Ousmane Dan Fodio, né en 1754 à Marata, dans l’actuel Niger, était un lettré appartenant à l’ethnie des éleveurs semi-nomades répartis dans tout le Sahel, mais aussi présents dans les villes. Soucieux de pureté islamique, il fuit la cour et déclenche en 1804 un djihad qui va conquérir les royaumes — principalement haoussa — du nord du Nigeria actuel, se heurtant seulement au très ancien empire du Borno, à l’est.
Il s’agit bien d’une entreprise comparable, à certains égards, à celles de mouvements djihadistes récents. Ousmane Dan Fodio conquiert des régions qui sont déjà musulmanes, l’islam étant arrivé dans les régions haoussa dès le XIVe siècle. Il veut réformer les sociétés, et il y parvient dans une certaine mesure. Mort en 1817, il a instauré un empire reposant sur une trentaine d’émirats dirigés depuis Sokoto, siège du califat. À sa mort, son fils Mohamed Bello prend sa succession. Le califat tombe en 1903 sous les coups de l’armée britannique, qui l’intègre à son protectorat du nord du Nigeria. Il est loin d’être oublié, comme l’explique Vincent Hiribarren.
Pierre Prier. — Ousmane Dan Fodio est-il encore un personnage connu ?
Vincent Hiribarren. — C’est quelqu’un dont on parle encore en ce moment, au Nigeria, mais aussi au Niger, qui est une référence historique, à la fois parce qu’il a mené ce djihad, mais aussi comme référence intellectuelle. On pense à lui comme celui qui a fondé un empire, même si le mot empire est un peu galvaudé à cause de la nature décentralisée du pouvoir qu’il avait instauré. On le pense aussi comme le père d’une œuvre intellectuelle très large ; lui-même se posait en réformateur des populations qu’il envahissait. C’est cela qu’on retrouve à la fois au Niger et au Nigeria. Au Nigeria, cela prend plus d’ampleur évidemment : Sokoto est au Nigeria, la plus grande partie du territoire qu’il avait envahi se trouve aujourd’hui au Nigeria.
Il y a toujours un sultan à Sokoto, qui descend de Dan Fodio. Ce sont des familles très larges et polygames, donc on se retrouve avec beaucoup de gens qui peuvent prétendre descendre d’Ousmane Dan Fodio. Que ce soit vrai ou pas, c’est une autre question… Il est intéressant de voir que cet héritage est fortement revendiqué dans le Nigeria contemporain. C’est un héritage considéré comme prestigieux. Il y a aussi des gens qui descendent des émirs que Dan Fodio avait installés, qui aiment raconter comment leur ancêtre avait reçu la bannière du djihad des mains mêmes du grand Ousmane Dan Fodio, et conserver ainsi une parcelle de son autorité.
À l’image du Prophète
P. P. — Se considérait-il comme un prophète ?
V. H. — Lui-même ne s’est jamais présenté comme un prophète. En revanche il imitait les gestes du Prophète, s’entourait de compagnons, se mettait dans ses pas, pour montrer qu’il était un pur de l’islam, comme le feraient les salafistes d’aujourd’hui.
P. P. — Aujourd’hui, quelles sont les résonances du djihad d’Ousmane Dan Fodio ?
V. H. — Elles sont nombreuses. Par exemple Boko Haram se réclame de lui, ce qui est d’ailleurs une aberration historique, car ils sont issus de l’empire du Borno, qui était là depuis mille ans à l’époque, et qui a mené la guerre contre le djihad. Pas seulement avec des armes. Le combat a aussi été théologique. Le conseiller religieux du royaume, Mohamed Al-Kanemi, a échangé de nombreuses lettres avec Dan Fodio, chacun revendiquant représenter le véritable islam. Ousmane dan Fodio écrivait en substance : « Vous n’êtes pas de vrais musulmans, je vais vous envahir », Al-Kanemi lui répondant : « Nous étions musulmans avant vous et nous avons formé des générations d’intellectuels dans toute la région ».
Cette controverse est toujours vivante dans les esprits ; au nord-est du Nigeria, sur le territoire de l’ancien empire du Borno, on peut entendre des gens vous raconter encore comment ici, on s’est battu contre Ousmane Dan Fodio. Pour eux, les Foulanis (ou Peuls)1 sont des opportunistes qui s’emparent de l’islam pour envahir leurs voisins. Ils font écho à Mohamed Al-Kanemi, qui reconnaissait à Dan Fodio la qualité de musulman soucieux de pureté, mais qui lui disait en même temps qu’eux, au Borno, pratiquaient l’islam depuis au moins le XIe siècle, partaient faire le pèlerinage de La Mecque, étaient en contact quasi permanent avec le nord et l’est du Sahara ; et donc, qu’ils avaient une histoire plus longue, et que leur islam sunnite n’avait pas besoin d’être réformé. En résumé, « Nous n’avons pas besoin d’un djihad, merci. »
« Vouloir tremper le Coran dans la mer »
P. P. — Le souvenir du djihad d’Ousmane Dan Fodio est-il rappelé dans le conflit qui oppose aujourd’hui les Peuls à d’autres ethnies au Sahel ?
V. H. – Oui. On les caricature en fous de Dieu, on évoque ce djihad comme référence pour les désigner comme responsables de tous les maux dans le Sahel. Au Nigeria, où les Peuls sont présents dans le nord et se sont mélangés à tel point avec les Haoussas que les Nigérians parlent souvent de « Hausa-Fulani », la communauté a une longue histoire qui a toujours été reconnue dans le jeu politique que ce soit pendant ou après la colonisation britannique.
L’accusation portée contre les Foulanis remonte bien au djihad de Dan Fodio, où ils étaient déjà censés envahir leurs voisins du sud. De nombreux groupes chrétiens pentecôtistes pensent qu’il existe un complot foulani visant à « vouloir tremper le Coran dans la mer », c’est–à-dire qu’il y aurait une pression des musulmans du nord pour convertir ou pousser les chrétiens du sud à la mer. Ces groupes oublient qu’il y a eu une progression du christianisme en Afrique au XXe siècle, et toute l’histoire du Nigeria en général.
On pourrait passer des heures à expliquer l’évolution des relations entre tous ces communautés, mais certains groupes chrétiens se contentent de souffler sur les braises d’un conflit entre chrétiens et musulmans et de créer des lobbies dans d’autres pays, en particulier en Europe, pour entretenir cette image.
P. P. – On voit sur une carte publiée dans l’Atlas historique de l’Afrique que des villes ont rejoint à l’époque le djihad, tandis que d’autres l’ont refusé. Comment expliquer cela ?
V. H. — Il ne faut pas s’imaginer un grand djihad uniforme. Il y a eu certes une circulation d’idées, mais à chaque fois ce sont des conflits localisés, tout comme aujourd’hui d’ailleurs. La carte donne juste une idée de l’étendue des combats, mais il est impossible de déterminer dans quelle mesure toutes les régions et surtout les campagnes ont été affectées par ces djihads. On pourrait d’ailleurs comparer la situation aux cartes représentant les djihads du XXIe siècle ; la tache sur la carte n’indique pas un territoire entièrement tombé sous la coupe des djihadistes.
Le rôle du colonisateur britannique
P. P. — Vous dites que le califat n’a pas tout à fait disparu puisque le colonisateur britannique en a fait le modèle de l’application de son concept de l’indirect rule…
V. H. — Les Britanniques avaient un empire colonial plus vaste que celui des Français et ont très rapidement développé, en particulier dans le nord de l’Inde, un modèle de gouvernement des populations colonisées à travers les rois et les princes locaux. Une fois arrivés en Afrique, ils ont appliqué le même modèle, et ils ont même théorisé cette application à partir, précisément, du sultanat de Sokoto. Dans un manuel sur la manière de coloniser l’Afrique, Frederick Lugard, gouverneur général du Nigeria a cité l’exemple de Sokoto, expliquant comment il avait choisi de laisser en place le gouvernement du sultan. C’est simple : on conserve la pyramide hiérarchique qui était déjà là, et on se met au-dessus d’elle. Le sultan n’est plus sultan par la grâce de Dieu, mais parce que les Britanniques lui ont donné un sceptre. C’était pratique : sans le sultan, comment administrer la justice ou prélever l’impôt ? Et si le sultan n’obéit plus aux ordres des colonisateurs, les Britanniques se laissent le choix de le déposer et de choisir son successeur, écrit Lugard.
On peut dire aussi que le califat n’a pas complètement disparu, car les Britanniques ont laissé en place les émirs installés par Ousmane Dan Fodio. L’émir de Kano actuel est à la fois descendant de l’émir issu du djihad, et ancien gouverneur de la banque centrale du Nigeria. Il a fait des études à Khartoum et aussi à Oxford. Il détient en même temps un pouvoir religieux, en tant que chef d’une confrérie soufie.
P. P. — Comment analyse-t-on aujourd’hui l’épisode du califat de Sokoto ? Comme un mouvement religieux, ethnique, social ? Qu’en reste-t-il au XXIe siècle ?
V. H. — Ce djihad visait à changer la société dans son intégralité. Évidemment, la dimension religieuse était omniprésente, mais elle s’imposait largement dans tous les domaines, qu’ils soient politiques, financiers, juridiques… C’est ce qui a fait parler de révolution, tant les changements se voulaient radicaux. Il est pourtant facile de surestimer l’impact du djihad.
En réalité, il a peiné à réformer toutes les régions conquises qui étaient vastes. Une fois les conquêtes passées, le djihad était un phénomène urbain et de nombreuses régions rurales n’ont pas été autant affectées que des villes comme Sokoto ou Kano. De plus, le rôle qu’a joué le djihad a pu être exagéré par des politiciens nigérians désireux de récupérer l’aura intellectuelle d’Ousmane Dan Fodio à leur profit . Des chercheurs d’Afrique de l’Ouest et d’ailleurs ont aussi essayé de comprendre le djihad et l’ont analysé selon les grilles de lecture de chaque époque. Certains y ont vu une dimension ethnique, d’autres sociale, ou bien encore religieuse. Le djihad de Sokoto continue à inspirer des auteurs encore aujourd’hui !
De manière paradoxale, il faudrait en savoir plus sur le rôle joué par la colonisation britannique. On la présente souvent comme une parenthèse entre le califat de Sokoto et l’indépendance du Nigeria. Pourtant ce sont bien les Britanniques qui ont contribué à une certaine homogénéisation des pratiques juridiques issues du djihad en rendant possible l’administration de territoires urbains et ruraux par les émirs. Ainsi, si certaines pratiques comme la peine de mort ont été interdites par les colonisateurs, ces derniers ont assuré une diffusion encore plus profonde de la justice des émirs dans les campagnes. Même radicalement transformées, des institutions issues du djihad ont pu traverser tout le XXe siècle.
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1NDLR. Le terme « Peul » est la transcription française du mot wolof pë’l . Les Peuls se nomment eux-mêmes « Poullo » au singulier (pluriel : Foulbé). En haoussa, repris en anglais et en arabe, on les désigne sous le nom de « Foulani ».