L’Histoire du 9e art débute avec l’enfance. Pas celle de ses lecteurs, celle de ses personnages. Tout commence, en 1894, avec les espiègleries de Yellow Kid, un poulbot newyorkais croqué par Richard Outcault. Trois ans après, Rudolph Dirks, mettant en scène les aventures de ces chenapans de Katzenjammer Kids (rebaptisés en français Pim, Pam, Poum), à l’idée d’utiliser les phylactères pour les faire parler. La bande dessinée est parée pour l’aventure.
Mais, parfois, pour l’enfant rien n’est simple. C’est le cas de San Mao, le petit vagabond facétieux imaginé par Zhang Leping dans la Chine des années 1930. Et parfois, le quotidien décalque tellement celui des « grands » qu’il en devient ennuyeux. Pour s’en échapper, Calvin compte sur Hobbes, son tigre en peluche qui s’anime dès que ses parents ont le dos tourné. Bob Watterson, l’auteur de cette hilarante série, laisse Hobbes proférer de sentencieux et cyniques propos que seul Calvin entend et qui mettent à mal l’American way of life. Mais, la gamine la plus critique, celle dont la maturité politique bouleverse la bien-pensance de la bourgeoisie de Buenos-Aires, c’est Mafalda, l’héroïne de Quino, dont l’animal de compagnie se nomme Bureaucratie. C’est une tortue, « véhicule de la démocratie », nous dit la fausse ingénue. Nous sommes en Argentine — nous pourrions être en Turquie.
Avec Nager à contre-courant, la jeune (elle est née en 1975) autrice turque Özge Samanci inscrit sa fillette à la sympathique bouille ronde et aux deux petites couettes — qui n’est autre qu’elle même — dans la longue lignée de ces enfants au regard lucide, obstinés et débrouillards, contraints de contourner les interdits des adultes et les incompréhensions parentales pour aller au bout de leur rêve.
Un récit autobiographique convaincant
De Riad Sattouf avec l’Arabe du futur à Marjane Satrapi, l’Iranienne insoumise de Persépolis, le récit autobiographique fait florès et emporte l’adhésion du public.
Özge Samanci nous en propose un exemple très convaincant. Son héroïne a une sœur aînée et vit avec son père et sa mère à Izmir (l’ancienne Smyrne), au bord de la mer Égée. Née dans la toute petite bourgeoisie turque, elle perçoit rapidement qu’elle n’habite pas le pays où le bonheur du peuple est la préoccupation principale de ses dirigeants.
À l’école primaire, les élèves sont quarante par classe et soixante au collège. Ils doivent prêter serment (« Je suis un Turc, je suis honnête. Je travaille dur. J’ai pour principe de protéger la jeunesse, de respecter les aînés, d’aimer mon pays et ma nation plus que je m’aime. ») ; il leur faut saluer la maîtresse militairement et marcher au pas, les portraits d’Atatürk sont omniprésents, de la salle de classe à celle des professeurs, sur les billets de banque comme à la télévision après la dernière émission qu’accompagne l’hymne national. L’exaltation d’un patriotisme xénophobe prend toutes les formes, la répression des opposants aussi — de la prison à l’assassinat.
En dépit de cet univers oppressif, pour la petite Özge, le plus important, c’est d’être scolarisée et d’apprendre, même si l’institutrice considère que les punitions corporelles font partie du système éducatif, même si au collège les professeurs accordent à l’islam la prime part explicative dans toutes les disciplines. Bien sûr, il y a des temps de pose, des entractes, comme lorsque le professeur de musique écrit au tableau les notes de la musique du générique de la série Dallas et que, mandoline en main, les élèves se régalent à l’interpréter. Il y a aussi des drames comme lorsque le professeur d’éducation physique, soupçonné d’être un terroriste prokurde, est tué par la police ainsi que sa femme devant leur enfant de 3 ans.
Affirmer sa vocation coûte que coûte
En grandissant, devenue presque malgré elle une rebelle, Özge reste convaincue que ce sont les études qui lui permettront de s’extraire de cette société corsetée, baignant dans un passé exalté et frelaté. Mais rien n’est simple. Les obstacles sont nombreux. Et trouver sa voie quand on a quitté le cocon familial ne laisse pas beaucoup de place à l’erreur. En dépit des encouragements d’une grande sœur et d’amis attentifs, l’accès aux meilleures universités publiques reste un parcours du combattant. Il nécessite une pugnacité et un investissement scolaire de tous les instants, le moindre fléchissement étant sanctionné par un échec au concours d’entrée.
Finalement, après un bref passage par un cursus de mathématiques et une échappée transitoire vers le théâtre, fidèle à sa vocation, Özge, devenue une bédéiste reconnue, vivant à Chicago, a accompli les ambitions de la petite fille qui dialoguait avec le poster du commandant Cousteau punaisé au mur de sa chambre. Un personnage emblématique de ceux qui sont capables de vivre en milieu hostile à condition de s’en donner les moyens et qui n’a cessé de l’encourager à assumer ses choix.
Pour nous raconter une enfance en Turquie, Özge Samanci a eu recours à un dessin épuré, proche par sa facture de celui de Plantu ou des aquarelles du Petit Prince de Saint-Exupéry et à des assemblages de photos et de papiers collés, disséminant des informations qui, au lieu de saturer la page, l’aèrent de façon bienvenue.
Özge Samanci fera paraitre en 2023 son prochain opus, Evil Eye, une fiction politique située dans la Turquie contemporaine. On peut augurer que c’est avec le même talent qu’elle rendra compte de la situation complexe de son pays d’origine au carrefour d’échéances cruciales.
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