La révolution de 2011 avait projeté sur le devant de la scène internationale la culture contestataire de la jeunesse égyptienne à travers la musique ou le graffiti. Dix ans après, même si on en parle peu sous ce prisme en Occident, le pays le plus peuplé du monde arabe continue à offrir un foisonnement créatif, pour peu que l’on s’y attarde.
L’ouvrage collectif Culture Pop en Égypte : entre mainstream commercial et contestation sous la direction des deux spécialistes de l’Égypte Richard Jacquemond et Frédéric Lagrange explore la création artistique à travers des productions littéraires, audiovisuelles ou musicales postrévolutionnaires, et ainsi analyser l’évolution de la société. Une riche introduction détaille la démarche des auteurs et autrices qui prennent pour point de départ le champ des cultural studies pour l’adapter au contexte égyptien. Les concepts de « pop » et de « populaire » sont mis en parallèle avec ceux de chaabi et baladi qui, dans le dialecte égyptien, désignent différentes formes de culture populaire.
Les chapitres de ce volume étudient les expressions relatives à la classe sociale, au genre et à l’identité nationale dans la culture pop égyptienne et la manière dont elles alimentent les normes sociales ou au contraire les déconstruisent. L’ouvrage les répartit en quatre parties : « Pop fiction, de l’écrit à l’audiovisuel » ; « Pop humor, le rire entre la télévision et Internet » ; « Pop music, du protest song à l’électro » et « Pop street, la rue et ses mythes ». Si certaines productions examinées sont le propre de la culture commerciale dominante, d’autres appartiennent clairement à la contre-culture.
« Un homme ne pleure que pour le football ! »
Dans la chanson « Salmonella » mise en ligne en janvier 2020, sur un air musical typique des ballades sentimentales, l’humoriste et chanteur Tamim Younes déclare mièvrement sa flamme à une jeune fille croisée dans un café. Puis, il la menace de finir sa vie seule, paralysée avec la salmonellose dans le cas où elle refuserait ses avances, mais cette fois sur un fonds de mahragan, associant clairement l’image du harceleur machiste à celle de l’électro chaabi, genre musical des périphéries du Caire. Ce va-et-vient entre deux genres musicaux correspond à un va-et-vient entre deux classes sociales avec leurs référents socioculturels. Le comique de la chanson réside dans ces multiples registres et à son second degré jouant de l’ambiguïté.
Devenu viral sur les réseaux sociaux, le morceau a suscité la controverse : Tamim Younes a été accusé d’apologie du harcèlement par certain.e.s, alors que d’autres n’y voyaient qu’une condamnation de ce comportement par l’humour. Il finira par retirer lui-même le clip de ses réseaux sociaux en juillet, suite à la vague #Metoo en Égypte.
Frédéric Lagrange se penche à son tour sur les représentations des masculinités égyptiennes à travers les spots publicitaires d’une marque de bière sans alcool et son fameux slogan « Estarguel, echrab Birell » (Sois un mec, bois Birell). On peut y voir des Égyptiens de la classe moyenne urbaine malmenés quand ils commettent un faux pas jugé non conforme aux normes viriles en vigueur. Dans l’un des spots publicitaires, une voix off leur reproche : « On ne pleure pas à la naissance de son premier fils, on ne pleure que pour le football ! ». Dans un autre, une moustache apparaît sur leur visage quand ils agissent en « vrais mecs », c’est-à-dire en étant agressifs et dominants. En revanche, s’ils parlent de manière douce et accommodante ils se voient pousser des couettes et un buzzer de jeu vidéo leur indique qu’ils perdent un point.
Là encore, l’humour réside dans l’ambiguïté du discours : faut-il y voir une réelle lamentation sur la virilité déclinante de l’homme égyptien ou, à l’inverse, une raillerie du machisme traditionnel ? « La masculinité n’est pas une chose aisée » indique Birell. L’amertume de sa boisson devient alors une allégorie de la masculinité dans l’Égypte post- révolution.
Une tour de Babel panarabe
L’humour irrévérencieux a toujours fait partie de la culture populaire égyptienne, et les nokat (blagues) constituent un remède à la dépression collective. Mais ces dernières années, les réseaux sociaux sont devenus le terrain principal où se partagent les mèmes1, à l’instar de la page Facebook Asa7be Sarcasm Society et ses 15 millions d’abonnés.
Chihab El-Khachab s’interroge sur la manière dont on représente l’Égypte et le monde par la caricature numérique dans son chapitre intitulé « Est-ce que ça ne vaut pas mieux que d’être comme la Syrie et l’Irak ? » Cette phrase est devenue le mantra des tenants du coup d’État militaire de 2013. La critique de l’état du pays s’y mêle à des références à l’actualité internationale, au théâtre populaire des années 1970-1980 et à des comédies du début des années 2000. Ainsi se dessine en filigrane le portrait du groupe qui produit ces montages humoristiques et auquel ils sont destinés : une jeunesse urbaine, éduquée et socialement intégrée.
L’un des ressorts utilisés par cette culture pop est de jouer avec la langue et ses registres, comme le souligne Amr Kamal qui étudie le doublage et le sous-titrage télévisuels. Pour illustrer la multitude d’identités linguistiques présentes dans les médias panarabes, il cite un épisode de l’émission de divertissement Saturday Night bi-l-’arabi (Saturday Night en arabe). Dans ce sketch, un jeune Égyptien rentre chez lui après dix ans d’absence pour découvrir sa mère affalée sur son canapé en gallabeyya, totalement happée par la télévision. Elle est plongée dans sa série étrangère sous-titrée en mauvais arabe littéraire et lui résume l’action dans les mêmes termes, teintés de dialecte égyptien. Sa surprise est loin d’être terminée puisque son petit frère arrive dans la pièce en s’exprimant pour sa part dans l’arabe littéral utilisé pour les doublages des dessins animés japonais. Le cadet, lui, ne parle qu’à la manière des voix off typiques des publicités ou des jeux télévisés. Enfin, le père utilise exclusivement le dialecte syrien, langue dans laquelle sont doublées les séries turques.
Cette tour de Babel panarabe et familiale illustre le bouleversement médiatique qu’a constitué l’arrivée des chaînes satellitaires. Ces dernières ont sonné le glas de l’hégémonie de l’arabe égyptien, héritage du nassérisme et de son soft power culturel aux icônes musicales célébrées de Rabat à Bagdad.
La télévision a sans conteste développé une culture de masse dont l’industrie phare demeure celle des feuilletons (musalsalat) ou séries du mois de ramadan. Pour autant, la présence des classes populaires à l’écran ne garantit pas le caractère chaabi de l’œuvre qui s’adresse à un public varié.
C’est cette question des relations entre culture de masse, culture populaire et haute culture que met en évidence Teresa Pepe dans son étude consacrée à l’adaptation en série télévisée du roman Les Années de Zeth de Sonallah Ibrahim. Cet auteur communiste fait partie des écrivains d’avant-garde ayant débuté dans les années 1960 et demeure jusqu’à aujourd’hui une figure du débat public. Dans son roman publié en 1991, il dresse le portrait d’une femme égyptienne à travers les décennies et les conséquences des évolutions politiques et économiques des années 1970-1980 sur sa destinée, la trajectoire de Zeth pouvant aussi être lue comme une allégorie de la nation. Le feuilleton Bent ismaha Zeth (Une Fille qui s’appelle Zeth) s’inscrit dans la longue histoire des adaptations télévisuelles permettant de faire circuler une œuvre élitiste sous une forme populaire. L’article analyse les différences entre les médias que sont l’imprimé et la télévision, et souligne également l’influence des revendications révolutionnaires de 2011 sur cette production destinée à un grand public.
La légende noire de Rayya et Sakina
Richard Jacquemond, quant à lui, choisit de s’intéresser à l’écrivain le plus lu du pays ces dernières années, Ahmad Murad, auteur de romans noirs et de thrillers psychologiques. Il incarne pour l’ancienne génération une culture consumériste, antagoniste d’une littérature « sérieuse » et légitime dont elle serait la gardienne du temple. Ahmad Murad, de son côté, ne semble pas intéressé par toute forme de consécration littéraire venant de ses pairs, et préfère se mettre en scène sur les réseaux sociaux (il a une chaîne YouTube et une page Facebook) ou faire des séances de dédicaces afin d’entretenir une relation directe avec son public. En cela, il incarne une nouvelle manière d’être écrivain, loin de la doxa littéraire dominante, et démontre des aptitudes évidentes à tirer le meilleur parti de son lectorat et du marché éditorial.
Dans l’ultime chapitre, tranchant avec le reste de l’ouvrage, Elena Chiti nous plonge dans le mythe de Rayya et Sakina. Ces deux sœurs sont des stars du crime en Égypte depuis 1920, année où elles ont défrayé la chronique avec une série de meurtres de femmes commis à Alexandrie. Anciennes prostituées originaires de Haute-Égypte, elles ont grimpé les échelons jusqu’à devenir des tenancières de maisons closes clandestines. Accusées d’attirer des femmes chez elles pour ensuite les dépouiller de leurs bijoux et les tuer, elles auraient davantage été les complices de leurs maris plutôt que les véritables coupables. Elles ont pourtant été condamnées à mort — une première pour des Égyptiennes — avec leurs conjoints et le reste du gang. Cette fin tragique les a fait entrer dans la légende nationale, ne cessant d’alimenter la culture populaire depuis lors, notamment à travers le cinéma et le théâtre.
Au-delà de ces représentations populaires, l’autrice nous balade sur les pas des sœurs criminelles d’abord au Caire, entre le musée de la police et les bouquinistes d’Azbakkiya, pour ensuite aller à Alexandrie, dans les quartiers populaires de Manshiyya et de Labban. Ces promenades naviguent entre culture des marges et patrimoine institutionnel dans une exploration urbaine, historique et sociologique des récits populaires.
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1NDLR. Concept (texte, image, vidéo) massivement repris, décliné et détourné sur Internet de manière souvent parodique, qui se répand très vite, créant ainsi le buzz (dictionnaire Larousse).