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Une survivante du génocide des Arméniens témoigne

Pendant l’été 1915, Serpouhi Hovaguian a réussi à s’échapper d’une marche de la mort organisée par les soldats de l’empire ottoman. La jeune poétesse arménienne va se cacher pendant deux ans. Son journal est un précieux témoignage sur le premier génocide du XXe siècle.

BnF éditions

Ont-elles vu tant de souffrances, les autres nations ?
Quand elles vont l’apprendre, le croiront-elles ?
Et auront-elles pitié de misérables comme nous ?

Ces vers, écrits au tout début du siècle dernier par une jeune Arménienne des bords de la mer Noire, sont prémonitoires. Quelques années plus tard, plus d’un million d’Arméniens seront les victimes d’un génocide perpétré par les autorités ottomanes. Les générations d’Arméniens qui suivront n’ont tiré de ce massacre de masse nulle fierté particulière. Ils ont intériorisé leur douleur tout en demandant à la communauté internationale de reconnaître le caractère génocidaire de l’entreprise d’extermination. À juste titre : les horreurs subies auraient pu arriver à n’importe quelle communauté humaine, population ou minorité. La Shoah, le Cambodge, le Rwanda en témoignent.

Je suis moi-même le petit-fils d’une victime civile abattue par des miliciens dans la ville de Mardin en Anatolie, peuplée à l’époque de Kurdes, de Syriaques et d’Arméniens chrétiens, au nord de la frontière de la Syrie actuelle. C’était au moment où l’empire ottoman agonisait et que la « Grande Guerre » battait son plein.

Si le génocide des Arméniens — le premier du XXe siècle — ne peut se comparer à la Shoah par son ampleur, il a constitué un triste prélude à ce qui est arrivé aux juifs d’Europe. Mais l’avertissement n’a pas été suivi d’effet, même si seulement deux décennies séparent les deux tragédies. On connaît la boutade attribuée à Adolf Hitler : « Qui se souvient des Arméniens ? » Pourtant à maints égards, le parti Jeunes-Turcs qui a gouverné pendant une dizaine d’années aux destinées de l’empire ottoman jusqu’à la fin de la première guerre mondiale a préfiguré à maints égards le national-socialisme allemand. Il prônait un État homogène d’un point de vue ethnique et religieux dont la traduction concrète fut la déportation et l’extermination des Arméniens en 1915 (à l’exception des Arméniens des provinces arabophones du Liban et de Jérusalem).

La perte de son mari et de ses enfants

Les récits de rescapés de ce massacre sont nettement moins nombreux que ceux des rescapés juifs des camps. La publication de Seule la terre viendra à notre secours. Journal d’une déportée du génocide arménien vient combler cette lacune, si l’on peut dire. Ce texte constitue « l’un des rares témoignages connus à ce jour émanant d’une victime qui ne soit pas postérieur au génocide », écrivent Maximilien Girard et Raymond Kévorkian dans l’introduction de cet ouvrage.

Serpouhi Hovaguian, originaire de Trébizonde (aujourd’hui Trabzon en Turquie) au nord-est de l’empire ottoman, a tenu son journal par intermittence entre 1916 et 1918, après son évasion d’une marche de la mort organisée par le pouvoir ottoman. Cette belle jeune femme a 22 ans quand elle est arrêtée en 1915.

Dans les premières semaines de juillet 1915, et à la suite du décret officiel ordonnant « l’exil » des Arméniens rendu public le 26 juin 1915, Serpouhi perd tout dans la machine génocidaire. Son mari, sa fille Aïda âgée de quelques mois, son fils de quatre ans Jiraïr (prénom arménien qui signifie vigoureux) sont introuvables et probablement morts. La jeune femme est cultivée, parle plusieurs langues dont l’arménien, le français, le grec moderne.

Comme dans une machine rendue folle, l’extermination des Arméniens sur un immense territoire ne fut pas organisé ni mis en œuvre avec une rigueur implacable et quasi scientifique comme celui des juifs sous le nazisme. Mais les termes officiels utilisés, comme « déportation » et « exil » recouvraient une réalité cauchemardesque : massacres, pendaisons, viols, adoptions forcées par des familles turques, ou consenties par des Bédouins pour échapper à la mort inéluctable, conversion à l’islam (souvent pour sauver sa peau) et bien sûr expropriations, vols, incendies volontaires.

À la veille de la première guerre mondiale, Trébizonde comptait 5 539 Arméniens. On y trouvait les consulats des grandes puissances de l’époque, les bureaux des armateurs et les maisons des plus riches négociants arméniens et grecs. Du 1er au 3 juillet 1915, 6 000 personnes au total quittèrent la ville et environ 4 000 autres les villages environnants.

Le massacre des gorges de Kemah

C’est dans ces circonstances que Serpouhi Hovaguian est arrêtée chez elle. Malgré des trous dans ses carnets, les comptes-rendus notamment de soi-disant procès sur des « abus » commis par des officiers ottomans et son propre journal nous apprennent qu’avec d’autres hommes, femmes et enfants regroupés dans un convoi, elle vécut trois mois d’enfer et réussit à s’échapper du fameux site-abattoir des gorges de Kemah vers lequel tous les déportés des provinces d’Erzeroum et de Trébizonde furent orientés et qui fut le théâtre de scènes dantesques. Deux escadrons de l’Organisation spéciale (OS), une unité créée par deux partis dont les Jeunes-Turcs y exterminèrent environ 25 000 personnes en une seule journée.

Avec lucidité, Serpouhi Hovaguian raconte aussi les misérables marchandages pour passer une nuit chez un habitant ou travailler comme couturière, voire se retrouver après un séjour de « près de vingt jours » chez un « bey qui attendait que j’aille mieux pour me prendre pour femme ». Après quoi elle s’enfuit, maudissant cet homme. « Voilà le cœur d’un Turc… » se plaint-elle. Plus tard, son périple à travers l’Asie Mineure l’amène à se convertir au catholicisme et à se réfugier au sein d’une famille grecque. Elle continue à être recherchée, et raconte la persécution des Grecs qu’elle croise sur son trajet.

L’introduction très documentée du livre retrace son itinéraire et sa vie rocambolesque jusqu’à son arrivée à Marseille. Elle nous apprend notamment que « des centaines de femmes et d’enfants s’y donnèrent la main pour sauter ensemble dans le vide » formé entre les falaises et les eaux de l’Euphrate au fond des gorges.

« Nous nous attendions à tout moment à être jetés dans le fleuve. Ils ont emmené et balancé dans les flots deux chariots remplis de petits garçons. Oh ! que cette scène était terrible », écrit-elle, décrivant les « monstres (tortionnaires) assister au spectacle avec jubilation ». Pour l’histoire, elle note que les gendarmes ne réservaient pas le même traitement barbare aux Arméniens catholiques, les orthodoxes seuls étant soupçonnés de servir de cinquième colonne à l’ennemi russe sur les lignes de front. Ailleurs dans l’empire, notamment en Anatolie et dans la ville de Mardin, ce distinguo ne s’est pas appliqué et des catholiques non arméniens ont tout aussi été victimes de massacres.

Le « journal » de Serpouhi se présente sous la forme d’un carnet constitué de cinq cahiers, soit au total 70 feuillets contenant son récit de déportation et son journal de fugue, mais aussi divers écrits dont des brouillons de lettres d’amour ou à des proches, des poèmes et des extraits de textes littéraires dans plusieurs langues. Elle alterne la description d’une douleur intense et le sentiment de joie pour se donner du courage. Certaines pages écrites en français s’expliquent sans doute par la nécessité de dissimuler à certains de ses hôtes son arménité.

« Les suppliques et les voix des Arméniens disparaîtront comme la fumée de cigarette et seules resteront les cendres », écrit-elle au comble du désespoir, même si beauté, espoir et courage sont aussi présents. 
Accompagnés de photos et de fac-similés, les feuillets sans chronologie de Serpouhi se terminent par une strophe :

Parmi ces cadavres, il y a aussi des femmes
Qui, serrant leur enfant sur leur poitrine, espèrent ton aide.
Si nous sommes coupables, quelle est la faute de cet innocent ?

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