Le vent souffle et pousse les vagues sur un littoral désertique et vallonné à l’infini. L’horizon balnéaire de Duqm est encore sauvage sur une centaine de kilomètres. Préserver Oman de tout projet contraire à l’environnement fut longtemps le souhait de Sultan Qaboos. Mais le gouvernorat d’Al-Wusta apparaît comme une région sous-développée comparée au nord et au sud, où les fréquentations touristiques et le dynamisme économique sont en avance. Duqm, petite ville côtière, offre un accès direct sur la mer d’Arabie. Mascate caresse son potentiel depuis plus d’une décennie. Isolée du reste du pays, la population locale évaluée à 16 000 habitants (dont 4 000 Omanais selon les autorités locales) vivait essentiellement de la pêche traditionnelle. Le port a longtemps été peu actif, n’offrant que de rares perspectives d’emplois.
Le pouvoir à Mascate, bien décidé à sortir partiellement de sa dépendance à son industrie pétrolière et gazière qui représente 74 % de ses recettes nourrit de grandes ambitions pour Duqm. Depuis sept ans, camions et tractopelles s’affairent pour dessiner les premières esquisses d’un immense complexe prévu sur 2000 km2. La première phase des constructions doit s’achever en 2020, même si des retards sont à prévoir.
Un chemin vers l’Afrique et l’Europe
Au premier étage de l’immense siège de la Special Economic Zone Authority (Sezad), construit au milieu de nulle part, le long de l’autoroute neuve et vide reliant Duqm à Mascate, Saleh Hamood Al-Hassani observe les chantiers au loin. Le directeur général est fier de présenter « le plus grand projet économique d’Oman, le plus important du Proche-Orient et l’un des plus importants au monde. » Au programme, un port polyvalent, la plus grande cale sèche de la région, un aéroport international, une raffinerie destinée à traiter 230 000 barils de pétrole brut par jour et de nombreux complexes résidentiels et touristiques de luxe. Le gouvernement omanais a jusqu’à présent investi 1,7 milliard de dollars (1,51 milliard d’euros), mais n’ira pas beaucoup au-delà. Il se limitera en effet aux infrastructures de base. Oman souhaite surtout attirer des investissements étrangers. « L’emplacement de Duqm est stratégique. Nous sommes en dehors du détroit d’Ormuz, sur les routes maritimes internationales, très proches de pays comme l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh. Duqm est également sur le chemin de l’Afrique de l’Est et en contact avec les autres pays arabes. Cela rend cette ville unique en termes d’emplacement. »
Pour tout exportateur, le projet Duqm a en effet de quoi séduire. Il offre un point d’ancrage à mi-chemin entre le sous-continent indien et la côte de l’Afrique de l’Est. Il évite également aux cargos de transiter par le détroit d’Ormuz, plus long à franchir pour accéder aux pays du Golfe, et surtout toujours plus instable. Les récentes escalades entre États-Unis, Émirats arabes unis, Arabie saoudite et Iran le confirment. Dernièrement, la tension est montée d’un cran avec le sabotage de bateaux au large du port de Fujairah et l’attaque d’un oléoduc saoudien, respectivement les 13 et 14 mai 2019. « Faire des affaires à Duqm empêchera de se soucier de ces instabilités », argumente Saleh Al-Hassani.
La Chine s’est positionnée logiquement pour faire partie intégrante du projet. Comme pour Silk City, projet de ville nouvelle au Koweït, le pouvoir à Beijing s’intéresse à Duqm dans le cadre de sa vaste ambition de restaurer les routes de la soie. La ville portuaire omanaise s’inscrit pleinement dans son projet de « Nouvelle Route de la soie » (Belt and Road Initiative). Pour ce faire, la première puissance asiatique compte injecter 10,7 milliards de dollars (9,49 milliards d’euros) et s’est octroyé la location sur 25 ans de 11 km2 de terrain dans le centre économique du nouveau Duqm. La société en participation (joint venture) Oman Wanfang, composée en partie de six entreprises chinoises, se chargerait alors de bâtir des usines automobiles, de méthanol, de matériaux de construction, de production d’énergie solaire et une raffinerie de pétrole, cœur de son investissement. Ainsi, la Chine ambitionne un jour de traiter directement à Duqm le pétrole qu’elle importe depuis tous les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG). « Oman leur offre de la stabilité. Nous avons de bonnes relations diplomatiques avec la Chine et nous leur proposons un rôle d’opérateur », relève Saleh Al-Hassani.
Une pièce manquante de la route de la soie
Avec son port de Gwadar (ancienne possession omanaise jusqu’en 1959) situé dans le Baloutchistan pakistanais, en face des côtes omanaises et son nouveau havre à Djibouti, la Chine peut ainsi relier ces deux points de passages éloignés. Duqm apparaît alors comme un point final au ralliement du continent asiatique avec la péninsule Arabique et la Corne de l’Afrique. Muhammad Zulfikar Rakhmat, analyste du Proche-Orient sur les relations sino-orientales, rappelle qu’« historiquement, la Chine utilisait le Yémen comme centre de transbordement, mais le piratage a ralenti sa fréquentation du golfe d’Aden. À l’avenir, la Chine pourra ainsi éviter d’emprunter cette route grâce au port de Duqm et sécuriser ses routes commerciales ».
Le chercheur imagine une présence chinoise dans la « diagonale du vide »1 omanaise sur le long terme. « Il ne fait aucun doute que la Chine débarquera ses grands navires à Duqm et enverra des navires plus petits dans d’autres parties du Proche-Orient et de l’Afrique orientale. »
À terme, Duqm viendrait alors concurrencer les ports de Khalifa (Abou Dhabi) et Jebel Ali (Dubaï) surtout si son projet de rails reliant son port aux pays du Golfe venait à voir le jour. « Le plan ferroviaire consisterait à connecter l’ensemble des pays du CCG. Mais avec le ralentissement de l’économie dû à la crise pétrolière, le projet est en attente. Ce réseau ferroviaire régional serait un atout supplémentaire pour Duqm, car il permettait au fret d’atteindre le Koweït en 48 h, au lieu de trois ou quatre jours par voie maritime », précise Salehal-Hasani. La crise politique dans le Golfe depuis juin 2017, couplée à l’endettement des pays du CCG ne sont pas des indicateurs favorables à l’accomplissement de ce réseau de chemin de fer régional. « Il n’y a pas encore de date limite pour ce projet », soupire Talal Ben Sulaiman Al-Rahbi, responsable du comité technique d’Oman vision 2040 pour les projets de développement national. Par ailleurs, un tel réseau viendrait grandement concurrencer les ports émiratis et favoriserait l’émergence du pôle concurrent omanais. Une situation difficilement tenable alors que les deux pays traversent une phase difficile. Pourtant, selon le chercheur Muhammad Rakhmat, Duqm serait donc « une pièce supplémentaire à Jebel Ali. La Chine ne veut pas remplacer, mais construire autant de ports que possible dans le Golfe ».
Li Lingbing, ambassadeur de la République populaire de Chine auprès du sultanat déclarait en avril 2019 : « Oman et la Chine ont annoncé l’an dernier la mise en place d’un partenariat pour le projet BRI (Belt and Road Initiative). Oman a officiellement rejoint le cercle d’amis de ce projet. Le sultanat et la Chine partagent un long héritage historique. Ce pays jouit d’un emplacement géographique stratégique et d’excellents ports, tels que Duqm, Salalah et Sohar, qui ont un avantage naturel à participer à la restauration de la route de la soie. » Ainsi ces trois ports omanais deviendraient-ils des étapes commerciales de la Chine en vue d’atteindre le marché de l’Afrique de l’Est puis le canal de Suez et l’Europe. En 2018, le volume d’échanges commerciaux entre les deux pays s’élevait à presque 22 milliards de dollars, soit une augmentation de 40 % par rapport à 2017. Une forte croissance expliquée notamment par le blocus dont le Qatar fait l’objet, obligé de réorienter ses importations, non plus vers les ports émiratis, mais vers les ports omanais.
Réticences locales
Même si rares sont les structures à être sorties du sol à Duqm, les chantiers se multiplient et des riverains ont déjà exprimé des réserves et craintes à un tel bouleversement de leur environnement. C’est le cas de plusieurs pêcheurs locaux, partis se plaindre à Mascate, au ministère de l’agriculture et de la pêche en fin d’année 2018. En cause, selon Hassan Hussain Al-Aghbari, responsable du ministère, « environ 400 grands bateaux de pêche exploiteront nos vastes ressources marines, des usines de transformation du poisson et des entrepôts frigorifiques officieront 24 heures sur 24 pour exporter nos produits, principalement en Asie ». Car l’essor du grand Duqm se fera avec une industrialisation de la pêche locale et une exportation internationale de poissons à grande échelle. Les 500 petits exploitants omanais de sardines voient d’un mauvais œil un tel tournant qui pourrait ainsi raréfier les bancs de poissons au large du gouvernorat d’Al-Wusta. « La communauté des pêcheurs de Duqm n’aime pas ces gros bateaux qui vont sûrement surpêcher alors que nous sommes trop modestes pour investir dans ce projet », affirme Althebeeb Hamad Al Gunibi, vieux pêcheur omanais. « Ils finiront par emporter tous les poissons ! », se plaint un employé du secteur.
Tout comme les entrepreneurs locaux de la pêche, de nombreux Bédouins semi-nomades sont affectés par les chantiers. Une partie de leur terre a été réquisitionnée. En contrepartie, l’État a construit un complexe de 150 villas accolées les unes aux autres, à quelques kilomètres au sud de la vieille ville. Trois mille pêcheurs et Bédouins doivent être relogés avec leur famille en plein milieu d’une zone désertique. Mais plusieurs mois après sa construction, le quartier résidentiel reste totalement vide. Saleh Hamood Al-Hassani se veut rassurant et prétexte un processus lent qui consiste à vérifier quelles familles seraient éligibles à ces dons généreux. En réalité, certains Bédouins et pêcheurs refuseraient toujours de céder leurs habitations situées sur certains terrains destinés à être exploités. « Nous voulons faire participer la population locale à ce nouveau Duqm. Les gens se montrent forcément réticents parce que pour l’instant ils ne perçoivent aucun bénéfice à cela. Mais bientôt, les locaux auront la priorité pour certains investissements, de nouveaux emplois, et de meilleures infrastructures. Nous avons construit ici des routes, des banques, des centres commerciaux avec des bowlings et des cinémas ! », se félicite le directeur de la Sezad.
Selon le gouvernement omanais, le projet pourrait créer près de 300 000 emplois sur les vingt ans à venir et une fois achevé, Duqm pourrait contribuer à 5 % de l’activité économique DU PAYS. Le wali de Duqm, Ahmed Ben Salim Al Mahruqi, tente de rassurer sur l’humeur de sa population quant aux bouleversements en cours de leur habitat : « C’est une chose normale chez l’homme d’avoir peur quand quelque chose de nouveau se présente à lui. Mais cela ne dure pas au-delà de sa découverte », sourit-il, gêné. Selon lui, les Omanais n’ont jamais adressé la moindre plainte depuis son intronisation en octobre 2018 et son prédécesseur n’aurait jamais évoqué de telles démarches. « Les personnes qui désapprouvent le projet de Duqm devront accueillir le changement tôt ou tard, car cela sera positif pour leur vie ! »
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1NDLR. La « diagonale du vide » est une expression à l’origine inconnue qui désigne une large bande du territoire français allant de la Meuse aux Landes où les densités de population sont relativement faibles par rapport au reste de la France. Par extension ici, le terme désigne la zone de Duqm.