Drôle de carrière que celle du général Ahmed Gaïd Salah ! Octogénaire, brutal et rancunier, il est choisi comme chef d’état-major en 2004 par le président d’alors, Abdelaziz Bouteflika, pour, dit-on, sa médiocrité intellectuelle. Il est nommé vice-ministre de la défense nationale dix ans plus tard. Aujourd’hui, il est le parrain de l’interrègne entre la chute du président Bouteflika le 22 avril dernier et l’arrivée de son successeur, en somme un Cromwell algérien. Peu à peu, il a imposé au forceps sa volonté de tenir une élection présidentielle « dans les plus brefs délais », après l’installation d’une autorité indépendante chargée de son organisation, qu’une commission nommée « le panel » doit mettre en place avant la fin du mois.
La révolution n’a pas eu lieu
Gaïd Salah revient de loin. Début juillet 2019, une précédente élection a dû être annulée par le Conseil constitutionnel, faute de candidat. La force du mouvement populaire tétanisait encore des leaders politiques sans base populaire qui n’osaient se démarquer de peur d’être dénoncés par la rue.
Aujourd’hui, la situation a changé. Le Hirak (le Mouvement) a perdu de son élan ; ses rangs se sont clairsemés, ses chefs (ou prétendus tels) sont ouvertement divisés et sa réalité d’aujourd’hui ne dépasse guère la capitale et la Kabylie. Le 23 août à Oran, il n’y avait plus qu’un millier de manifestants selon un site qui lui est en général favorable. L’atmosphère a changé, les mariages, le pèlerinage et les plages tunisiennes font plus recette que la politique.
Encadrés par des forces de police conséquentes, les cortèges ainsi canalisés empruntent deux fois par semaine depuis six mois un itinéraire imposé qu’ils n’ont pas choisi et se dispersent rapidement. Toute tentative de manifester un autre jour est réprimée sans ménagement. La seule tentative « insurrectionnelle » de s’emparer du ministère de l’intérieur a été un fiasco, et depuis personne n’a osé recommencer. Le Hirak est sans précédent, mais la révolution n’a pas eu lieu, le régime n’a pas été renversé par les opposants. « On n’a pas pris le Palais d’hiver », soupire l’un d’eux, faisant référence à la révolution de 1917 en Russie.
Le tsunami populaire qui a provoqué le départ d’Abdelaziz Bouteflika après vingt ans de règne était composite dès l’origine, fruit à la fois d’une émotion et de la rencontre de rancœurs immergées de longue date dans la population et les élites. L’indignation et l’humiliation qui ont saisi l’opinion à l’annonce d’un cinquième mandat présidentiel promis à un leader incapable de parler et de marcher depuis au moins six ans ont uni les Algériens dans une réaction de rejet sans précédent. S’y est ajoutée la rancœur. D’abord des minorités ethniques kabyles, mozabites, sahariennes exclues de fait des sommets du pouvoir politique depuis l’indépendance. Les femmes, malgré leurs progrès dans l’éducation et la vie professionnelle, rejettent leur statut subalterne confirmé par le Code de la famille adopté en 1984, au temps du parti unique. Des millions de mal-logés, surtout à Alger, s’indignent des magouilles éhontées qui président à l’octroi des logements sociaux, un des rares acquis de l’ère Bouteflika. Copains et coquins y font des fortunes en revendant au prix fort des HLM cédées pour rien ou presque.
Ni « berbéristes » ni islamistes
Les exclus du pouvoir, victimes des batailles passées en son sein, rêvent de revenir aux affaires, d’obtenir un poste ou une sinécure. Parmi eux, les anciens des services de sécurité liquidés après la mise à la retraite de leur chef, le général Mohamed Mediène, dit « Toufik », imaginent des revanches et s’activent dans l’ombre. La démission d’Abdelaziz Bouteflika le 22 avril a apaisé l’humiliation et estompé l’indignation qui unissait les rangs des manifestants. La division s’est installée en apparence entre tenants du maintien de la Constitution — dont il ne reste à vrai dire pas grand-chose —, partisans d’une élection présidentielle rapprochée, et ceux qui réclament une Assemblée constituante et une période de transition indéterminée. Quitte à repousser l’élection à une date indéterminée et à confier le pouvoir pendant ce temps à des mains inconnues.
En réalité, le bras de fer oppose le gros de l’establishment pressé de retrouver un fonctionnement « normal » des institutions à des groupes politiques qui n’ont jamais joué qu’un rôle secondaire en Algérie : les « berbéristes » et les islamistes, réprimés plus ou moins ouvertement depuis toujours.
Le Front des forces socialistes (FFS) né en 1963 et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) apparu après 1980 sont implantés surtout en Kabylie et à Alger, où les Kabyles sont nombreux. Ils ont été bâtis, comme tous les partis politiques algériens, sur un modèle ultra-autoritaire inspiré du Nidham (l’Organisation) du temps de la révolution : la direction décide et ses (rares) militants exécutent. Ils sont en proie à des luttes de factions (au moins trois au FFS) ou, au RCD, à une bataille pour le leadership entre l’ancien et l’actuel secrétaire général. Quant aux islamistes, leurs divisions rivalisent avec celles des « laïcs » qu’ils exècrent : au moins trois mouvements relèvent plus ou moins des Frères musulmans et se disputent la clientèle des commerçants enrichis dans le secteur informel.
Traditionnellement, les services de sécurité ont intrigué au sein des forces politiques, poussant leurs poulains, neutralisant les plus dangereux pour le régime et organisant leur impuissance généralisée.
Le général Gaïd entend bien maintenir les deux lignes rouges du régime. D’un côté, ni les berbéristes ni les Frères musulmans ne peuvent prétendre au premier rôle, tout au plus à des responsabilités secondaires. De l’autre, un cauchemar hante les responsables algériens : la Tunisie voisine où Ennahda, le parti islamiste plus ou moins inspiré par les Frères musulmans, fait jeu égal avec les nationalistes. Pas question de laisser une telle « chienlit » s’installer en Algérie… En lieu et place, les militaires poussent à une alliance entre « novembristes », les nationalistes héritiers de leurs prédécesseurs pendant la guerre d’indépendance et les badissia1, des fondamentalistes qui ont rejoint le FLN en 1956.
Sous couvert de lutte contre la corruption
Surtout, à la différence de juillet 2019, l’état-major estime avoir cette fois un candidat crédible, Ali Benflis. Originaire des Aurès comme une bonne partie de l’encadrement militaire, avocat, ministre au commencement de la guerre civile, ancien premier ministre, ce « père tranquille » de 75 ans a été deux fois candidat contre Bouteflika, en 2004 et en 2014. Il réclame la libération de la trentaine de porteurs de drapeaux berbères emprisonnés et le départ du premier ministre Noureddine Bedoui, un ancien wali de Bouteflika qui l’a nommé à ce poste. Benflis aura sans doute satisfaction en temps voulu, une fois la campagne électorale démarrée. Un nom circule déjà pour remplacer Bedoui, celui du nouveau ministre de la justice, Belkacem Zeghmati, limogé en 2015 de son poste de procureur général de la cour d’Alger pour avoir lancé des mandats d’arrêt internationaux contre l’ex-ministre du pétrole, sa femme et ses deux fils. Il joue volontiers les « Monsieur Propre », mais n’est pas la seule carte des militaires.
La lutte contre la corruption a atteint un degré inimaginable dans les premiers rangs du pouvoir, même si seulement dix anciens ministres sur 250 sont en prison ou en fuite. Les généraux ont semé la peur à la fois chez les corrompus, dont une bonne cinquantaine ont été jetés en prison et chez les corrupteurs, une petite bande d’hommes d’affaires proche de Saïd Bouteflika, le frère de l’ancien président, « l’opérateur » de la présidence durant sa maladie.
La grande majorité des responsables d’hier, qui ont tous ou presque quelque chose à se reprocher au moins formellement, vivent dans l’angoisse de perdre leur passeport et d’être « interdits de sortie du territoire national » (ISTN) pour des raisons rarement explicitées. Aucun chiffre ne circule, mais le trafic aérien entre l’Algérie et la France a baissé de 3 % en un an (sans doute aussi pour des raisons économiques).
Mainmise renforcée sur la troupe
Le frère de l’ancien président de la République, deux anciens premiers ministres, plusieurs ministres, des walis, un ancien patron de la police, et près d’une dizaine de généraux en retraite sont dans la prison d’El-Harrach dans la banlieue d’Alger. Parmi eux, accusé de complot contre l’État, le général en retraite Toufik, ancien chef des services de sécurité. Les dossiers établis au fil des ans par ses subordonnés sur les uns et les autres durant des années au sein du microcosme ont été récupérés par la gendarmerie nationale. Ce corps militaire qui a changé deux fois de chef en moins d’un an les exploite sans état d’âme contre les puissants d’hier.
Mais comme toujours, il y a deux poids, deux mesures. Le général Gaïd Salah a ses protégés, comme Amar Saidani, secrétaire général du FLN qui lui a servi à démolir la réputation de Toufik au début du quatrième mandat de Bouteflika, empêtré dans des affaires agricoles douteuses. Ou encore le député FLN Baba-Eddine Tiba, associé à son fils dans l’exploitation d’Annaba, la métropole commerciale de l’est algérien.
Salah a aussi renforcé sa mainmise sur l’armée, il a mis la main sur les "Services" pour la première fois depuis 1960, limogé près d’une dizaine de hauts responsables depuis la chute de Bouteflika. Le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la défense durant la guerre civile qui a gardé des amitiés et une certaine estime parmi des généraux, a fui à l’étranger de peur d’être arrêté.
Chaque semaine ou presque, le chef d’état-major visite une des six régions militaires du pays pour répéter son antienne : une présidentielle dans les plus brefs délais. Lors de sa visite, fin août, à la base navale de Mers-El-Kébir, il a ouvertement menacé ceux qui s’y opposent encore. Le Hirak, désormais rétréci et dominé par ses adversaires, durera-t-il encore longtemps ?
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1Du nom du fondateur de l’Association des oulémas musulmans d’Algérie (AOMA) fondée dans les années 1930 par Abdelhamid Ben Badis.