58 822 €Collectés
90%
65 000 €Objectif
40/47Jours

1992 Regards d’un enfant sur l’Irak sous embargo

« Le Parfum d’Irak » de Feurat Alani · C’est un genre particulier de journalisme qu’a adopté Feurat Alani. Il a utilisé Twitter pour conter l’histoire de son pays, l’Irak, agrémentée de nombreux dessins. Dans le passage extrait du Parfum d’Irak qui paraît ce 3 octobre, il a 12 ans et, après un séjour en France, il rentre au pays. Il découvre l’Irak sous embargo, après la défaite de Saddam Hussein face à la coalition internationale qui le force à évacuer le Koweït en 1991.

L'image présente une scène de rue stylisée, avec des silhouettes humaines et des bâtiments en arrière-plan. À gauche, une figure se distingue par des traits marquants et des couleurs vives. Au centre, deux personnes marchent ensemble, tandis que d'autres silhouettes se déplacent sur les côtés. L'ambiance est teintée de chaleur, avec un ciel jaune et des éléments de paysage urbain, comme des voitures et des lignes électriques. L'ensemble dégage une atmosphère à la fois animée et paisible.
© Léonard Cohen

1992. Nous finissons l’été à Bagdad [...]

101 Ziad annonce à ses amis que je viens tout droit de Paris. Des enfants s’approchent. Une dizaine de personnes m’entourent sans agressivité.

102 On me sourit. On me pose des questions. Je vois l’émerveillement de gamins de mon âge envers mes Reebok Pump et mon T-shirt Nike.

103 Je le vis mal car sous embargo, les marques de sport se font rares, chères et inaccessibles. Et je suis là au milieu d’enfants de mon âge qui en rêvent.

104 Même les plus âgés comme les amis de Ziad veulent toucher mes Reebok. Le plus vieux me tend des clés. « Ma voiture contre tes chaussures. »

105 Je crois à une blague. J’ai 12 ans, lui rétorqué-je. Il insiste. Je refuse gentiment. Ziad voit mon embarras. Nous les quittons poliment.

106 Ziad et moi nous séparons ce jour-là. Je le quitte avec un sentiment de honte. Moi enfant privilégié. Eux, enfants privés du monde.

107 En France, ma famille est loin d’être riche mais nous vivons bien. Je commence à croire que mon père nous envoie ici pour cette raison.

108 J’attends avec hâte l’arrivée de mes oncles de Falloujah. J’ai grandi. Je veux le leur prouver. Nous quittons Bagdad dans une Brasilia agonisante. Je veux revoir mon fleuve.

109 Nous arrivons en soirée chez mon oncle Saad. Dans le jardin, la fumée d’un barbecue nous nargue. J’ai faim. Le kabab irakien est prêt.

110 Mon oncle boîte plus qu’en 1989. Il a besoin d’un traitement spécial pour son pied amputé. Mais il n’a pas le choix. L’embargo a dit non.

111 À Falloujah, le paysage s’est détérioré. La guerre est passée par là, laissant derrière elle plus de pauvreté, plus de délabrement.

112 L’embargo est bien plus visible ici. Le marché est un reflet de cette nouvelle misère. Les visages sont marqués. Les sourires, mensongers.

113 À la maison familiale de Jolan, tout le monde est là. Bibi Samia, oncles Ayad, Emad, Jamal, Riyad, Mohamed et mes tantes Nahla et Souad.

114 Bibi Samia est toujours aussi dynamique malgré son âge. Elle parle au-dessus des autres. Elle se plaint du traitement des soldats irakiens.

115 Mes oncles ont participé à la guerre. Jamal était parmi les forces de défense aérienne. Le « feu d’artifice » à la tv, c’était lui.

116 Ayad a perdu trois soldats dans son bataillon. Pas de médaille cette fois-ci. Ni de quoi vivre avec la dévaluation du dinar. Il est en colère.

117 Son salaire ? 3 000 dinars. Pas de quoi acheter grand-chose. Il faut donc travailler. La plupart des officiers sont aussi chauffeurs de taxis.

118 La colère monte au sein de l’armée à Falloujah. Saddam Hussein est même ouvertement critiqué dans les comités locaux du #Parti Baas1

119 Je remarque aussi que les mosquées sont bien plus présentes qu’en 1989. La ferveur religieuse à Falloujah est plus forte, plus visible.

120 Les membres du parti Baas tels que mon oncle Ayad pratiquent ouvertement l’Islam. Avec la pression du blocus, le Baas s’adapte discrètement.

121 Mes oncles, enfants de Bibi Samia « la patronne », sont les demi-frères de mon père, orphelin de mère depuis l’âge de 7 ans.

122 La mère de mon père eut trois garçons et une fille avant de mourir. Mon père était le plus jeune de la fratrie. Et donc le plus vulnérable.

123 Ses demi-frères n’étaient pas nés ou trop jeunes pour comprendre. Bibi Samia lui a mené la vie dure. Brimades et humiliations quotidiennes.

124 Mon grand-père ne voyait rien ou ne voulait pas voir, trop accablé par sa vie très modeste suite à l’#occupation britannique2 de Falloujah. Mon père subissait et se taisait.

125 Mes oncles lui vouent une admiration sans faille. Lorsque mon père, majeur, était parti vivre à Bagdad, il leur envoyait de l’argent.

126 Au lieu d’accabler ses demi-frères, il les a toujours traités avec respect et gentillesse.

127 Leurs yeux brillent quand ils évoquent mon père. Arrêté sous Saddam pour raison politique, il passe deux mois dans la prison Qassar Al Nihaya.

128 Arrêté pour avoir distribué des tracts d’opposition au régime de plus en plus autoritaire de Saddam. Lorsqu’il sort, personne ne l’attend.

129 En 1972, il rejoint la France par affinité envers les idées révolutionnaires de gauche. Il veut faire une pause avant de rentrer au pays.

130 Il ne rentrera jamais. Ses frères et demi-frères n’entendront parler de lui qu’après la guerre contre l’Iran en 1989. Reviendra-t-il ?

131 Je rencontre pour la première fois le frère aîné de mon père, Khaled. C’est un mystique soufi. Mon père disait de lui qu’il priait éveillé.

132 Je ne connais pas le soufisme. Je m’attendais à voir un derviche tourneur. Oncle Khaled est un #Naqshabandi3. L’une des premières écoles soufies.

133 Sa barbe est blanche, son regard très profond, sa voix est douce. Il émane de ce personnage une aura paisible. Je l’apprécie déjà.

134 Oncle Khaled a toujours été en retrait, m’avait dit mon père. Il est l’imam d’une mosquée à Saqlaouiya, village de la périphérie de Falloujah.

135 J’apprends que nous sommes d’une lignée d’imams et qu’il en est le dernier maillon. Il me pose des questions sur ma vie. Ses yeux sont bleus.

136 Son fils Walid me salue. Il est grand et svelte comme mon oncle Ayad. Il sera la relève d’oncle Khaled à la mosquée de Saqlaouiya.

137 La spiritualité qui règne dans cette maison m’impressionne. Quand mon oncle Khaled descend les escaliers, j’ai l’impression qu’il flotte.

138 Un charisme qui l’aurait sauvé il y a longtemps selon mon père. Très fervent, mon oncle avait refusé d’adhérer au parti Baas.

139 Convoqué dans le bureau local du parti, des officiers l’auraient menacé de mort s’il n’adhérait pas. À l’époque, c’était très courant.

140 Khaled a dit à mon père que sa foi lui avait enlevé toute peur. Sa réponse : « Je ne serai jamais adhérent d’un parti de mécréants. »

141 Surpris par tant d’assurance, les officiers l’auraient laissé partir, sans broncher. Oncle Khaled ne sera jamais inquiété, ni menacé.

142 Ma mère est également originaire de Falloujah. Son père, mort avant sa naissance, était un notable, très respecté de Falloujah à Bagdad.

143 Giddou Khalaf a été parmi les premiers à posséder une voiture à Falloujah. Lorsqu’il meurt, il laisse à sa femme et à ses enfants des biens et des terrains.

144 Début des années 50, ma grand-mère, veuve, quitte Falloujah pour Adhamiya, grand quartier historique de Bagdad rive droite.

145 Une partie de la famille reste à Falloujah. Ils ont de grandes maisons, des commerces et vivent beaucoup mieux que mes oncles paternels.

146 Mes familles de mère et père ne se côtoient pas. Les disparités sociales sont fortes même si membres de #tribu4, paysans et citadins peuvent cohabiter.

147 Trop jeune, je ne me rends pas compte que ce « problème » social jouera un rôle majeur dans l’Irak post 2003. Je l’évoquerai plus tard.

148 À Falloujah, la solidarité familiale joue un rôle essentiel pour lutter contre l’embargo. Pour vivre, mes oncles paternels s’entraident.

149 Chacun apporte ce qu’il peut à la maison. La vie est difficile mais elle perdure grâce aux différents maillons de la chaîne familiale.

150 En 1992, malgré l’embargo, le pays essaie de se reconstruire après les destructions de la guerre. Le moral des Irakiens est bon.

  • Feurat Alani (texte), Léonard Cohen (illustrations), Parfum d’Irak
    Arte Éditions / Nova Éditions, octobre 2018. — 120 p.  ; 19 euros.

1Parti Baas حزب البعث Parti Socialiste de la résurrection arabe créé en 1947 à Damas avec comme but l’unification des différents États arabes en un seule et grand Etat.

2L’Irak n’est pas une colonie mais passe sous mandat britannique en 1920, jusqu’en 1932 lorsque le «  Royaume d’Irak  » accède à l’indépendance.

3Naqshabandiyya نقشبندية La tariqa naqshbandiyya est l’une des quatre principales confréries soufies. Elle tire son nom de Khwaja Shâh Bahâ’uddîn Naqshband, qui est considéré comme son maître, bien que ne l’ayant pas fondée. Abû Ya’qûb Yûsuf al-Hamadânî, né en 1140, et ‘Abd al-Khâliq al-Ghujdawânî, né en 1179, sont les fondateurs des principes de cette voie soufie.

4Tribus, paysans, citadins… La fragmentation de la société irakienne au niveau local, régional, ethniques voire tribal s’est approfondie au détriment de l’identité nationale, qui s’est affaiblie sans disparaître pour autant. L’Irak, de 1920 à 1980, apparaissait certes comme un État séculier, géré par des groupes politiques et/ou militaires optant souvent pour un régime autoritaire et modernisateur, mais obéissant dans son fonctionnement élémentaire à des rapports de proximité et d’allégeance (ce qu’Ibn Khaldun appelle ‘asabiyya).

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.