À Beyrouth, des femmes irakiennes prennent leur destin en main

L’exil, facteur d’émancipation ? · Au Liban, 6500 familles irakiennes chrétiennes ont trouvé refuge depuis 2014 et l’avancée de l’organisation de l’État islamique dans la région de Mossoul. Cependant les Irakiens sont illégaux sur le territoire libanais et n’ont pas le statut officiel de réfugiés, ce qui a des conséquences sur la recherche d’emploi et par conséquent sur la vie et l’organisation familiales. Les rôles au sein de la famille patriarcale traditionnelle s’en trouvent bouleversés, conférant aux femmes notamment de plus grandes responsabilités.

Immeubles du quartier de Bouchriyeh, au nord de Beyrouth, où habitent des familles de réfugiés irakiens.
© Sidonie Hadoux, 2017.

Samira prépare le café. Il est mardi matin, et c’est le jour de la distribution des médicaments au centre médical de l’évêché chaldéen de Beyrouth. Elle entre dans le bureau principal, plateau en main, et tend la petite tasse en porcelaine au père Youssef, en pleine discussion avec Raphaël-Paul Koupaly-Bidawid, le diacre responsable du centre. Samira a été embauchée par l’évêché. Son mari ne travaille pas. Ils ont deux enfants en bas âge et habitent un petit studio dans le quartier de Zaratriyeh, au nord de Beyrouth. Comme dans beaucoup de familles irakiennes réfugiées, elle est la seule à ramener un salaire à la maison.

Samira
Samira et ses deux filles dans leur appartement à Bouchriyeh, au nord de Beyrouth.

« Les hommes sont cassés »

« On assiste à une redistribution des rôles au sein de la famille, commente Raphaël Koupaly, anciennement maître de conférences en sciences sociales à l’université Saint Joseph à Beyrouth. Entre mai et juillet 2016, il a mené une étude avec ses élèves sur un échantillon de 500 familles irakiennes chrétiennes des quartiers nord de la capitale libanaise. « Nous avons remarqué que 80 % des familles comptent exclusivement sur le revenu des femmes pour faire vivre le foyer, alors que dans les villages d’où ils viennent, l’activité féminine était plus marginale, ajoute-t-il en montrant les 500 fiches de renseignements collectés avec l’aide de ses étudiants. « Nous constatons un effritement de la cellule familiale patriarcale traditionnelle et une redistribution des rôles genrés : les femmes qui travaillent passent de mères au foyer à chefs de famille. »

Selon le chercheur, l’emploi des femmes est facilité par le marché du travail libanais qui leur offre plus d’opportunités. Elles travaillent pour la majorité d’entre elles dans des usines de confection et des magasins comme vendeuses ou caissières. « C’est plus difficile pour les hommes de plus de 40 ans de trouver du travail à Beyrouth, car les offres d’emploi concernent des métiers physiques qu’ils ne peuvent plus accomplir », explique le chercheur. C’est le cas par exemple d’Abou et Oum Zaya, arrivés de Bagdad il y a trois ans. Oum Zaya a un emploi de femme de ménage alors que son époux ne peut plus travailler en raison d’un problème de santé. Âgés de 60 et 52 ans, ils sont parents d’un garçon de 12 ans. « Mon mari a servi dans l’armée irakienne dans les trois dernières guerres, c’est pourquoi nous avons eu un enfant si tard », explique Oum Zaya avec une moue rieuse.

Abou et Oum Zaya
Abou et Oum Zaya habitent une petite maison tout en longueur à Dekwaneh, une banlieue au nord de Beyrouth. Comme souvent, la pièce à vivre fait aussi office de chambre pour toute la famille.

En effet, l’Irak a connu une succession de conflits depuis quarante ans1, et avec le service militaire obligatoire sous le régime de Saddam Hussein, les hommes d’âge adulte ont bien souvent participé à un ou plusieurs conflits, au sein de l’armée ou dans une milice. « Avec toutes les conséquences physiques et psychologiques que cela induit, dit encore Raphaël Koupaly avant d’ajouter : « les hommes irakiens sont cassés. » Une des raisons qui selon lui ne pousse pas les employeurs libanais à embaucher la main-d’œuvre masculine irakienne.

Perte de l’autorité parentale

En revanche, la main-d’œuvre jeune est plus prisée, et il est courant que les enfants travaillent pour aider leurs parents. Le coût de la vie à Beyrouth est beaucoup plus élevé qu’en Irak : les loyers descendent rarement en dessous de 400 dollars et les salaires sont bas. George Khoury, ancien directeur de Caritas : « La crise économique au Liban pousse certains Libanais à embaucher cette main-d’œuvre illégale au noir, car ils peuvent la payer moins cher que la main-d’œuvre libanaise. Les Irakiens sont payés en moyenne 300 dollars par mois, alors que le SMIC libanais s’élève à 500 dollars ». Avec leur absence de statut protecteur et leur illégalité sur le territoire libanais, ils sont malheureusement souvent victimes d’abus et d’exploitation. Le nombre de familles monoparentales est aussi plus important : veuves, divorcées ou séparées, le nombre de femmes seules avec enfants est, selon l’évêché, plus important qu’en Irak

Eva a perdu son mari quelques mois après leur arrivée à Beyrouth. Elle ne peut pas travailler, car ses deux filles âgées de 7 et 10 ans ne sont pas scolarisées et elle ne veut pas les laisser seules, sans personne pour les garder. Ce sont donc ses deux aînés qui travaillent et ramènent l’argent au foyer. Depuis, elle peine à garder le contrôle sur ses fils. Le travail des adolescents bouleverse l’organisation familiale : « On observe aussi un glissement du rôle de chef de famille vers les enfants quand ils sont les seuls à gagner un salaire, déplore le père Youssef, lui-même originaire de Bagdad. Les parents perdent leur autorité et les jeunes font ce qu’ils veulent. » En charge de la chorale des jeunes, le prêtre profite de cette structure pour maintenir un cadre sur les adolescents.

Eva
Eva ne peut pas travailler tant que ses filles ne sont pas scolarisées. Une école vient d’ouvrir pour les enfants assyriens. Elle essaiera de trouver un emploi de femmes de ménage une fois la scolarisation de ses filles assurée.

Le mariage en question

Une fois par mois, il organise une sortie collective à l’extérieur de Beyrouth pour les familles irakiennes, l’occasion de s’évader en s’éloignant du travail et des responsabilités. En octobre, les familles sont parties une journée visiter les tombes de Sainte Rafka et Saint Hardine au nord du Pays des cèdres. Puis, la journée s’est poursuivie autour d’un pique-nique dans un petit monastère et un après-midi de jeux et de danses. Pour Ronak, 20 ans, et ses amies, ce fut l’occasion de rompre avec un quotidien rythmé par le travail.

Ronak
Ronak a 20 ans et travaille dans une usine de fabrication de fromage à Beyrouth. Elle vit avec sa mère et ses petits deux frères dans un ancien local commercial dans le quartier de Zaratriyeh.

Endimanchés, maquillage, brushing, gel sur les cheveux, on se regarde en coin et on sympathise, jamais très loin du regard des parents observateurs. Malgré tout, Ronak est catégorique : « Je préfère travailler et gagner ma vie seule plutôt que de me marier. Si je rencontre un homme mature et bien éduqué, alors pourquoi pas, mais je n’en ai pas encore rencontré parmi les Irakiens… ». Dans les villages, les mariages se font assez jeunes. Mais pour beaucoup d’adolescents réfugiés à Beyrouth, l’échec de l’union des parents, la violence parfois, l’abandon, sont autant de facteurs qui remettent en cause le modèle traditionnel du mariage.

Le soleil commence à tomber derrière les barres de béton du quartier de Bouchriyeh, une banlieue du nord de Beyrouth. Dans le petit local où habitent Soha et ses quatre filles, on tue le temps le nez collé aux écrans des smartphones. La famille vit depuis trois ans dans cet ancien centre commercial, dont la majorité des boutiques a été louée aux familles de réfugiés en provenance d’Irak et de Syrie. La maman de Soha est là aussi. Elle se partage entre ses deux filles : deux jours chez l’une, deux jours chez l’autre qui habite au bout de la rue. « Être une femme seule, au Liban ou en Irak, c’est toujours délicat, explique Soha. On se sent vulnérable et j’ai peur pour mes filles quand je pars au travail ». Heureusement, sa mère est là pour les garder, car les enfants ne sont pas scolarisées. « En Irak, une femme seule, divorcée ou veuve, c’est très mal vu, poursuit-elle, mais si la femme vit avec ses parents, ça passe un peu mieux. »

Les filles de Soha
Nour et Mariana, deux des filles de Soha, absorbées par les jeux de leurs smartphones.

Divorcer pour violence conjugale

En juin 2014, Soha a fui le village de Teleskof, un bourg chrétien situé dans la plaine de Ninive en Irak. Son mari a pris la fuite seul, abandonnant à leur sort sa femme et ses quatre filles alors que les troupes de l’organisation de l’État islamique (OEI) entraient dans la ville. Il vit aujourd’hui en Australie où il a réussi à obtenir un visa. En Irak, Soha a tenté de divorcer, mais le prêtre de sa paroisse a refusé. En arrivant à Beyrouth, elle a de nouveau demandé le divorce auprès de l’évêché chaldéen. En Irak, le mariage civil existe dans la loi, mais beaucoup d’unions sont contractées hors du tribunal, devant un représentant religieux. Dans les zones rurales, les prêtres sont souvent les seuls à décider du divorce d’un couple. À Beyrouth, il aura fallu sept mois pour que le divorce de Soha soit prononcé, et lui confère ainsi l’autorité parentale qui lui permet de voyager avec ses filles au Royaume-Uni, où sa demande de visa a été acceptée. « Pour un divorce, c’est un temps de procédure relativement court, commente Raphaël-Paul Koupaly-Bidawid, le diacre de l’évêché chaldéen de Beyrouth. Tout dépend du prêtre, s’il est pour le divorce, c’est tout de suite plus facile. À l’évêché, on essaie de faciliter au maximum les procédures, surtout quand on soupçonne une situation de violences conjugales. » Et les cas de violences ne sont pas rares. « Nous avons enregistré beaucoup de cas où la femme se fait battre par son mari », déplore-t-il.

Sahat, la sœur de Soha, est elle aussi en train de divorcer. « Mon mari me battait depuis longtemps. Il a élevé nos filles dans violence. » En 2013, Sahat a voulu divorcer en Irak. Son mari est devenu fou et l’a frappée devant le prêtre qui avait accepté d’entamer la procédure. « Mais Daesh est arrivé, nous avons dû fuir le village, et tout s’est arrêté. » Sa fille Cathreen a été mariée de force à 17 ans à un cousin de son père. Elle a mis son mari à la porte en août dernier, lorsque celui-ci est rentré ivre avec son frère dans le petit local où ils vivaient avec leurs deux filles. Violemment abusée, Cathreen a été secourue par ses voisins. Suite à cet évènement, la jeune femme de 25 ans a demandé le divorce. Au vu des circonstances, le coût de la procédure a été pris en charge par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) et l’évêché a fourni un rapport pour attester de la situation.

Sahat et Cathreen
Sahat, ses trois filles et ses petites-filles dans leur nouvel appartement à Zaratriyeh au nord de Beyrouth. Sahat (au fond à gauche) et Catreen (au fond à droite) ont décidé de divorcer.

La force d’agir

« L’exil donne à certaines femmes la force de parler et d’agir, explique Raphaël Koupaly. Elles se sentent soutenues et savent que cela peut aider à accélérer la procédure d’asile, au motif qu’elles ont besoin d’être mises en sécurité loin des violences de leurs parents ou de leurs époux. » En fuyant les villages et en changeant d’environnement, les femmes ont pris conscience qu’elles pouvaient alléger un peu plus facilement la pression de la communauté et prendre la place qui leur revient dans la société, en dépit des difficultés économiques auxquelles elles doivent faire face.

1Guerre Iran-Irak (1980-1988), guerre Irak-Koweït, guerre du Golfe (1990-1991) et guerre d’Irak à partir de 2003.

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