait arrêter à son tour.

© Grenier neuf

Le second volet, Tu peux regarder la caméra ?, le plus percutant, montre une jeune Syrienne en rupture avec sa famille qui ne veut pas s’impliquer dans la révolution tandis qu’elle cherche à documenter la répression et filme les témoignages de ceux qui ont participé et en ont payé le prix fort. Pour conjurer sa propre peur, elle fait face au récit de ceux qui ont affronté l’arrestation, la prison et la torture. Ici le basculement d’un mouvement populaire et révolutionnaire, le vacillement d’une société à travers des protagonistes déchirés dans leur identité est approché au plus juste et au plus près. Les cinq acteurs, Soleîma Arabi, Wissam Arbache, Eurydice El-Etr, Grégoire Tachnakian, Elie Youssef se partagent tous les rôles et jouent des personnages plus vrais que vrais. Leyla-Claire Rabih aussi occupe la scène, témoin et traductrice.

On est moins convaincu par l’épilogue, Youssef est passé par ici, plus flottant et expérimental. La troupe s’y met en scène, souhaitant aller filmer à Damas mais devant y renoncer et se contenter du décor de Beyrouth. Ici on est projeté dans un road-movie dans la Syrie en ruines et décombres qui entremêle des scènes de théâtre, des images d’actualité, des dialogues et des points de vue… Une tentative de construction d’un regard entre fiction et réalité qui se voudrait plus éclairant et qui produit un peu de saturation.

Il n’en demeure pas moins que ces Chroniques d’une révolution orpheline mettent à jour et à la lumière la radicalité de la révolution syrienne, dans le soulèvement d’hommes et de femmes qui contre la terreur absolue se réapproprient leur destin — même face à la mort. En 1996, s’inquiétant de la régression du théâtre dans son pays, l’immense dramaturge Saadallah Wannous déclarait : « Nous sommes condamnés à l’espoir. Ce qui se passe aujourd’hui ne peut pas être la fin de l’Histoire ». Des paroles que l’on entend dans un nouvel écho.

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