Du 6 au 10 octobre dernier, une délégation de la Fédération internationale du bâtiment et du bois se rendait au Qatar afin d’enquêter sur les conditions de vie des ouvriers. Suite à une enquête du Guardian, l’émirat avait en effet été accusé de maltraiter cette main d’œuvre étrangère qui provient pour l’essentiel des pays du sous-continent asiatique. Hôte du Mondial de football en 2022, le Qatar fait face à une importante pression internationale afin de réformer un droit du travail considéré comme l’un des plus restrictifs de la région.
Al-Jazira à l’épreuve du Mondial
De très nombreux médias ont repris et commenté ce qui s’apparente à un véritable scandale humanitaire, puisque des dizaines d’ouvriers ont péri cet été sur les immenses chantiers mis en œuvre pour la Coupe du monde de football. Dans l’œil du cyclone, l’émirat a décidé de contre-attaquer en deux temps. D’abord, en rejetant les accusations du journal britannique The Guardian, puis en collaborant, bon gré mal gré, avec la délégation syndicale dont la visite, prévue de longue date, a permis de confirmer l’existence de plusieurs abus. Parmi leurs recommandations, les membres de la délégation ont notamment exigé la fin du système pervers du parrainage (kafala) ainsi que la mise en place immédiate de syndicats libres1.
Perçu comme la consécration de sa « diplomatie sportive », le Mondial 2022 est également pour Doha un épineux sujet qui met le pays face à ses contradictions. L’une des questions soulevées était de savoir si Al-Jazira, dont l’un des credos est de se présenter comme la « tribune des sans-voix », allait risquer de couvrir cette controverse. Certains n’ont pas hésité à émettre de sérieux doutes quant à la possibilité pour la chaîne d’évoquer un sujet dont le moins que l’on puisse dire est qu’il ne présente pas l’émirat sous les meilleurs auspices2 .
C’est pourtant l’inverse qui s’est produit. Dès la fin de la visite de la délégation, le groupe a diffusé un reportage relatant l’envers du décor des chantiers du Mondial. Sur la version arabe, le sujet a été porté à l’écran lors du « hassad al-yawm », l’équivalent du journal de 20 h du vendredi 11 octobre. Il en a été de même pour la version anglaise, qui a également consacré un long article sur son site internet3. Dans les deux cas, le problème n’a pas été soustrait à l’œil du téléspectateur. Aux images des rudes conditions de vie des ouvriers se sont succédé d’autres plans avec des interviews de syndicalistes qui affichaient leur mécontentement concernant le déficit de collaboration des autorités dans le déroulé de leur mission.
Contrairement à une idée répandue, ce n’est pas la première fois que la chaîne fait état des manquements de son bailleur de fonds dans le traitement de la main d’œuvre asiatique. En juin 2012, un reportage avait été diffusé qui reprenait les conclusions d’un rapport de Human Rights Watch. Il tirait déjà la sonnette d’alarme en exigeant une urgente amélioration de la condition ouvrière. Mais, signe du décalage éditorial entre les différentes chaînes du groupe, le reportage avait uniquement été diffusé sur les ondes de la version anglaise4.
Bahreïn et la variable du clivage confessionnel
Quelques mois plus tôt, un autre reportage avait permis de déceler avec encore plus de clarté la différence d’approche entre les deux grandes chaînes d’Al Jazeera Media Network. À l’été 2011, alors que l’effervescence révolutionnaire gagnait l’ensemble du Proche-Orient, un documentaire d’Al-Jazeera English créait la polémique. Intitulé « Shooting in the dark », le programme, qui a reçu de nombreuses distinctions à travers le monde dont le prix médias d’Amnesty international, dévoilait pendant près d’une heure la brutale répression qui s’était abattue sur le mouvement de protestation au Bahreïn. Le récit était clairement orienté à rebours du discours dominant dans la région qui jetait le discrédit sur un soulèvement qualifié de « confessionnel » et dans lequel les aspirations à la liberté étaient disqualifiées au profit d’une lecture qui n’y voyait que la main de l’Iran. Sa diffusion avait suscité le courroux de plusieurs capitales du Golfe qui avaient énergiquement protesté contre Doha.
Mais là encore, seuls les téléspectateurs d’Al-Jazeera English avaient eu droit à sa projection, la direction de la version arabe préférant rester fidèle à sa nouvelle ligne éditoriale. Celle-ci consistait, s’agissant de la révolte bahreïnie, à faire « le minimum syndical » en ne portant à l’écran que de brèves informations, avec des images de la répression diffusées au compte-goutte. Cette attitude minimaliste contrastait avec la forte exposition dont commençait à bénéficier la révolte syrienne et exprimait la tendance d’un alignement grandissant de la chaîne sur les impératifs de la diplomatie qatarienne.
L’opinion et son contraire
Pourtant, il serait faux de penser que cette nouvelle posture ait fait abandonner à Al-Jazira sa volonté de donner la parole aux autres protagonistes du jeu régional. Sur la crise syrienne, qui a représenté l’axe central de l’offre d’information du groupe depuis 2011, les défenseurs du régime de Bachar Al-Assad ont régulièrement été appelés à défendre leurs points de vue. L’émission « Al-Itijah al-mou’akass », (« la direction opposée »), célèbre talk show du mardi soir, en a été l’exemple le plus frappant. Des représentants du gouvernement syrien comme Sherif Shehata, porte-voix du régime de Damas à l’étranger, ont souvent eu l’occasion de s’y exprimer, ce qui a plus d’une fois débouché sur des altercations à forte intensité.
Même lors du jugement du poète qatari Mohamed Al-Ajami, le groupe n’a pas hésité à mettre à nu les contradictions du pouvoir dans une forme tout à fait inattendue. Le journal de la mi-journée du 30 novembre 2012 avait fait appel aux propos du représentant syrien à l’ONU pour commenter l’arrêt de justice d’un tribunal du Qatar qui condamnait le 29 novembre 2012 le poète — arrêté en novembre 2011 pour un poème saluant le Printemps arabe et exprimant l’espoir qu’il s’étende aux monarchies du Golfe —, à la prison à perpétuité pour « atteinte aux symboles de l’État et incitation à renverser le pouvoir ». Le diplomate syrien n’avait alors pas hésité à fustiger la duplicité de Doha, qui soutient les processus révolutionnaires à l’étranger mais musèle la liberté d’expression à l’intérieur de ses frontières. Et lors du jugement en cassation du 21 octobre 2011 qui confirmait la peine de quinze années de prison décidée en appel, les deux chaînes du groupe en ont brièvement fait mention dans leur journal.
Malgré une détérioration de son image marquée par le départ de plusieurs journalistes et une baisse de son audience auprès de l’opinion arabe, le groupe maintient contre vents et marées sa volonté de rester fidèle à son slogan : « L’opinion et son contraire ». En prenant des risques calculés.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1« Gilles Letort. ’Il faut imposer la liberté syndicale’ », L’Humanité, 14 octobre 2013.
2Elliott Abrams, « Slave Labor in Qatar : A Test for Al Jazeera », Council on Foreign relations, 26 septembre 2013.
3Sam Bollier, Azad Essa, « Union criticises Qatar for labour abuses », Al Jazeera English, 11 octobre 2013.
4« Qatar criticised over migrant worker ’abuse’ », 12 juin 2013.