28 novembre, place Maurice Audin à Alger : des femmes se rassemblent, pour la plupart des mères et des proches de détenus politiques. D’autres personnes essaient de les rejoindre. Mais des dizaines de policiers quadrillent la place. Ils repoussent les manifestants qui se dispersent en réclamant la libération des prisonniers et en s’opposant aux élections prévues le 12 décembre. La foule s’indigne. « Vous méprisez le peuple », « Algérie libre et démocratique », « Libérez nos enfants, ils n’ont pas vendu de la cocaïne », « Nous n’allons pas voter ce 12 décembre », rapporte le site Liberté-Algérie.
Chaque manifestation, chaque initiative s’attire désormais les foudres de l’armée. Cibles de choix depuis l’annonce en juin dernier par Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée, de l’interdiction de tous les drapeaux à l’exception de l’emblème national, des dizaines de manifestants portant le drapeau amazigh ont été arrêtés. Pourtant, l’amazighité est reconnue par la Constitution composante de l’identité nationale depuis 1996, et l’amazigh comme langue nationale depuis 2002. « Ils ont divisé pour mieux régner… Nous, on est tous unis maintenant », s’indigne une banquière croisée dans une marche du vendredi à Alger. « On est tous berbères. Il n’y a pas d’Arabes. Les Arabes, ils sont dans les pays du Golfe ».
Réactiver les divisions linguistiques
Quelles que soient leurs cultures ou leurs origines sociales, les Algériens demandent la chute du régime corrompu, un État de droit et une justice indépendante. La population refuse en bloc l’élection du 12 décembre, car à la tête de l’État sont toujours présents des piliers de l’ancien système Bouteflika. Le premier ministre Noureddine Bedoui a été ministre de l’intérieur, en charge des élections, donc des fraudes. En Kabylie, de nombreux maires refusent même d’organiser l’élection présidentielle prévue le 12 décembre prochain.
Vingt-et-une personnes ont été condamnées le 12 novembre 2019 pour avoir brandi un drapeau amazigh dans les manifestations à un an de prison dont six mois fermes et à une amende de 30 000 dinars (226 euros) par le tribunal de Sidi M’hamed à Alger. Cette condamnation apparait très sévère au regard des faits. D’ailleurs, dès le lendemain, le tribunal de Bab Al-Oued a relâché cinq prévenus, l’« atteinte à l’intégrité du territoire » n’étant pas constituée, comme pour un autre prévenu jugé à Annaba le 6 août qui a été lui aussi acquitté. Selon le tribunal, le verdict est différent pour les mêmes faits, signe que les juges hésitent sur la stratégie à adopter.
Des personnalités historiques jetées en prison
Des figures respectées de la société qui se sont exprimées publiquement pour soutenir le Hirak ont aussi été arrêtées, comme le commandant Lakhdar Bouregaa ou le général Hocine Benhadid. Les deux hommes ont critiqué ouvertement le chef d’état-major et la corruption des dirigeants actuels. Ils se sont adressés directement à Ahmed Gaïd Salah ; le commandant Bouregaa, dans une vidéo, et le général Benhadid, dans une lettre ouverte.
Être une figure historique de la guerre d’indépendance n’a pas rendu Lakhdar Bouregaa intouchable. Pourtant, il s’est engagé dès 1956 dans l’Armée de libération nationale (ALN). Il a fini au grade de commandant de la wilaya 4. Ensuite, il s’est opposé à Houari Boumediene et à son clan. Il a été emprisonné de 1967 à 1975. Quant à Hocine Benhadid, il est l’un des rares généraux à avoir démissionné pendant la « décennie noire », en 1996. Il s’est opposé au quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika en 2014. Après une interview à Radio M, dans laquelle il critiquait déjà Saïd Bouteflika et Ahmed Gaïd Salah, il est arrêté le 30 septembre 2015 et emprisonné jusqu’en 2016.
Ces deux hommes paient cher leur liberté de paroles et leur engagement dans le Hirak. Ils sont incarcérés et accusés de « porter atteinte au moral de l’armée » et d’« attenter à la sécurité de l’État ». La peine encourue peut aller de 5 à 10 ans de prison. Ces arrestations ont des conséquences dramatiques. La santé de Lakhdar Bouregaa, âgé de 86 ans, et celle du général Benhadid, âgé de 73 ans, se détériorent en prison. Lakhdar Bouregaa a été récemment hospitalisé et opéré d’urgence.
Des figures du mouvement de révolte arrêtées
Dans ce durcissement du pouvoir contre les manifestants, une étape supplémentaire a été franchie avec l’arrestation en septembre de plusieurs figures du Hirak, dont Karim Tabbou, porte-parole de l’Union démocratique et sociale (UDS), Fodil Boumala, ancien journaliste de l’Établissement national de télévision (ENTV), politologue et activiste, et Samir Benlarbi, militant politique. Les trois hommes ont en commun d’avoir été très impliqués dans le mouvement de révolte et d’être de plus en plus populaires, ce qui semblerait faire peur au régime.
Karim Tabbou est député et a été le premier secrétaire du Front des forces socialistes (FFS) qu’il a quitté en 2012. Il a créé ensuite son propre parti, l’UDS, toujours non agréé depuis l’ère Bouteflika. Le député a été arrêté à son domicile le 11 septembre 2019 et inculpé d’« atteinte au moral de l’armée ». Libéré le 25 septembre, il est arrêté de nouveau chez lui le 26 septembre.
Deux militants du Rassemblement actions jeunesse (RAJ), Karim Boutata et Ahcène Kadi, ont été incarcérés. Le 10 octobre, c’est au tour du président de ce mouvement, Abdelouahab Fersaoui, d’être arrêté. Le RAJ, association de sensibilisation à la citoyenneté des jeunes agrée depuis 1993, est particulièrement visé pour son activisme dans le Hirak. Ses dirigeants sont très présents sur les réseaux sociaux et dans les médias indépendants. Ils dénoncent les dérives du pouvoir, demandent la chute du système, et refusent l’élection présidentielle dans ces conditions.
Les journalistes dans le collimateur
Les pressions sur les journalistes s’accroissent aussi. Elles sont multiformes : des suspensions de journalistes, des arrestations, des émissions arrêtées, des sites bloqués. Aucune pluralité n’est tolérée à la télévision publique, qui retransmet les discours hebdomadaires du chef d’état-major. Au début du Hirak, en février et en mars, des journalistes de la télévision avaient organisé des sit-in devant le siège de l’ENTV pour dénoncer la censure à l’œuvre dans la couverture des événements. Ils réclamaient la liberté d’expression. Mais leurs espoirs de libération des médias ont été douchés. Certains ont vu leurs émissions suspendues, comme celle de débats politiques, au ton libre, de la journaliste Nahla Bekralas sur la radio Chaine 3 (radio publique francophone) et d’autres ont même subi des sanctions administratives.
Dans la presse privée, l’accès aux sites d’information indépendants en ligne est régulièrement coupé sur le territoire algérien. C’est le cas de TSA qui subit depuis le 12 juin des coupures par intermittence. Le site Interlignes est quant à lui bloqué depuis fin juillet en continu.
La télévision d’opposition Al-Magharibia soutenue par le Qatar a été suspendue d’émission par l’opérateur satellitaire Eutelsat depuis le 15 octobre. Elle a réussi à diffuser quelques heures seulement en prenant le nom d’« Hirak TV ». La chaîne, basée à Londres et Paris, est régie par le droit britannique. Pourtant, l’État algérien a porté plainte auprès d’Eutelsat et a obtenu l’interdiction de diffusion. Quatre journalistes du journal Le Temps d’Algérie sont suspendus en novembre pour avoir eu l’audace de critiquer la une de leur journal : « Unanimité sur la nécessité de voter en masse ».
Les arrestations se multiplient. Saïd Boudour, journaliste indépendant et militant de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH) a été arrêté le 6 octobre. Le lendemain, le tribunal d’Oran le place en liberté provisoire. Il est à nouveau arrêté le 15 octobre. Autre exemple, selon Reporters sans frontières : « Sofiane Merrakchi journaliste et correspondant de la chaîne Al-Mayadeen mais aussi producteur pour plusieurs chaînes étrangères dont France 24 et RT en Algérie a été arrêté le dimanche 22 septembre par la gendarmerie ». Adel Azeb El-Cheikh, de la radio Oued Souf, a subi le même sort. Ces trois journalistes ainsi qu’Abdelmounji Khelladi sont toujours en prison. D’autres, comme Mustapha Bendjema, rédacteur en chef du journal Le Provincial d’Annaba, ont écopé d’une interdiction de sortie du territoire national.
Les journalistes algériens sont à bout à cause des pressions qu’ils subissent, mais ils s’organisent. Deux réunions se sont tenues le 9 et le 14 novembre pour réfléchir à des actions et un communiqué titré « Le cri des journalistes contre la répression et l’arbitraire et pour les libertés » a été signé par plus de 160 journalistes. Ils dénoncent les arrestations et les pressions subies : « Nous condamnons avec vigueur l’escalade des atteintes graves aux femmes et aux hommes de la profession et du harcèlement systématique des médias dans les secteurs public et privé et contre la presse électronique ».
Harcèlement contre les étudiants
Les étudiants ont été le fer de lance du mouvement. Ils défilent dans les rues d’Alger tous les mardis, moins nombreux actuellement en raison de la reprise des cours à l’université. Une étudiante de 22 ans, Yasmine Dahmani, arrêtée le 17 septembre pour avoir défilé avec une pancarte dénonçant « la corruption de la bande » est détenue depuis à la prison d’El-Harrach d’Alger. Devenue un symbole des prisonniers politiques, sa photo est brandie dans les manifestations du mardi et du vendredi.
Le 8 octobre, le pouvoir a tenté de dissuader définitivement les étudiants de marcher dans les rues d’Alger en bloquant les accès qui mènent à la Grande Poste, lieu emblématique de la contestation. Ce fut un échec, les manifestants étaient encore plus nombreux la semaine suivante.
Face à ces arrestations arbitraires, les citoyens s’organisent. La création du Comité national de libération des détenus (CNLD) en est le signe. Son objectif est de soutenir les détenus d’opinion et politiques ainsi que leurs familles. Une page Facebook permet d’informer en temps réel des arrestations et appelle à des sit-in devant les tribunaux. Les Algériens se mobilisent et inventent de nouveaux modes d’action, et reprennent ainsi le pouvoir sur l’espace public.
« Pas d’élections avec la bande mafieuse »
Chaque vendredi, à Alger et dans d’autres villes, des manifestants reprennent ce slogan : « Ma kach al intikhabt maa al isabat », (« il n’y a pas d’élections avec la bande mafieuse »). Or ces arrestations sont le signe que le pouvoir est fébrile. Il souhaite absolument imposer une élection présidentielle le 12 décembre. Après avoir arrêté de simples citoyens portant le drapeau amazigh, il essaie de faire taire les voix dissonantes, celles des activistes et des journalistes.
Les cinq candidats sont tous d’anciens responsables politiques du système Bouteflika, et rencontrent l’hostilité de la population lors de leurs déplacements et meetings. À Bouira, des heurts avec les forces de l’ordre ont éclaté et des grenades lacrymogènes tirées lors de la visite d’Ali Benflis le 27 novembre. Le candidat, attendu pour 15 h à la Maison de la culture a dû changer de lieu et tenir meeting dans une salle du siège de la wilaya presque vide, selon le site TSA.
Si les élections parviennent à se tenir, le président de la République élu ne sera pas légitime et il est fort probable que le Hirak continue. La libération des prisonniers politiques et la fin de la répression seront nécessaires pour trouver une sortie de crise.
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