Sanctions et crise humanitaire

Afghanistan. Les États-Unis gèlent les actifs de la banque centrale, la population en paie le prix

Le gel par Washington des réserves de la banque centrale afghane aux États-Unis a aggravé la crise humanitaire dans ce pays sans affecter le régime. Et la création d’un fonds en Suisse, destiné à en gérer la moitié, n’a eu que peu d’impact.

Un marché de Kaboul, 23 mars 2023
Wakil Kohsar/AFP

Alors qu’un hiver particulièrement rude a aggravé encore la crise humanitaire en Afghanistan, le processus de dégel partiel des actifs appartenant à ce pays semble être au point mort. Un fonds spécial a bien été créé en septembre 2022 à Genève, avec pour but de rapatrier à terme auprès de la banque centrale afghane les sommes retenues depuis l’arrivée des talibans au pouvoir en août 2021. Ce fonds est géré par la Banque des règlements internationaux (BRI), basée à Bâle1.

Mais pour l’instant, les avoirs afghans restent à la BRI. Chah Mohammad Mehrabi, l’un des quatre administrateurs du Fonds pour le peuple afghan, également président du comité d’audit de la Banque centrale afghane (DAB), n’est pas optimiste quant à l’avancée des négociations : « le gel de ces avoirs aboutit à une catastrophe d’une ampleur inimaginable, qui se déroule actuellement sous nos yeux, avec 22,8 millions de personnes se retrouvant dans une situation d’insécurité alimentaire aiguë. »

Lettre ouverte de soixante-dix économistes

Le montant des actifs en souffrance à la BRI est de 3,5 milliards de dollars (3,1 milliards d’euros), la moitié des 7 milliards gelés depuis la prise de pouvoir des talibans. Chah Mohammad Mehrabi, également professeur d’économie au Montgomery College (Maryland) avait présenté au président américain Joseph Biden une autre solution, consistant à remettre la totalité des fonds à la DAB, mais par tranches mensuelles. Il raconte avoir personnellement appelé le président le 1er septembre 2021, deux semaines après la victoire des talibans, afin de l’alerter sur les conséquences désastreuses du gel des avoirs afghans : « C’est le peuple afghan que vous faites souffrir. Ce gel des fonds n’a qu’un impact négligeable sur le groupe au pouvoir », lui ai-je expliqué. Le professeur Mehrabi avait alors proposé que 150 millions de dollars (137 millions d’euros) soient alloués chaque mois à la Banque centrale d’Afghanistan, afin de garantir la stabilité des prix. « J’ai insisté sur le fait que j’assurerais personnellement le suivi du processus, et qu’il pourrait être stoppé si l’argent était utilisé à une autre fin que la stabilisation de l’économie. ».

Jusqu’en février 2022, le département d’État des États-Unis se montrait intéressé par cette solution. Mais le 11 février, Washington a pris une décision que l’économiste afghan qualifie de politique : la moitié des 7 milliards de dollars des avoirs afghans serait allouée aux familles des victimes du 11— Septembre. Dans son décret du 11 février 2022, le président Biden prétend que la crise humanitaire et l’effondrement de l’économie afghane « constituent une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis ». La préservation de « certains biens de la Da Afghanistan Bank (DAB) » par des institutions financières américaines serait par conséquent, selon ses termes, « de la plus haute importance pour faire face à cette urgence nationale et au bien-être du peuple afghan ». Le président précise ensuite que des représentants de victimes du terrorisme « ont fait valoir des réclamations légales » contre des biens de la DAB, qu’il déclare bloqués par le décret en question.

Dans une lettre ouverte à Joseph Biden et à la secrétaire au Trésor Janet Yellen le 10 août 2022 de 70 économistes de renom, dont le Prix Nobel Joseph Stiglitz ont demandé en vain à l’exécutif américain de revenir sur cette décision et de remettre la totalité des 7 milliards à la DAB.

Ces avoirs se trouvaient dans la réserve fédérale de la Banque de New York. Comme beaucoup d’autres États, l’Afghanistan avait placé une partie de ses devises en dollars, du fait de la stabilité de cette devise. Ces 7 milliards de dollars étaient donc auprès de la Banque centrale américaine, avant le retour au pouvoir des talibans ce qui a permis aux États-Unis de les geler.

Dans la crainte que les familles des victimes du 11— Septembre parviennent à mettre la main sur l’ensemble des fonds et au terme de sept mois de discussions, la Banque des règlements internationaux, en Suisse, a été désignée pour recevoir la moitié de la réserve de la Banque nationale afghane, avec le soutien de l’administration Biden. Trois milliards et demi de dollars transférés en Suisse, mais toujours hors de portée des Afghans.

Ce transfert constitue certes une avancée, mais l’un des quatre administrateurs du Fonds afghan empêche pour l’instant que ces 3,5 milliards soient transférés à la Banque centrale afghane. Il s’agit du représentant des intérêts des États-Unis, Andrew Baukol, sous-secrétaire aux affaires internationales par intérim du Trésor américain. Une autre administratrice du Fonds, la diplomate suisse Alexandra Baumann, émet des doutes sur la fiabilité de la Banque centrale d’Afghanistan, tout en souhaitant que les discussions aboutissent : « Nous veillerons à ce que la fondation adopte une approche inclusive, c’est-à-dire qu’elle fasse ce que les Afghans veulent, car c’est leur argent » a-t-elle déclaré le 3 novembre 2022 à la plateforme Swissinfo.

Baisse de la corruption

Selon Haroun Rahimi, professeur associé de droit à l’Université américaine d’Afghanistan, les discussions actuelles porteraient sur la manière de préserver ces fonds, de les investir ou d’en faire usage à des fins humanitaires. « À la lumière des derniers décrets talibans, les chances de parvenir à un compromis semblent improbables », constate-t-il. Les raisons pour lesquelles les 3,5 milliards placés en Suisse ne prennent toujours pas la route de Kaboul sont en partie politiques : les derniers décrets talibans sur les droits des femmes ont déçu tout le monde, et deux des trustees (administrateurs) jugent le moment inopportun pour rendre à la DAB une partie de sa réserve. Or les décisions de la Fondation doivent être prises à l’unanimité. Selon Anwar-ul-Haq Ahady, second administrateur afghan, ancien directeur de la Banque centrale et ex-ministre des finances, l’Américain Andrew Baukol n’approuvera rien qui n’ait reçu l’aval de son gouvernement2.

Les États-Unis jugent également que le gouvernement taliban n’applique pas la résolution 2593 du 30 août 2021 du Conseil de sécurité de l’ONU. Celle-ci exige notamment que le territoire afghan ne soit pas utilisé pour abriter des terroristes ou planifier des actes terroristes. Les attentats perpétrés par la branche pakistanaise des talibans (TTP) tels que celui du 30 janvier 2023 à Peshawar ayant fait une centaine de morts embarrassent le régime de Kaboul, le TTP utilisant l’Afghanistan comme base arrière. Le texte de la résolution souligne également l’importance du respect des droits humains, dont ceux des femmes, des enfants et des minorités. Il faut ajouter aux actifs retenus les 2,1 milliards de dollars (1,91 milliard d’euros) se trouvant en Europe, du fait de l’alignement des Européens sur les sanctions américaines.

Pour Chah Mehrabi, cependant, un élément positif devrait permettre le dégel partiel des fonds : la baisse du niveau de corruption. « Pour se rendre compte des progrès, il suffit de constater que le nouveau gouvernement a augmenté sensiblement le recouvrement des recettes, sous forme de droits de douane et autres taxes ». L’amélioration est confirmée par le classement de l’ONG Transparency International, qui place le pays au 150e rang (sur 180) de son « index de perception de la corruption », alors qu’il pointait au 174e rang en 2021. Ce progrès n’est toutefois pas pris en compte dans les réflexions autour du dégel des fonds.

« Choisir entre se chauffer ou se nourrir cet hiver »

Les investisseurs potentiels, et ceux qui commerçaient par le passé avec l’Afghanistan, hésitent à y rapatrier leur argent, par crainte des sanctions et des difficultés qu’elles impliquent pour les transferts de fonds internationaux. Les États-Unis interdisent toujours les transferts bancaires, appliquant au gouvernement actuel les sanctions décrétées par le président George W. Bush contre, entre autres, les talibans, juste après les attentats du 11-septembre 2001. Depuis le 15 août 2021 et leur prise de pouvoir, « toute transaction financière avec l’Afghanistan peut être considérée comme relevant du champ d’application de ces décrets et donc potentiellement enfreindre la loi américaine », explique Jean-François Cautain. Cet ancien ambassadeur de l’Union européenne au Pakistan avait relevé l’aspect aberrant de cette situation dans une tribune publiée par l’Investment Monitor3. L’arrêt brutal du financement international au développement après l’arrivée des talibans « a immédiatement entraîné une contraction de 40 % de l’économie » écrit le diplomate. L’aide internationale représentait à elle seule 45 % du produit intérieur brut du pays et finançait 75 % du budget. . Pour Ali M. Latifi, journaliste indépendant basé à Kaboul, « tout cela a contribué à la perte de plus de 700 000 emplois. Les dirigeants talibans n’ont pas souffert le moins du monde de ces restrictions financières. Ce sont les citoyens ordinaires qui en paient le prix, en peinant à se procurer de l’argent liquide et du travail, et en devant choisir entre se chauffer ou se nourrir cet hiver ». Fin 2022, un an et demi après le changement de régime, 90 % de la population était en situation d’insécurité alimentaire, selon les chiffres de l’ONG Human Rights Watch. Sans accès à ses principales réserves, la BDA n’est plus en mesure d’assurer son rôle de stabilisation de la devise locale et des prix.

Les derniers décrets talibans, restreignant fortement les droits des femmes, ont prouvé à quel point ces derniers étaient imperméables aux sanctions. Les femmes et les enfants sont par ailleurs les premières victimes de la crise humanitaire en cours. En décembre 2021 déjà, David Beasley, directeur exécutif du Programme alimentaire mondial (PAM) tirait la sonnette d’alarme : « Ce qui se passe en Afghanistan est terrifiant, rapportait-il. J’ai rencontré des familles sans emploi, sans argent ni nourriture, des mères vendant un enfant pour en nourrir un autre, et quelques enfants chanceux ayant pu parvenir jusqu’à l’hôpital »4. L’organisation alertait également sur le fait que la crise alimentaire affectait désormais autant les villes que les campagnes. Une année plus tard, la situation ne s’est pas améliorée et cet hiver, le plus froid depuis une décennie, avec des températures atteignant les -33 °, a déjà coûté la vie à 166 personnes depuis début janvier et fait périr des troupeaux entiers.

Des ONG internationales contraintes de recourir à la « hawala »

Face à cette situation, les Nations unies ont lancé un appel de fonds, dont seuls 42 % de l’objectif étaient atteints en octobre. L’ironie étant que les principaux pays donateurs sont les mêmes que ceux appliquant les sanctions. Les États-Unis eux-mêmes continuent à fournir de l’argent à l’ONU pour ses opérations en Afghanistan. Mais le versement de fonds à des organisations basées en Afghanistan est gêné par les sanctions. Jean-François Cautain, dont l’épouse est cheffe de mission pour l’ONG française La Chaîne de l’espoir, explique que les organisations humanitaires se voient contraintes de faire transporter des sommes en liquide par les expatriés effectuant des allers-retours, ou d’utiliser le système de transfert de fonds informel qu’est la hawala.

Interrogé sur les changements survenus depuis octobre 2022, Jean-François Cautain note une légère amélioration des transferts bancaires vers l’Afghanistan, mais avec un quasi-monopole d’une banque privée, l’Afghanistan International Bank (AIB), qui prélève des commissions importantes. « Le Fonds pour le peuple afghan est en revanche incapable actuellement de produire quelque chose de positif », regrette le diplomate, « les trustees semblant englués dans leurs propres procédures ».

1La Banque des règlements internationaux est une organisation financière internationale créée en 1930, dont les actionnaires sont des banques centrales. Elle se définit comme la « banque des banques centrales ». Sa principale mission est la coopération entre banques centrales et elle joue un rôle déterminant dans la gestion des réserves de devises de ces institutions.

2Sarah Lazare, « As Afghans Suffers, U.S. Stalls on Plan to Return Central Bank Funds »,In These Times Magazine, décembre 2022.

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