Le mercredi 14 février 2018, Abdel Moneim Aboul Foutouh, ancien leader de l’Arab Medical Union, candidat à l’élection présidentielle égyptienne de 2012, est arrêté avec cinq des adjoints du Parti pour une Égypte forte qu’il avait créé dans le prolongement de sa scission avec la confrérie des Frères musulmans.
Le 20 juin dernier, le procureur égyptien, après avoir placé ses biens sous séquestre, décidait de prolonger la détention de celui qui est accusé d’avoir des liens avec les Frères musulmans et, selon la terminologie en vigueur dans l’appareil de répression égyptien d’avoir, en dénonçant « le manque de crédibilité » de l’élection présidentielle (mars 2018) alors en préparation et appelé à leur boycott, « propagé de fausses nouvelles pouvant nuire à la réputation de l’État ». Depuis lors, l’état de santé de l’ex-dirigeant de l’Union arabe des médecins s’est considérablement détérioré. D’autant que ses conditions d’incarcération sont très dures pour un homme qui approche les 70 ans : il est maintenu en détention solitaire, privé de presse ou de promenades et même des prières collectives du vendredi.
Dans une atmosphère internationale de complaisance à l’égard du pouvoir égyptien, sa famille tente sans grand succès d’alerter l’opinion mondiale. Le rappel de l’itinéraire réformiste d’Abdel Moneim Aboul Foutouh démontre s’il en était besoin que « la guerre contre le terrorisme » dont se réclame le régime frappe en réalité aujourd’hui bien au-delà des groupes radicaux tels que l’organisation de l’État islamique (OEI) ou Al-Qaida. Et que, si contre-productive que soit cette « guerre » conduite pour pallier la fragilité de l’assise politique du régime, elle bénéficie de la bienveillante passivité de la communauté internationale, États-Unis et France en tête.
Une nouvelle génération islamiste
Abdel Moneim Aboul Foutouh, né au Caire le 13 octobre 1951 est devenu au milieu des années 1970 l’un des leaders les plus en vue du mouvement islamiste étudiant. Lorsque le président Anouar El-Sadate décide d’ouvrir les portes de l’université aux classes populaires, la religiosité traditionnelle de ces nouveaux venus les place en porte à faux avec l’intellectualisme plus laïque du monde universitaire. C’est dans ce contexte que, dans un registre « salafi » apolitique, certains étudiants vont commencer à se regrouper dans des cercles islamiques ( gamaate islamiya) où ils organisent des activités piétistes telles que prières et lectures du Coran.
Au début des années 1970, Abdel Moneim Aboul Foutouh, étudiant en médecine, est l’un des initiateurs de cette mobilisation naissante. Il préside dès 1973 la gamaa de la faculté de Qasr Al-Aïni et œuvre avec notamment Essam Al-Eryane et Ibrahim El-Zafarany pour en implanter d’identiques sur l’ensemble du territoire. Il est alors progressivement inspiré — et donc « politisé » — par les Frères musulmans qu’Anouar El-Sadate, pariant sur leur ralliement, a entrepris d’extraire des prisons où les avait jetés Nasser. Avant de se lancer dans la conquête des syndicats professionnels, la nouvelle génération islamiste commence alors au sein de l’université à se confronter victorieusement à la gauche sur le terrain syndical, devenant dès la fin des années 1970 majoritaire dans 8 universités sur 12.
Aboul Foutouh, à cette époque président du syndicat des étudiants pour l’université du Caire gagne en popularité en apostrophant en 1975 le président Sadate, à qui il reproche notamment, dans un débat télévisé demeuré célèbre, d’avoir fait priver le cheikh Mohamed Ghazali de parole publique. À l’intérieur du courant islamiste, le rapprochement avec le réformisme des Frères nourrit en ce temps-là une scission dont l’actualité ne s’est jamais plus démentie. Elle oppose les membres du courant djihadiste qui plaident pour une action armée élitiste de prise du pouvoir « par le haut » et ceux qui, sans renoncer à cet objectif de contrôle de l’État, optent pour une action populaire de réforme à long terme.
Les exigences de la démocratie et du pluralisme
Aboul Foutouh, à la tête de la tendance réformiste, explicite alors son rapprochement avec les Frères et les intègre officiellement en 1979. Avec la majorité des partisans de la réforme qu’il entraîne avec lui, il offre ce faisant à la confrérie vieillissante, décimée par la répression nassérienne, un second élan décisif. Aboul Foutouh s’élève rapidement au rang de membre du Maktab al-irshad (Bureau de guidance) où il est nommé en 1987. Comme beaucoup de membres de sa génération, il milite dans le syndicalisme, au niveau national d’abord en tant que secrétaire général du syndicat des médecins égyptiens ; puis au niveau panarabe, et il devient le secrétaire général de l’Union des médecins arabes.
Peu à peu, selon une trajectoire qui anticipe à bien des égards l’évolution des Frères et d’un certain nombre de formations qui en sont issues (telle Ennahda, celle de Rached Ghannouchi en Tunisie) il fait évoluer loin de tout littéralisme la compréhension de son engagement religieux, contextualisant, pour se détacher de leur respect fondamentaliste, les exigences de la doctrine religieuse. Il prend plus clairement appui ce faisant sur les « objectifs » (maqasid) de sa foi que sur la lettre des expressions normatives du dogme adoptées par les sociétés qui l’ont précédé. Aboul Foutouh va jouer ainsi un rôle pionnier de premier plan dans l’intériorisation progressive par les Frères, en Égypte comme ailleurs dans la région, des exigences de la démocratie et du pluralisme.
Il prône l’établissement de relations avec d’autres formations partisanes plus ou moins proches du courant islamiste, et notamment avec le Parti du travail d’Adel Hussein ou le Parti libéral avec lequel les Frères, interdits de présenter eux-mêmes des candidats, s’allient pour les élections législatives de 1987. Ses engagements — fussent-ils modérés — et sa visibilité lui valent déjà d’être constamment dans le collimateur de la répression du régime d’Hosni Moubarak, qui le fait incarcérer une première fois dès 1981. En 2000, au terme d’une seconde séquence de cinq années de prison, sa posture d’ouverture politique génère de nouvelles tensions, non plus avec la mouvance djihadiste ou salafiste, mais avec l’aile conservatrice qui domine encore la confrérie. En 2007, il se démarque explicitement du projet de création d’un parti que, sans consulter l’ensemble de ses dirigeants, la direction des Frères vient d’adopter. Il critique aussi bien la forme de la décision, peu démocratique, que le fond de ce programme qui réaffirme notamment que « seul un musulman peut devenir président » et qui suggère également de faire contrôler le travail législatif du Parlement par un conseil des oulémas. En 2009, conséquence logique de sa position critique, il n’est pas réélu au conseil d’orientation.
Séparer le religieux du politique
Après la démission en 2010 du guide Mohamed Mahdi Akif, remplacé par le très conservateur Mohamed Badi, son désaccord se fait plus catégorique. Cette même année, il préconise la séparation explicite des agendas religieux et politique des membres de la confrérie. S’il demeure favorable à la mobilisation des Frères en faveur des grandes causes nationales et sociales, il préconise le fait que les membres de la confrérie puissent choisir le parti auquel ils adhèrent, limitant de facto leur action au terrain missionnaire de la daawa1.
En 2011 il est de ceux qui, à la différence des Frères historiques très hésitants durant les premiers jours, accueille immédiatement avec enthousiasme le soulèvement lancé par les jeunes contre le régime de Hosni Moubarak. Il devient ainsi l’une des premières personnalités de l’opposition à rejoindre les manifestants de la place Tahrir. En juin 2011, contre l’option initialement adoptée par les Frères de ne pas désigner de candidat, il décide de se présenter à la première élection présidentielle, ce qui scelle son exclusion de la confrérie. Placé un temps très haut dans les sondages, devant le nassérien Hamdine Sabahi et au même niveau qu’Ahmed Chafik le militaire, il parvient à rallier des soutiens aussi différents que celui du cyberactiviste Wael Ghonim, qui voit en lui un moyen terme entre les héritiers du pouvoir et les islamistes, et du salafiste Nader Bakkar, jeune porte-parole du parti Al-Nour, soucieux quant à lui de trouver des alliés dans sa rivalité contre les Frères.
Il débat très efficacement contre l’ancien ministre des affaires étrangères et secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa. Tous deux sont toutefois battus par le candidat officiel des Frères, Mohamed Morsi, président du Parti de la liberté et de la justice issu des Frères, candidat de dernière minute en remplacement de Khairat Al-Chater, invalidé par la commission électorale. Aboul Foutouh, arrivé en quatrième position, recueille tout de même 17 % des votes. Au cours de l’été 2012, il prolonge la mobilisation de ses soutiens électoraux en créant son propre parti, le Parti pour une Égypte forte (Hizb misr al-qawiya).
Une seule solution, le boycott
Son objectif consiste à rapprocher les islamistes des oppositions laïques, autour d’un programme prônant la modernisation économique et intégration sociale. Son parti se joint ensuite aux critiques qui s’élèvent contre la présidence de Mohamed Morsi. Il prend part aux manifestations du 30 juin 2013 qui, le 3 juillet, vont servir à légitimer le coup d’État militaire. Il condamne toutefois celui-ci, et exprime sa volonté de participer au rétablissement du processus démocratique. À mesure qu’il devient évident que Sissi entraîne le pays dans une tout autre direction que l’approfondissement démocratique annoncé, Aboul Foutouh se range clairement dans le camp de l’opposition. Le Parti pour une Égypte forte ne rejoint pas pour autant le front « pour la défense de la légitimité », dirigé par les Frères, qui exige le retour de Morsi à la présidence et l’abolition des réformes imposées par l’armée. Toutefois, à chaque échéance électorale — le référendum de 2014 sur la nouvelle Constitution, les deux élections présidentielles de 2014 et 2018 ou les élections législatives de 2015 —, le parti considère qu’en l’absence de toute possibilité d’expression et d’action politique indépendante, la seule solution est le boycott.
L’arrestation et les mauvais traitements persistants infligés à Aboul Foutouh, l’un parmi des milliers d’autres prisonniers politiques, signale le refus par le régime de toute expression indépendante, quand bien même elle véhiculerait un message de modération et de réconciliation. Entre le rappel des exigences de la démocratie — si légitime soit-il — que les Occidentaux adressent régulièrement au président turc Recep Tayyip Erdoğan et leur silence assourdissant face aux pires dérives de leur partenaire égyptien, le contraste est évident. Il signale un vieux différentiel qui voit l’éthique des dominants varier selon que les dérives autoritaires affectent le cercle de leurs challengers « rebelles » (comme Erdoğan) ou celui de leurs clients « soumis » comme l’est le geôlier d’Abdel Moneim Aboul Foutouh.
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1NDLR. L’« invitation » faite aux non-musulmans à écouter le message religieux, c’est-à-dire le prosélytisme islamique.