
Rares sont les lieux qui mériteraient davantage le surnom de « bout du monde ». À plus de 300 kilomètres au large des côtes du Yémen, l’île de Socotra se démarque du Yémen continental par sa géographie, son histoire et sa langue. Isolée, elle n’échappe pas aux tragiques turpitudes de la guerre débutée il y a une décennie. Située à l’embouchure du détroit stratégique de Bab El-Mandeb, Socotra est aujourd’hui l’un des points chauds du « grand jeu » qui voit s’affronter les puissances de la région : Iran, Arabie saoudite, Émirats arabes unis et dorénavant Israël.
Après une première tentative échouée en 2019, Quentin Müller, collaborateur d’Orient XXI, parvient à se rendre pour la première fois sur l’île de Socotra en 2021, avant un deuxième voyage en 2023. Deux séjours qu’il consacre à son enquête sur la situation politique sur l’île, mais plus largement à une plongée dans son histoire, ses paysages et sa culture de Socotra, si singulière.
Un voyage par procuration
L’Arbre et la tempête mêle anecdotes, descriptions, légendes populaires et bribes de l’histoire locale. Au fil de son récit, le journaliste nous embarque dans ses rencontres, allant de l’héritier d’une dynastie de sultans qui règnent sur Socotra jusque dans les années 1960, à des militants nostalgiques du Yémen socialiste, en passant par des paysans vivant reclus dans les confins de l’île ou encore un curieux « saltimbanque », devenu guide après avoir été un temps vidéaste pour Al-Qaïda. Une surprenante galerie de personnages, qui donne une épaisseur humaine à l’opus.
L’histoire tourmentée de ce territoire, balloté par les soubresauts de l’histoire du Yémen contemporain, est le fil rouge de cet ouvrage. L’auteur reconstitue cette chronologie par petites touches, du système féodal au protectorat britannique, de la difficile transition vers le socialisme à la non moins ardue conversion au capitalisme lors de la réunification des Yémen du Sud et du Nord en 1990, jusqu’à — enfin — l’essor d’un fondamentalisme islamique peu respectueux des coutumes locales.
Le récit est enrichi par une série de clichés pris par Tanguy Müller, frère de l’auteur et artiste photographe, qui restitue avec intensité et profondeur la richesse des paysages et du peuple socotri, projetant le lecteur dans un voyage par procuration. Cette fresque éclectique est complétée par l’analyse géopolitique d’une île positionnée sur une voie de communication maritime stratégique.
La caisse de résonance de la guerre civile
Si l’opération saoudienne au Yémen, menée depuis 2015 par le prince héritier Mohamed Ben Salman, a été couverte par la presse internationale, les activités militaires émiraties, elles, sont restées plus discrètes. Pourtant, l’ambition stratégique des Émirats arabes unis dans la région est grandissante. Longtemps restés dans l’ombre du mentor saoudien, les Émirats n’hésitent plus à rivaliser avec ce dernier, plaçant leurs pions dans les points chauds de la région. Au Yémen, tout en soutenant officiellement le gouvernement central, les Émirats appuient le Conseil de transition du Sud (CTS), qui réclame l’indépendance des provinces méridionales, auxquelles Socotra est rattachée. Un « jeu à plusieurs bandes » selon l’auteur, qui pourrait mener, à terme, à la partition du pays.
Sur l’île, les Émiratis ont provoqué en 2020 le renversement du gouverneur par un commando affilié au CTS, qui gouverne désormais Socotra et réprime toute forme d’opposition. À des centaines de kilomètres de la ligne de front, Socotra est donc devenue la caisse de résonance de la guerre civile yéménite. Une situation que déplore la population : « Écrivez que Socotra est unique, pour sa tradition de paix. Nous haïssons le sang », confie un opposant aux ingérences émiraties. Pas à pas, Quentin Müller parvient à rassembler des informations pour reconstituer un tableau inédit de la situation politique sur l’île. Son enquête le mène à la conviction suivante : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis se sont accordés sur un partage du Yémen en zones d’influences, les premiers se réservant la région orientale du Hadramaout, les seconds s’accaparant le Sud du pays et Socotra.
Un plaidoyer pour le journalisme de terrain
L’Arbre et la Tempête peut enfin se lire comme un témoignage sur la réalité du métier de reporter au Proche-Orient et comme un plaidoyer pour le journalisme d’investigation. Quentin Müller décrit les imbroglios administratifs, les intimidations et les pressions politiques. Après avoir échappé à une première tentative d’arrestation lors de son premier reportage à Socotra, il est interpellé par les services de renseignement locaux lors de son deuxième voyage, alors qu’il enquête clandestinement sur la présence émiratie. Les autorités locales le somment manu militari de quitter le territoire.
Alors que le Yémen semble condamné à de brèves apparitions dans les médias occidentaux, L’Arbre et la Tempête est un précieux témoignage, qui prend le temps de l’analyse, de l’enquête et, en un lieu si majestueux que Socotra, de la contemplation.
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