Histoire

1958. Quand l’Irak découvrait l’espérance révolutionnaire

Parmi les événements qui ont marqué l’après-seconde guerre mondiale au Proche-Orient, le renversement de la monarchie irakienne occupe une place éminente. L’instauration de la République en 1958 porte un coup fatal à la puissance britannique dans la région et suscite une immense espérance révolutionnaire.

8 décembre 1958, Bagdad. La foule brandit des portraits d’Abd Al-Karim Kassem et réclame l’exécution de l’ex-premier ministre Mohamed Fadhel Al-Jamali.
Paul Popper

Au petit matin du 14 juillet 1958, les habitants de Bagdad s’éveillent au son de La Marseillaise. L’hymne annonce les conséquences d’une longue nuit au cours de laquelle la 2e division blindée de Diwaniyya partie vers la Jordanie s’est détournée vers la capitale irakienne et a pris le palais royal. Cette opération secrètement coordonnée par deux jeunes officiers, Abd Al-Salam Aref et Abd Al-Karim Kassem met fin à la dynastie hachémite au pouvoir depuis 1921. Elle ouvre aussi un temps révolutionnaire. Comprendre l’événement et sa portée suppose de les resituer dans l’histoire récente de l’Irak.

Une monarchie liée au Royaume-Uni

Depuis 1921, une monarchie constitutionnelle gouverne, conduite par les Hachémites. Ils ont été installés sur le trône par un référendum organisé par les Britanniques qui au lendemain de la première guerre mondiale s’étaient vu reconnaitre un mandat sur le pays en formation. Bien vite, une formule de traité d’alliance permet à l’Irak de devenir le premier État mandataire à accéder à l’indépendance (en 1932). La monarchie liée au Royaume-Uni en assume alors les destinées, devant répondre aux attentes de nouveaux partis politiques et aux aspirations de la population. La question agraire (comment répartir la terre), celle du développement, la place sur l’échiquier régional créent des tensions fortes dans les années 1930. L’armée opère des coups d’État répétés, se posant comme arbitre du jeu politique1.

En 1941, alors que le conflit européen se mondialise, les officiers irakiens cherchent à pousser leur pays vers une solution de neutralité. Certains d’entre eux seraient enclins à un rapprochement avec les puissances de l’Axe, mais le gouvernement lié par traité à Londres n’ose prendre cette voie et le régent Abdullilah refuse cette politique. Un nouveau putsch le démet et chasse les ministres favorables à Londres. Pour Winston Churchill, en ce printemps de tous les dangers, cette action est intolérable ; aussi ordonne-t-il la réoccupation de l’Irak. Soudain, une génération de jeunes officiers découvre la violence de l’impérialisme. Abd Al-Karim Kassem a alors 27 ans. À la fin de la guerre la monarchie hachémite est rétablie et s’émancipe du patron britannique, qui n’a d’ailleurs plus les moyens de sa politique impériale.

Les lendemains de la guerre sont marqués par de fortes attentes de la population. Si la monarchie hachémite est du côté des Alliés, elle se réclame du camp de la liberté et de la démocratie ; aussi doit-elle mettre ses principes en application. Des tentatives d’ouverture vont dans ce sens, avec l’avènement de nouveaux partis, la multiplication des journaux et la promotion de clubs. Mais à peine cette libéralisation est-elle votée qu’elle est bafouée dans la pratique. En 1946, de violentes grèves secouent Kirkouk. Les protestataires dénoncent les conditions de travail, mais également la domination britannique sur l’entreprise pétrolière. Lorsqu’ils sont rejoints par les partis progressistes, la répression s’abat. Les chefs politiques se retrouvent sur les bancs du tribunal.

En 1948, lorsque le premier ministre Saleh Jabr signe un nouveau traité d’alliance avec Londres, c’est l’explosion populaire. Pendant quelques jours, la monarchie perd le contrôle des rues au profit d’une coalition de forces. Immédiatement, un tournant autoritaire s’opère avec l’application de la loi d’état d’urgence. Il faut dire que quelques mois plus tard, le conflit de Palestine offrira l’occasion d’une ferveur patriotique. Le régent endosse le rôle de chef de guerre ; la défaite n’en est que plus douloureuse à la fin de l’année. Ces deux secousses imposent une réaction rapide. Nouri Al-Saïd, vétéran de la monarchie qui a déjà assumé de nombreuses fois la direction du gouvernement revient aux affaires et verrouille la scène publique autour de lois anticommunistes. Alors que le secrétaire général du Parti communiste irakien Youssouf Salman (dit Fahd) est pendu — à l’endroit même où les officiers de 1941 le furent —, les journaux ferment, les réunions publiques s’espacent…

Les villes, laboratoires de la contestation à venir

Les années 1950 sont pleines de paradoxes. Ère parlementaire, avec des partis d’opposition, des contestations de rue, des élections concurrentielles, c’est aussi un temps de répression. Dès 1954, appartenir au Parti communiste entraine la déchéance de nationalité. Après le départ forcé des juifs en 1951, une seconde catégorie se voit retrancher du corps national. À ce premier contraste s’ajoutent les écarts grandissants en matière de richesse liés aux contraintes des politiques de développement. La renégociation des accords pétroliers entre l’Iraq Petroleum Company et le gouvernement assure une hausse rapide des revenus, investis dans de grands projets devant multiplier la richesse nationale, mettre en valeur les terres et démontrer la maitrise des dernières technologies. Mais ils n’enrayent pas la pauvreté croissante des ruraux. La crise agraire qui secoue les campagnes arabes pousse une part importante d’entre eux vers les banlieues urbaines, la plupart encore construites en roseaux.

Les villes deviennent les symboles de ces contradictions. D’un côté, elles incarnent la modernité, avec l’électrification des rues, l’aménagement de jardins, les transformations architecturales faisant place aux derniers éléments de confort2. Les nouvelles institutions culturelles, le café, l’université ou les associations voient une jeunesse s’engager pour tenter de répondre aux défis de l’heure. Elle se montre très ouverte aux idées progressistes, principalement défendues par le Parti communiste, et voit ses rangs se renforcer avec de nouveaux venus, produits des écoles et des académies d’État, qu’ils soient fonctionnaires, militaires ou membres des professions libérales. Ils sont pour une part grandissante issus de la petite notabilité rurale.

Par ailleurs, dans ce monde urbain, les secteurs pauvres côtoient cette modernité qui devient insolente. En leur sein, chacun essaie de se trouver une voie. Ces villes deviennent donc le laboratoire d’une contestation à venir.

« Premier allié de l’Occident »

La place de l’armée est plus qu’ambivalente. Elle est à la fois surveillée et crainte. Les purges qui ont suivi la réoccupation britannique de 1941 réduisent ses effectifs à quelques milliers, et quelques dizaines d’officiers. Mais la nouvelle politique étrangère après 1948 prône un réarmement, avec l’aide des Occidentaux. Aussi au milieu des années 1950, le nombre d’officiers et d’hommes de troupe grandit-il. Dès 1954, le rapprochement avec les États-Unis permet la livraison de chars. Revenu à la direction du gouvernement, Nouri Al-Saïd peut saluer la réussite de sa politique étrangère en faveur d’un ancrage à l’Ouest. Pour parachever cette œuvre, il mène les négociations avec la Turquie et l’Iran qui, avec l’Irak, signent le Pacte de Bagdad. L’alliance militaire disposant d’un versant politique — l’entraide dans la lutte contre les opposants de chaque pays — fait de l’Irak le premier allié de l’Occident.

Cette position fait scandale et suscite la critique de la plupart des forces opposantes en Irak. Elle crée aussi un front adverse au sein des pays arabes. Arabie Saoudite, Égypte et Syrie se rapprochent pour faire face. Bien vite, en réponse, Nouri Al-Said dénonce la collusion entre les « Officiers libres » égyptiens et les forces progressistes, les qualifiant d’« alliés soviétiques ». Alors que Gamal Abdel Nasser, qui a pris le pouvoir en 1952, mène le combat contre l’Irak et que le Parlement syrien dénonce le Pacte, le gouvernement irakien appuie les initiatives britanniques et américaines pour renverser le cabinet syrien.

La situation de la monarchie hachémite se dégrade brutalement en octobre 1956. L’attaque manquée du Royaume-Uni et de la France contre l’Égypte crée un vent de colère qui enflamme les villes irakiennes. Après la [wathba de 19483 l’intidafa de 1952, pour la troisième fois, la population s’empare des rues et réclame un changement de politique. La répression calme la situation, mais Nouri Al-Said est éloigné. Nulle contestation n’est tolérée, ce qui souligne la façon dont le régime perçoit sa propre faiblesse. Dans les prisons, au cours de réunions secrètes, dans les cafés, opposants progressistes et jeunes officiers discutent et s’entendent. Ils préparent en commun le renversement du régime qui refuse toute ouverture politique. Toute solution politique — un changement de majorité, la victoire aux élections, etc. — semble écartée.

Depuis 1956, un groupe d’officiers s’entretient avec les dirigeants égyptiens. Ils partagent avec eux une vision anti-impérialiste et modernisatrice. Ils se pensent, à l’exemple des colonels égyptiens, comme l’avant-garde de la nation4. Reçoivent-ils un soutien égyptien ? Très certainement. Nasser est-il l’instigateur des « Officiers libres » irakiens ? Certainement pas. Il appuie à ce moment tous les groupes contestant les colonisateurs et affiliés, du Front de libération nationale (FLN) algérien aux officiers irakiens. Ces derniers planifient un changement de régime, mais ils patientent pour qu’une occasion se présente. Le chemin s’ouvre le 13 juillet 1958 au soir.

Depuis le début de l’année 1958, tout s’accélère. En février, les négociations entre l’Égypte et la Syrie donnent naissance à la République arabe unie (RAU). En réponse, l’Irak et la Jordanie fusionnent en une Fédération arabe qui bénéficie du soutien saoudien. En mars, le Yémen rejoint la RAU. En mai les troubles éclatent au Liban. Bientôt, les Syriens soutiennent un camp, et les partisans de l’Occident l’autre. Dans le cadre de la Fédération, l’Irak ordonne à ses divisions blindées de prendre position dans Amman. La 2e division de Diwaniyya doit partir le 13 juillet. Ce même jour, le départ du gouvernement, du régent et du roi pour Ankara où doit se tenir la réunion annuelle du Pacte de Bagdad est finalement reporté. Dans la nuit, la 2e division revient vers la capitale.

Le temps des rêves d’un autre Irak

Au matin, Aref mène l’assaut du palais royal. Les échanges de tirs réveillent la maisonnée. Le régent propose de se rendre, persuadé que les assaillants n’en veulent qu’à sa personne. L’accord de reddition est rapidement obtenu. Soudain, sur un mouvement d’humeur, un soldat ouvre le feu sur le cortège royal, tuant tous les membres de la famille. La monarchie a vécu. Dans Bagdad au réveil, les rumeurs se diffusent rapidement. Pour les partisans de la monarchie, il faut fuir. Nulle résistance n’est tentée. Bientôt, la foule emplit les rues, et dans une ferveur spontanée, célèbre l’événement. Le coup d’État devient révolution. Dans l’après-midi, Nouri Al-Saïd qui tente de prendre la fuite déguisé avec une abaya est reconnu et mis à mort. Son corps et celui du régent sont pendus à l’endroit même où les gibets des officiers de 1941 et du secrétaire général du Parti communiste avaient été dressés. Une nouvelle page s’écrit.

Dans l’immédiat, le régime forme un conseil révolutionnaire, ne parle pas d’élection, mais de révolution et appelle à changer la donne politique. Cela se traduit par la conversion du Parlement en tribunal révolutionnaire5. Cette institution doit juger les crimes du régime. Elle devient l’instance qui dit la révolution, et fait de Bagdad le centre du monde arabe progressiste en mettant à jour les complots passés et les responsabilités d’autres dirigeants.

Dans les coulisses, le nouveau régime reste en devenir. Les deux hommes forts du moment Aref et Kassem s’affrontent. Le premier veut rejoindre la RAU et tente d’éliminer le second, qui parvient à créer un consensus. Le retour des exilés kurdes — dont le chef historique Mustafa Barzani — lui adjoint des soutiens. Fort de ses connivences avec le Parti communiste, il tient la rue. Cela suffit dans le nouvel ordre révolutionnaire et dès septembre, il peut écarter Aref qui part en ambassade. Il devient pour un temps le seul zaim (chef).

Les semaines qui suivent transforment le visage de l’Irak. Réforme agraire, aides aux familles pauvres, plans urbains changent la donne économique et sociale. C’est aussi un renouveau culturel avec la multiplication des œuvres. Le poète Mohamed Mahdi Al-Jawahiri se fait le chantre du nouveau régime. Tout un espace des possibles semble s’ouvrir. Ces avancées sociales indéniables doivent répondre aux situations d’urgence laissées par l’ancien régime. L’impératif d’agir vite amène au report de toute institutionnalisation du régime. La Constitution, les partis et les libertés sont promis à un retour… toujours ajourné. Ce legs se traduit bien vite par le réveil de fissures confessionnelles et ethniques, jusque-là pansées par un système de représentation. Dès 1959, Mossoul puis Kirkouk sont le théâtre de massacres, liés à des tensions interethniques ou à une tentative de coup d’État. L’Irak prend un autre chemin.

Le 14 juillet 1958 scelle donc un tournant entre un âge des notables, dont la culture politique est fortement imprégnée d’ottomanisme, et un temps révolutionnaire où les rêves d’un autre Irak sont expérimentés, où l’urgence impose son rythme, où la violence devient progressivement la seule langue acceptée du changement social. Pourtant, la mémoire collective conserve le souvenir ému d’un moment où le pays s’exprimait par la voix de ses intellectuels, se pensait comme un creuset à même de proposer une voie inédite de développement, et où ses dirigeants portaient une vision unitaire.

1Matthieu Rey, « L’armée en Irak de 1932 à 1968 », Vingtième Siècle, n° 124, 20 octobre 2014 ; p. 33‑45.

2Caecilia Pierri, Bagdad. La construction d’une capitale moderne, 1914-1960, Presses de l’Ifpo, Beyrouth, 2015.

3Matthieu Rey, « La wathba. Manifester en Iraken1948 », Vingtième siècle, n° 108, avril 2010.

4Hanna Batatu, The old social classes and the revolutionary movements of Iraq : a study of Iraq’s old landed and commercial classes and of its Communists, Baʻthists, and Free Officers, Londres, Saqi Books, 2004.

5Matthieu Rey, « Marges et régulation du jeu politique en Irak et en Syrie », dans Hamit Bozarslan (dir.), Marges et pouvoirs dans l’espace (post)-ottoman aux XIXe et XXe siècle, Harmattan, 2018.

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