À la fin octobre 2020, l’offensive que mènent les talibans dans la province de Helmand fait toujours rage et les autorités locales déplorent qu’au moins 5 000 familles fuient les zones de combats. Depuis le 10 octobre, pour soutenir l’armée afghane, les Américains mènent des raids aériens, alors que depuis le 12 septembre à Doha, capitale du Qatar, les talibans et une délégation venue de Kaboul ont engagé des négociations qui selon le secrétaire d’État américain Mike Pompeo présent à l’ouverture de la conférence doivent permettre « de faire aller le pays de l’avant pour réduire les violences et accéder aux demandes des Afghans : un pays réconcilié avec un gouvernement qui reflète une nation qui n’est pas en guerre ».
En campagne électorale, le président Donald Trump, déterminé à mettre fin à la plus longue guerre de l’histoire des États-Unis, affiche moins d’ambitions puisqu’il entend se contenter de « ramener nos soldats à la maison ».
Sans honneur et sans gloire
C’était en octobre 2001, quelques jours après les attentats du 11-Septembre, que les États-Unis ont décidé d’intervenir en Afghanistan. Ils ne se doutaient pas qu’ils en partiraient une vingtaine d’années plus tard sans être venus à bout d’un ennemi déterminé. Un départ sans honneur et sans gloire, malgré les envois successifs de troupes qui feront passer la présence militaire américaine de moins de 2 000 hommes au début de leur intervention à plus de 100 000 au sommet de leur présence. Ils ne se doutaient pas qu’ils dépenseraient en pure perte mille milliards de dollars, soit plus que le plan Marshall de 1947 pour la reconstruction de l’Europe. Ni que, dans ce « tombeau des empires » où, au cours de l’histoire, se sont enlisés Britanniques et Soviétiques, 2 400 soldats américains perdraient la vie et que 20 400 autres seraient blessés.
La tentative de résolution d’un conflit commencé bien avant la présence américaine et qui ne cesse de revenir périodiquement dans l’actualité avant d’être de nouveau oublié fait maintenant l’objet de discussions qui s’annoncent longues et difficiles ; de chaque côté de la table, les négociateurs partent de positions très éloignées. Leurs objectifs sont pourtant la signature d’une paix à laquelle aspire le peuple afghan. Mais les conditions sont-elles réunies pour qu’elle advienne ? Pour répondre à ces interrogations, nous avons demandé à Georges Lefeuvre, anthropologue, ancien conseiller de l’Union européenne au Pakistan, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), de répondre à nos questions.
Jean Michel Morel. — Tout d’abord, examinons ce qu’à tort certains ont qualifié d’accord de paix entre les États-Unis et les talibans. Qu’en est-il exactement ? Quelles sont les bases de cet accord ? Et qu’est-ce que les talibans avaient à offrir en échange ?
Georges Lefeuvre. — Le retrait total des troupes américaines d’Afghanistan était une promesse de campagne de Trump. Lorsqu’en décembre 2018, le président américain annonce sa décision impromptue de retirer 7 000 soldats, les talibans comprennent que le rapport de force est désormais en leur faveur : si Trump est si pressé de s’en aller, alors il ne sera pas en position d’exiger grand-chose. En effet, au début du processus de Doha, les quatre conditions américaines exigibles pour un retrait graduel étaient, dans l’ordre : un cessez-le-feu, l’engagement de négociations avec le gouvernement de Kaboul, des garanties de sécurité pendant les opérations de retrait des troupes et la promesse qu’aucun attentat ne serait jamais fomenté contre les États-Unis depuis le sol afghan. Mais, dès janvier 2019, en inversant l’ordre des choses, les talibans ont soumis les deux premières conditions à un accord préalable sur un retrait total et rapide de toutes les forces étrangères. Il ne s’agissait dès lors plus de négociations de paix, mais de négociations de sécurisation du retrait de toutes les troupes des 39 pays de la coalition engagée dans la Resolute Support Mission de l’OTAN1.
Pendant les quatorze mois qui ont suivi la fameuse déclaration de décembre 2018, les talibans s’en sont tenus à cela et l’accord final du 29 février 2020, ne les engage à rien d’autre que de ne pas attaquer les troupes sur le départ et de ne pas ourdir d’actes terroristes sur le territoire des États-Unis. Pour autant, les talibans ont toujours rappelé sur leur site Voice of Jihad qu’ils ne violaient pas l’accord de Doha en continuant leur guerre sainte jusqu’à la chute de l’actuel régime et au retour de l’émirat islamique.
Au centre de convergence des empires
J. M. M. — À l’issue de négociations parties pour durer longtemps, l’Afghanistan sortira exsangue de toutes ces années de guerre. Qu’est-ce qui donne à ce petit pays enclavé entre de grands voisins une telle importance ?
G. L. — Dès sa création en 1747, l’Afghanistan se situe au centre de convergence de l’expansion des grands empires d’alors : l’empire safavide de Perse, l’empire chaïbanide d’Asie centrale, et celui des Moghols en Inde. C’était pour se protéger de ces encombrants voisins qu’Ahmad Chah Durrani, Pachtoune de la tribu Abdali créa l’État (stan) des Afghans. Un État certes, mais un État tampon. Aux empires médiévaux succédèrent les puissances coloniales russe et britannique qui se sont elles aussi affrontées sur le terrain afghan au XIXe et au début du XXe siècle. Les deux blocs de la guerre froide s’y sont ensuite combattus par moudjahidines interposés, largement financés par l’Occident pendant l’occupation soviétique de 1979 à 1989. Les conséquences en seront la guerre civile, le régime taleb de 1996 à 2001, les attentats du 11-Septembre, l’intervention militaire américaine, la chute provisoire des talibans suivie de leur retour 19 ans plus tard ! Assez récemment, les grandes puissances ont en outre découvert que le pays recelait d’importantes ressources minières (hydrocarbures, cuivre, terres rares, métaux précieux, etc.).
Lors de la conférence des donateurs, à Londres en décembre 2014, le président Ashraf Ghani a ainsi résumé la situation très particulière de l’Afghanistan : « Soit nous serons le carrefour de l’intégration en Asie, lorsque les routes entreront et ressortiront de chez nous pour connecter l’Asie centrale, l’Asie du Sud, l’Asie de l’Ouest et l’Asie de l’Est, soit nous deviendrons un "cul-de-sac" et la pièce oubliée de l’histoire. »
J. M. M. — L’ouverture des négociations entre Afghans, repoussée de six mois, butait sur la demande des talibans de libérer 5 000 prisonniers en échange d’un millier de soldats des forces afghanes. Le président Ashraf Ghani n’entendait pas céder à une telle demande, les Américains ont fait en sorte qu’il accepte. N’est-ce pas significatif de la faiblesse du gouvernement ?
G. L. — Pendant ces six mois de blocage, la libération de 5 000 prisonniers n’était plus seulement une demande des talibans, mais déjà un alinéa très détaillé (part 1-C) de l’accord signé le 29 février 2020, assorti d’une date limite de réalisation fixée au 10 mars, et d’une exigence : pas de négociation interafghane avant leur libération totale. Une fois encore le négociateur américain Zalmay Khalilzad, pressé d’en finir, avait engagé la parole des principaux intéressés sans consulter ni ses partenaires de la coalition ni le président Ghani. On comprend que ce dernier ait renâclé, tandis que les talibans se sont sentis assez forts pour ne pas bouger d’un pouce, retardant d’autant la première rencontre interafghane. Encore que ce n’est pas le gouvernement en tant que tel qui négocie à Doha — les talibans en avaient refusé tout net le principe —, mais une délégation (dont certains membres sont dans l’opposition), mise sur pied avec difficulté par le président Ghani et le Haut Conseil pour la réconciliation nationale dirigé par Abdullah Abdullah, et plusieurs fois modifiée avant approbation par les talibans. Ce n’est donc pas seulement le président qui est ainsi bafoué, mais l’État.
Moscou dialogue avec les talibans
J. M. M. — La Russie est très attentive à l’évolution de la situation. Vladimir Poutine entretient des rapports avec les deux parties et il a lancé un cycle de négociations parallèle à celui de Doha. Quels sont les enjeux pour les Russes ?
G. L. — Effectivement, la Russie a une belle longueur d’avance sur les États-Unis dans ses relations avec les talibans. Dès 2016, Zamir Kabulov, envoyé spécial de Vladimir Poutine en Afghanistan, rencontrait régulièrement les talibans et déclarait à l’agence de presse turque Anadolu : « Les talibans sont une force politique incontournable et ils ont abandonné l’idée du djihad mondial ». Ainsi la Russie craint moins les talibans dans les limites du territoire afghan que les militants internationalistes de l’organisation de l’État islamique (OEI), susceptibles de déstabiliser les Républiques d’Asie centrale. Mieux, les talibans qui la combattent sans merci pourraient devenir de précieux alliés pour sécuriser le nord afghan limitrophe de l’ex-URSS.
La première conférence de Moscou du 29 décembre 2016 réunissait d’abord l’Afghanistan, le Pakistan, l’Iran et la Chine. Les cinq Républiques d’Asie centrale s’y ajoutèrent en avril suivant pour une deuxième conférence. En novembre 2018, Moscou organisa la première rencontre bipartite entre talibans venus de Doha et le Haut Conseil pour la paix — qui n’a qu’une fonction consultative auprès du gouvernement de Kaboul. Puis, lorsque les négociations de Doha patinèrent au début février 2019, Vladimir Poutine, afin de ne pas heurter son homologue américain, laissa à la diaspora afghane de Moscou le soin d’organiser une nouvelle rencontre entre les talibans et une délégation afghane formée des principaux opposants au président Ghani. La conférence suivante du 28 mai 2019 aura un caractère plus officiel puisqu’elle sera ouverte par le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov.
Vladimir Poutine a marqué des points, mais il n’est pas dans son intérêt de voir capoter le processus de Doha dont il espère le retrait total des Américains d’Afghanistan avant d’abattre ses propres cartes. Ainsi, après la brutale rupture des négociations par Donald Trump à la mi-septembre 2019, la Russie s’est bien gardée de plastronner, et lorsqu’une délégation talibane furieuse s’est présentée à Moscou, elle n’a reçu qu’un accueil poli de la part de Zamir Kabulov. De plus, le Kremlin a aussitôt exprimé son souhait que les négociations États-Unis-talibans reprennent et aboutissent. La Russie a mieux préparé « l’après », et surtout les talibans à l’idée de devoir partager le pouvoir.
L’erreur du Pakistan
J. M. M. — Précisément, à l’issue du processus de paix les talibans devraient partager le pouvoir. Malgré tout, n’ont-ils pas déjà fait des déclarations peu rassurantes, refusant l’actuelle Constitution et évoquant « les droits sociaux, économiques, politiques et éducatifs […] qui seront garantis aux femmes conformément aux principes de l’islam » ?
G. L. — Après avoir mis les talibans sur orbite en 1994, l’erreur essentielle du Pakistan fut de les laisser prendre le pouvoir sans partage en 1996. Le Pakistan n’a d’ailleurs rien reçu en retour, alors qu’il espérait obtenir enfin de l’État afghan sous son contrôle une reconnaissance de la Ligne Durand comme frontière internationale.
Il semble bien que les talibans doivent cette fois partager le pouvoir comme ils s’y sont engagés lors des conférences de Moscou, mais nous en sommes loin à Doha où il n’existe actuellement aucune marge de manœuvre. Au titre des ouvertures, notons que les talibans qui étaient jusqu’alors exclusivement d’ethnie pachtoune ont recruté dans les communautés tadjike et ouzbèke et même chez les chiites hazara qu’ils avaient maltraités par le passé. Au titre des blocages, les négociations de Doha ne commenceront pas avant un accord sur l’école islamique de référence : l’école sunnite hanafite devrait être acceptée, mais quid des chiites ? Le débat est d’importance puisque « charia » veut simplement dire « la Loi » ; mais de quelle loi s’agit-il ?
Quoi qu’il en soit, les talibans revendiquent clairement le retour de leur émirat islamique d’Afghanistan. Bien sûr, le rigorisme taleb a déjà connu quelques allégements, comme le droit d’écouter de la musique ou de faire des portraits photographiques, mais pour le reste c’est l’inconnu et les droits « garantis » aux femmes risquent d’être très réduits. Ils dépendront évidemment de l’interprétation de la charia qui en sera faite.
Pourquoi sont-ils tous pachtounes ?
J. M. M. — Vous avez reproché aux États-Unis leur méconnaissance de l’histoire et de l’anthropologie politique de l’Afghanistan. Par ailleurs, vous avez appelé Islamabad et Kaboul à reconsidérer le tracé de la Ligne Durand effectué par les Britanniques en 1893. Cette frontière arbitraire de 2 300 kilomètres entre le Pakistan et l’Afghanistan a séparé des tribus pachtounes, devenant de ce fait une source d’instabilité entre les deux États. Est-ce à dire qu’un Afghanistan réconcilié devra trouver les modalités d’un accord avec son voisin pakistanais ?
G. L. — En termes d’anthropologie politique, aucun acteur politique n’a posé clairement une question simple : « Pourquoi les talibans sont-ils tous d’ethnie pachtoune, depuis leur entrée en scène en 1994 jusqu’aux récentes et encore timides ouvertures ? Pourquoi leur mouvement est-il né autour de la Ligne Durand, parmi les tribus ghilzaï pachtounes transfrontalières » ? Les talibans sont ainsi emblématiques de la « fracture pachtoune » héritée de l’empire britannique des Indes, et si l’on parle encore de la Ligne Durand en 2020, c’est parce que l’État afghan ne l’a jamais reconnue comme frontière internationale. Ce refus a été la cause d’énormes tensions territoriales et d’accrochages armés depuis la création du Pakistan en 1947. Cette « fracture pachtoune » reste un bouillon de culture irrédentiste et terroriste.
Il ne s’agit cependant pas de « reconsidérer » le tracé de la Ligne Durand, mais de « revisiter » les contenus de ses quatre traités successifs (1893, 1905, 1919, 1921). Après tout, si la réalité de la Ligne Durand repose sur ces traités, il n’y a rien d’incongru, cent ans après, à adapter le dernier d’entre eux à la réalité d’aujourd’hui : aussi longtemps que l’Afghanistan ne reconnaît pas cette frontière, le Pakistan craint toujours les velléités afghanes de création d’un « Grand Pachtounistan » qui amputerait son territoire. Il tient donc à garder la haute main sur cette zone de turbulences. L’Afghanistan de son côté est incapable d’éteindre les insurrections et foyers de terrorisme qui en découlent. Alors, plutôt que de rester arc-boutés sur cette fracture, l’Afghanistan et le Pakistan feraient mieux de convenir d’abord qu’ils sont l’un et l’autre victimes du même héritage empoisonné de l’époque coloniale britannique.
De toute façon cette question réémergera. Afrasyab Khattak, figure politique pachtoune influente et d’obédience marxiste — donc peu susceptible de sympathies talibanes — n’écrit-il pas dans Tolo News du 11 octobre que le Pakistan n’omettra pas de vanter « les Talibans comme des “représentants des Pachtounes” et de les présenter comme “la solution à la question pachtoune des deux côtés de la frontière”.
La meilleure manière de couper l’herbe sous les pieds des talibans serait ainsi aussi de rechercher à quelles conditions les tribus accepteraient de reconnaître cette Ligne Durand comme une « frontière douce »2 entre les deux États. Ce n’était donc pas avec les talibans en tant que tels qu’il fallait engager des négociations, après leur défaite de 2001, mais avec les chefs tribaux qui ont par défaut favorisé leur retour en force.
Il n’est pas trop tard pour lancer ce dialogue qui serait seul susceptible de réduire la puissance des talibans aux portes du pouvoir.
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1NDLR. Mission de formation, de conseil et d’assistance à la lutte antiterroriste, composée de plus de 13 000 hommes stationnés en Afghanistan ; créée au 1er janvier 2015, à la suite de la mission de la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS) achevée le 28 décembre 2014.
2Une frontière entre des pays où les personnes et les marchandises sont autorisées à passer avec peu de contrôles.