
« Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage, et quoi de pire que d’être affilié à un islam radical ? » Depuis 2022, c’est sur un chemin de croix judiciaire que s’est engagé Mourad Jabri pour soutenir son école privée, Valeurs et réussite, tenue par son association éponyme à Valence (Drôme). « On est comme dans un film », lance le Valentinois qui revient sur l’affaire dans un livre qu’il compte faire publier.
À la suite d’un article de Charlie hebdo publié le 21 juillet 2022 associant ouvertement l’école primaire aux Frères musulmans, la mairie de Valence est revenue sur sa décision de céder à l’association un terrain lui permettant d’y édifier un établissement agrandi et de passer sous contractualisation avec l’État. Jusqu’alors, l’école, privée, était hébergée dans la mosquée de la ville. Poursuivi en justice pour diffamation par l’association Valeurs et réussite, l’hebdomadaire est condamné en première instance le 21 décembre 2023. Puis relaxé en appel, en 2024. S’estimant victime de décisions politiques discriminatoires, prises après la campagne médiatique qui a suivi la parution de l’article, l’association annonce se pourvoir en cassation. Le ballet judiciaire se met en place pour enrayer l’engrenage islamophobe.
Saluée pour ses bons résultats
Dans le quartier prioritaire de Fontbarlettes, à Valence, les locaux de l’école primaire de l’association Valeurs et réussite (anciennement nommée école Iqra, « Lire ») partagent la cour de la mosquée Al-Forqane. Depuis sa création en 2011, une cinquantaine d’élèves répartis sur quatre classes mixtes du CP au CM2 se voient dispenser le programme de l’Éducation nationale. En 2020, Mourad Jabri, producteur et importateur de fruits et légumes, prend la présidence de l’association. Pour le Valentinois de 46 ans, qui se dit marqué par une scolarité difficile, porter un projet d’école musulmane, de surcroît sous contrat, devait permettre de « transmettre les valeurs élevées [de l’islam], qui sont aussi universelles », pour « lutter contre l’obscurantisme, en offrant une vision respectueuse et tolérante du monde ». En 2019, lorsque l’école, déjà saluée pour ses bons résultats, fait sa demande de contractualisation, elle dit encore viser à affirmer son « engagement républicain ». Le directeur académique des services de l’Éducation nationale de la Drôme se prononce favorablement au passage sous contrat, à condition que l’école change de locaux, car elle partage sa cour de récréation avec la mosquée.
Avec l’accord du maire Nicolas Daragon, poids lourd du parti Les Républicains (LR) et ancien ministre délégué à la sécurité, un projet de construction de la nouvelle école est ébauché, sur un terrain de 8 400 mètres carrés, à proximité des premiers locaux. La mairie, propriétaire de la parcelle, doit modifier le plan local d’urbanisme (PLU) pour la rendre constructible. Les relations de l’association avec la mairie sont au beau fixe, et les habitants du quartier saluent l’initiative de la municipalité. Pour Mourad Jabri, « avec ce projet, le maire allait pouvoir récupérer des votes supplémentaires dans les quartiers défavorisés ». Nicolas Daragon, quant à lui, se targue de faciliter l’accès à la contractualisation de l’école, sans stigmatisation de sa confession. Après plusieurs ajournements, la date du vote de la délibération portant sur la vente du terrain est fixée au conseil municipal du 27 juin 2022.
Anatomie d’un engrenage
Lors de la session, Bruno Casari, conseiller municipal de l’opposition, ex-La République en marche, s’oppose fermement au projet. Dans la réponse qu’il lui fait, le maire met en avant l’avis favorable émis par les services de l’État : « Les mesures de prévoyance ont été prises par les porteurs du projet. L’Éducation nationale s’est exprimée sur la qualité pédagogique déployée. » Portée par la majorité municipale, légitimée par le travail en amont de l’inspection académique, la délibération de la vente du terrain à l’école au prix de 500 000 euros est votée par 45 voix pour, 2 contre et une abstention. L’histoire aurait pu, ou dû, s’arrêter là. Mais deux semaines après le vote, Bruno Casari contacte l’hebdomadaire satirique Charlie hebdo.
Dans un article intitulé « Quand une municipalité favorise une école musulmane hors contrat », signé par Laure Daussy, le 21 juillet 2022, le journal accuse l’école d’alimenter le « séparatisme »et d’être proche des Frères musulmans. Selon les assertions de la journaliste, « des inspections ont pointé des problèmes : l’enseignement dans l’école présente des lacunes, filles et garçons seraient séparés dans les classes, les tout-petits porteraient des tenues islamiques ». Des « petites filles voilées » sont même identifiées sur des photos par la « journaliste d’investigation ». Questionné à ce propos par Mediapart, qui titrera son article « Une école musulmane ciblée par les autorités après un article erroné de “Charlie Hebdo” », le maire Nicolas Daragon s’emporte : « C’est la première fois que cela m’arrive d’avoir un article dans lequel tout est faux. C’est hallucinant. » Et la municipalité de subir le feu de personnalités d’extrême droite, comme Damien Rieu, pour sa supposée accointance avec les sphères islamistes. Le processus de la vente du terrain est gelé, la polémique jette l’opprobre sur l’association Valeurs et réussite et son école. Le combat judiciaire commence.
Le droit à la « bêtise » et la « méchanceté » ?
« Oui, c’est provocant un article de “Charlie hebdo”, mais vous ne pouvez pas juger les écrits de “Charlie hebdo” comme si c’étaient ceux de n’importe quelle publication. » Lors de l’audience au tribunal judiciaire de Valence, le 5 décembre 2023, qui doit juger de la plainte pour diffamation portée par Valeurs et réussite, le procureur de la République Laurent de Caigny défend Charlie bec et ongles contre l’appréciation de la faute journalistique au cœur du travail de Laure Daussy : « C’est une publication qui s’honore d’aller jusqu’à la bêtise et la méchanceté pour réveiller les consciences. »
Cette défense par principe de la « bêtise » et de la « méchanceté » ne convaincra pas, le journal étant condamné le 21 décembre pour diffamation au bout d’une audience de huit heures, un record pour un procès du genre. Le jugement constate que « l’enquête réalisée par Laure Daussy n’a pas présenté le minimum de sérieux exigé » et que « l’article contient dans sa globalité des éléments erronés ».
Dénonçant une décision qui « empêche la liberté d’opinion », l’avocat du journal, Richard Malka, annonce interjeter appel. Et en avril 2024, le journal est relaxé par la Cour d’appel de Grenoble, qui estime dans son jugement que « l’imputation de proximité entre l’école et les Frères musulmans […] relève du libre débat d’idées » et d’un « jugement de valeur infiniment subjectif » de la part de Charlie hebdo « insusceptible de caractériser une diffamation, étant rappelé que le réseau des Frères musulmans n’est pas interdit en France ».
Au sujet de l’accusation de proximité avec les Frères — « complètement diffamatoire », plaide Mourad Jabri —, Marion Lalisse, coordinatrice européenne chargée de la lutte contre la haine envers les musulmans, explique que « l’amalgame et les accusations abusives d’appartenance à des mouvances comme les Frères musulmans peuvent être instrumentalisés pour stigmatiser et discréditer nos concitoyens musulmans ».
En février 2025, l’association Valeurs et réussite déposait encore plainte contre Charlie hebdo pour faux, usage de faux et tentative d’escroquerie au jugement. En cause, l’utilisation par la défense de Charlie de deux pièces, dont un article de presse, où apparaissent des fillettes voilées. La première page renseignant la date de l’article avait été retirée pour faire état d’un fonctionnement actuel de l’école, alors que le voile est formellement interdit depuis 2016 — ce que les rapports de l’académie mentionnaient également —, et que d’autres photos attestent de l’absence de tenue religieuse.
« Nous sommes les victimes du séparatisme de l’État »
Car l’affaire dure toujours, hors des salles d’audience, bien qu’émaillée de plaintes en justice. Et l’école de confronter, désormais, le rôle des autorités qu’elle accuse de discrimination. « Dans cette affaire, c’est simple, tout le monde nous a abandonnés […] On parle de séparatisme, mais, aujourd’hui, nous sommes les victimes du séparatisme de l’État. »
Le 5 août 2022, la préfète de la Drôme Élodie Degiovanni, en poste depuis juillet 2021, forme un recours gracieux pour contester la légalité de la vente du terrain à Valeurs et réussite par la mairie. En cause, selon la préfecture, le fait que le terrain aurait dû être considéré comme appartenant au domaine public « inaliénable » et « imprescriptible ».
Selon les avocats de l’association, pour faire valoir son recours gracieux dans la foulée de la polémique provoquée par l’article de Charlie hebdo, la préfète Élodie Degiovanni contrevient au droit à la signature d’un compromis de vente et donc à l’acquisition du terrain par l’association Valeurs et réussite prévue par le vote de la délibération du 27 juin 2022. Et ce, au moyen de « motifs fallacieux », invoquent-ils, la délibération stipulant clairement que la parcelle relevait du domaine privé de la commune, donc échappant aux principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilités des biens du domaine public. Ces éléments valent, fin 2023, une plainte de l’association à l’encontre du maire et de la préfète de la Drôme pour faux en écriture publique par personne dépositaire de l’autorité publique. Une version appuyée par les enregistrements de conversations téléphoniques entre le maire et Mourad Jabri en septembre 2022 :
J’estime que mes concitoyens d’origine musulmane ont droit à une école, que les services de l’État ont donné des avis favorables […]. Et quand aujourd’hui on m’impose de ne pas maintenir ce compromis, de ne pas maintenir cette délibération, je dis que c’est injuste, mais je n’ai pas d’autre solution […] Moi, il y a un moment, je ne peux pas réinventer le pouvoir de l’État, c’est elle [la préfète, NDLR] qui nous donne les subventions […].
Contactée par Orient XXI, la mairie de Valence n’a pas souhaité donner suite.
Mensonges, manipulations et polémiques
Pour Mourad Jabri, « en apparence, c’est la préfecture qui s’oppose au projet en s’appuyant sur le recours du 5 août. Mais en fait, ce recours a été orchestré en amont par le maire lui-même ». D’après des documents obtenus par Orient XXI, le maire avait déjà écrit à la préfète trois jours avant le recours de cette dernière, l’incitant à s’opposer au projet. Pourtant, le 2 mai 2022, à l’occasion de la fête de l’Aïd, Nicolas Daragon s’était rendu devant la mosquée du quartier pour évoquer publiquement la vente prochaine du terrain à l’école. Plus tard, parmi les motifs avancés pour tenter d’annuler cette vente, le maire évoquera une erreur de classification du terrain.
Dans la foulée de la parution de l’article de Charlie, la préfète avait également notifié le maire qu’un signalement du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR) aurait été produit à propos de l’école musulmane : « Je vous confirme que l’association Valeurs et réussite, porteuse du projet, ainsi que les structures auxquelles elle est affiliée font l’objet de la plus grande attention de la part des services de l’État au nom de la lutte contre le séparatisme […] », lui adresse-t-elle dans un courrier daté du 28 juillet 2022, soit une semaine après la parution de l’article. L’information fuite et les médias la reprennent1, attisant la polémique et les attaques de l’extrême droite contre la mairie de Valence et l’école. Le comité interministériel n’avait pourtant produit aucune alerte.
Début 2024, après saisine de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) par ses avocats, l’association requiert une copie des courriers du SG-CIPDR auprès de la préfecture de la Drôme : « Nous ne disposons pas en préfecture de courrier émanant de ce service sur ce sujet », répond l’administration, qu’Élodie Degiovanni avait quittée depuis l’automne 2023. Une assertion qui lui vaudra de comparaître au tribunal de Valence pour dénonciation calomnieuse en septembre 2025 suite à une plainte déposée par Valeurs et réussite. Pour Mourad Jabri, c’est « la preuve que l’ex-préfète a effectivement menti au maire de Valence ».
« Le problème, c’est simplement l’islam »
« On ne laissera plus rien passer. Sinon c’est une machine qui nous écrase », lâche le président de l’association Valeurs et réussite, qui déclare avoir déjà dépensé des dizaines de milliers d’euros en justice. Et qui, depuis ce qu’il estime être une « trahison » du maire de Valence, a rompu le contact avec Nicolas Daragon. En juillet 2024, Mourad Jabri portait encore plainte contre ce dernier et Élodie Degiovanni pour discrimination. Après l’annonce de la Ligue des droits de l’homme (LDH) de pair avec SOS Racisme de leur soutien à l’association en se portant partie civile à ses côtés, Nicolas Daragon a confirmé à un élu, lors du conseil municipal de janvier, suspendre les subventions de la LDH : « J’ai lu dans la presse qu’un certain nombre d’entre elles se positionnent à l’encontre de la ville de Valence. »
Une procédure de plus, alors qu’une plainte était déjà déposée par l’association contre le maire pour menace sous conditions, laquelle, avec celle de faux en écriture publique a provoqué la cosaisine de deux juges d’instruction. La plainte pour menaces intervient sur le fondement d’intimidations de la part du directeur général des services et du maire sommant Mourad Jabri de ne pas poursuivre la mairie en justice sous peine de représailles administratives (le refus d’une demande de permis de construire, entre autres blocages).
Orient XXI a pu consulter les enregistrements audio de ces déclarations. Quelques mois plus tôt, au mois de janvier, une plainte était aussi déposée contre Marion Maréchal pour diffamation publique après un passage sur CNews, le 2 octobre 2023, où elle avait affirmé que le maire de Valence avait « tenté de vendre un terrain à une association des Frères musulmans […] qui poursuit le même objectif que Daech et Al-Qaïda, c’est-à-dire imposer la charia dans le monde ». Mise en examen le 11 mars 2025, elle sera jugée au tribunal correctionnel de Valence.
« Le malheur, en France, c’est que le problème n’est plus l’islam radical et les extrémistes, mais simplement l’islam et les musulmans », lance Mourad Jabri. À l’heure où les contrats d’association ne sont pas renouvelés ou sont dénoncés, des observateurs de la gouvernance de l’islam en France pointent l’inégalité de traitement dans la liberté d’enseignement des musulmans2. « On observe un glissement […], un durcissement de l’État qui prend appui sur le fait que les musulmans veulent bénéficier des mêmes avantages en termes de liberté d’enseignement que leurs homologues juifs, protestants ou catholiques », appuie encore le politiste Franck Frégosi, le 13 février 2025, sur France Culture dans l’émission La Suite dans les idées. Dans cette enquête intitulée « L’islam, une religion d’État en France ? », le chercheur s’intéresse au gouvernement de l’islam par les autorités politiques, au mépris, faut-il le rappeler ?, du principe constitutionnel de séparation de l’Église et de l’État, fondateur de la laïcité.
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1NDLR. Comme dans cet article d’Erwan Seznec paru dans Le Point le 21 février 2023 : « À Valence, la théorie d’un maire sous emprise islamiste ».
2NDLR. Voir cette déclaration du ministre de l’intérieur Bruno Retailleau lors de son audition pour la Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, le 2 octobre 2024 : « [...] nous devons systématiser les contrôles d’écoles hors contrat, d’associations et de clubs de sport. Nous allons déployer notre action, dans les territoires, à l’ensemble des activités visées par l’entrisme de l’islam politique. ».