En Irak, les acteurs de la campagne contre la théorie du genre et l’homosexualité sont bien connus : des groupes politiques islamistes conservateurs et des individus affiliés à l’establishment politique. L’argument semble familier, lié à un discours récurrent que nous avons entendu dans les années 1990 et 2000 à propos des mots « féminisme » et « égalité » : « C’est occidental, c’est contre notre culture, contre notre religion, etc. ». Mais cette charge était tellement caricaturale dans son simplisme et son manque d’expertise qu’il a été au départ difficile de la prendre au sérieux.
Un complot occidental
Elle a cependant provoqué une frénésie collective et a été suivie de mesures concrètes de la part des conseils provinciaux, du Parlement et du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, sanctionnant ou limitant l’emploi des termes « genre » et « sexe social ». La Commission de la communication et des médias a également recommandé d’imposer l’utilisation de « déviance sexuelle », un terme péjoratif pour désigner les personnes LGBTQ+, au lieu du terme neutre « homosexualité » dans les médias, les entreprises, les agences de communication et sur les réseaux sociaux.
Les théories selon lesquelles il existerait un complot occidental et les paniques liées à la « moralité sexuelle » ont été exploitées avec succès comme un écran de fumée pour distraire l’opinion publique, et comme un outil pour miner l’opposition et justifier la répression violente des manifestations de protestation contre le régime et les dissidents. Un réseau d’intellectuels, de défenseurs des droits humains, de femmes et de personnalités issues de la société civile a dénoncé cette campagne dans une pétition publiée en août 2023 et intitulée « Sur le genre, les libertés et la justice sociale »1. Ils demandent aux autorités de mettre fin à cette diabolisation et soulignent la nécessité de rappeler aux fonctionnaires que l’utilisation du terme « genre » découle de traités et d’accords internationaux et des Nations unies signés par l’État irakien, conformément à la garantie constitutionnelle de l’égalité dans le pays.
Le langage de la masculinité et du pouvoir
Après des décennies de guerre et de militarisation, la violence est le langage de la masculinité et du pouvoir, tant dans les foyers que dans la rue. Cette campagne ne fait qu’exacerber la violence envers les individus et les groupes qui en sont déjà victimes et se retrouvent marginalisés et diabolisés. La violence de genre imprègne tous les aspects de la vie en Irak, et il n’y a aucun recours possible contre elle. Les groupes féministes tentent depuis plus de dix ans, sans succès, de faire adopter une loi sanctionnant les violences domestiques.
Cette offensive exprime la violence à l’égard des femmes, mais aussi vis-à-vis de toute personne qui ne se conforme pas aux modèles hégémoniques et rigides de la masculinité, de la féminité et de la sexualité. Les personnes LGBTQ+ sont les plus marginalisées et les plus persécutées. Il y a une dizaine d’années, une vague de meurtres brutaux a visé ceux qui étaient « perçus comme homosexuels » et, jusqu’à présent, l’usage de la violence à leur encontre est toujours prédominant et omniprésent2.
La complaisance des Nations unies
L’establishment politique mis en place après l’invasion et l’occupation américaines du pays en 2003 est répressif, hypermilitarisé et opère en toute impunité. Les militants, les intellectuels, les manifestants sont menacés, et beaucoup ont été enlevés, torturés, tués ou ont disparu. Dans un tel contexte, nombre d’entre eux restent prudents dans leurs déclarations publiques, à la fois parce que le danger est réel et que la solidarité internationale à leur égard est insuffisante. Le silence et souvent la complaisance scandaleuse de la Mission des Nations unies en Irak (Unami) concernant ces abus ne font que consolider l’impunité.
Cette offensive contre le genre illustre le fonctionnement du pouvoir en Irak et dans le monde contemporain. Le genre est au cœur des systèmes de pouvoir ; il forme un nœud par lequel celui-ci s’affirme, se déploie ou se confisque. Les idéologues anti-genre se présentent comme garants de la culture locale authentique et protecteurs de la religion. Cependant, leur stratégie n’est que la version d’un discours masculiniste, homophobe, néofasciste et d’extrême droite, que l’on retrouve dans la région, du Liban à l’Égypte en passant par l’Iran, et ailleurs dans le monde, de la Hongrie au Japon en passant par les États-Unis et la France. Des partisans de Donald Trump et du premier ministre hongrois Viktor Orban, qui a interdit les études de genre dans les universités, aux idéologues irakiens opposés au genre, il existe une politisation commune de l’identité religieuse, raciale ou confessionnelle associée à un masculinisme homophobe. Sans surprise, ces forces ont également en commun de s’attaquer à toutes les protections sociales et aux services publics et de priver les pauvres et les classes populaires de l’accès aux ressources et aux droits essentiels.
Ces attaques ne peuvent pas seulement être interprétées comme des stratégies opportunistes à la veille d’élections cruciales ; elles sont plutôt constitutives de la raison d’être des néofascistes d’extrême droite contemporains, et un moyen pour conserver leur pouvoir, mais aussi de maintenir leurs privilèges sociaux et de classe. En d’autres termes, la campagne anti-genre montre qu’en Irak, comme ailleurs dans le monde, le combat pour la justice sociale, l’égalité et la liberté ne peut se développer sans une lutte contre la violence de genre. Et défendre l’égalité de genre suppose de refuser la violence.
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1Lire le texte de la pétition (en arabe).
2Human Rights Watch, « Stop Killings for Homosexual Conduct, » 17 août 2009.