Les résultats de l’élection présidentielle du 12 décembre, par candidat et par wilaya (département) ont été publiés au Journal officiel du 18 décembre 2019 (pages 17 à 19). Ils montrent un taux de participation national de 39,88 %, proche de celui enregistré aux élections législatives de 2017 (35,37 %) et en deçà de celui de mai 2012 (43 %), deux scrutins qui avaient connu une fraude éhontée. Pour l’Algérie proprement dite, il atteint 41,14 % ; l’émigration, qui a peu voté (8,83 %), le faisant passer sous la barre des 40 %. Il se compare avec celui des élections présidentielles (45 %) et des législatives (41 %) en Tunisie, pays où le vote est le plus transparent du monde arabe.
Une majorité de wilayas (33 sur 58) a enregistré une participation inférieure à 50 %, dont les plus grandes villes (Alger, Oran, Constantine, Annaba), le « réduit kabyle » (Béjaia, Tizi Ouzou, Bouira, Boumerdès), plusieurs autres de l’ouest, du centre, de l’est et du sud. Une exception : les Hauts Plateaux occidentaux dont le nouveau président Abdelmajid Tebboune est originaire (Saïda, Sidi Bel Abbès, El Bayadh et Naama) où il obtient plus de 80 % des voix exprimées avec des taux de participation supérieurs à 50 %. Le record est atteint dans sa wilaya natale d’El Bayadh avec 60,82 %. Dans deux wilayas, il fait plus de 75 % des voix (Mascara, Oran), dans quatre (Djelfa, Chlef, Tiaret, Relizane) plus de 70 % et plus de 65 % dans six autres (Medea, Mostaganem, Tindouf, Tissemsilt, Aïn Defla, Aïn Temouchent).
Zéro électeur à Tizi-Ouzou
L’est, région la plus peuplée, est peu représentée dans le camp du vainqueur. Huit wilayas battent un double record : elles ont le moins voté et se sont le moins prononcé en sa faveur. Le réduit kabyle représente 2 338 194 inscrits, soit 9,53 % du corps électoral. À peine 241 576 électeurs ont voté (10 %). Boumerdès et Bouira, où la population est plus mélangée, sont moins restés à l’écart du scrutin que Tizi Ouzou (zéro électeur) et Bejaia (8 électeurs, sans doute le préfet, sa famille et ses proches collaborateurs !) ; des incidents graves survenus le jour des élections ont pu à la marge intimider quelques électeurs.
Avec ses deux millions d’électeurs inscrits, Alger est une autre exception. À peine un électeur sur cinq a voté, mais en majorité pour Tebboune (54 %). Oran (1 million d’inscrits) vote comme la moyenne nationale (41,65 %), mais à 76 % en sa faveur. En dehors du réduit kabyle et d’Alger, trois wilayas de l’est ont boudé le futur président (Tébessa, Constantine, Oum El Bouaghi), 1,5 million d’inscrits a participé au scrutin à 33,75 % (509 284 exprimés). Au total, il remporte 58,13 % des suffrages exprimés (1 244 925 bulletins blancs) devant le candidat islamiste Abdelkader Bengrina (17,37 %) et en troisième position Ali Benflis (10,55 %), les deux derniers ne passant pas la barre des 10 %.
Le poids des confréries
Tebboune a bénéficié de l’appui du haut commandement de l’armée, alors aux mains du général Ahmed Gaïd Salah, décédé depuis, qui a fait voter pour lui sans bourrer les urnes comme c’était la tradition. L’influence des confréries religieuses, très présentes sur les Hauts Plateaux, lui a été d’autant plus favorable que lui-même est originaire d’un centre de pèlerinage réputé, Boussemghou, un ksar berbérophone de 4 000 habitants, situé à 1 200 mètres d’altitude. Cette cité est depuis le XVIIIe siècle un lieu de pèlerinage pour les fidèles de la confrérie des Tidjania, du nom de son fondateur Ahmed Tidjani qui y vécut 18 ans à la fin du XVIIIe siècle.
Enfin, ancien élève de l’École nationale d’administration (1965-1969), il a été soutenu par l’énarchie algérienne, quelques 6 000 anciens élèves qui peuplent l’administration et forment sans doute le lobby civil le plus influent du pays. À l’inverse, Tebboune a été la cible de « boules puantes » lancées par le premier ministre Nouredine Bedoui, parmi lesquelles, à trois jours du scrutin, l’implication de son fils dans un trafic de drogue. Cela a valu à ce dernier d’être le premier responsable limogé par le nouveau président, moins d’une demi-heure après son intronisation.
S’il n’est pas un élu illégitime, Tebboune n’a pas bénéficié pour autant d’une élection de maréchal et il lui faut d’urgence affermir sa main face à une armée renforcée depuis avril 2019 par le rattachement des services de sécurité intérieure et extérieure directement au ministère de la défense nationale — une première — et face au Hirak qui hésite entre refuser tout contact avec la nouvelle administration, s’organiser pour résister ou participer au dialogue que propose le président.
Sans une approbation populaire plus fournie, il sera prisonnier des militaires et il lui sera difficile de s’imposer. La clé de la réussite passe sans doute par une réévaluation du problème kabyle. Même si elle n’a pas été suivie dans les 46 autres wilayas comme espéré, l’abstention massive de la population de deux départements situés à moins de deux heures de voiture d’Alger est un fait politique majeur. Le particularisme kabyle atteint des niveaux jamais atteints, malgré l’institutionnalisation du fait berbère avec la création du Haut-Commissariat à l’amazighité (HCA), et il importe de lui trouver un début de solution. Traditionnellement, l’establishment algérois, jacobin et nationaliste, qui compte paradoxalement un grand nombre de Kabyles, est à mille lieues de telles préoccupations…
Ouverture très contrôlée
Dès sa prise de fonction, une semaine après son élection, Abdelmadjid Tebboune a fait un triple choix : commencer par la politique, ouvrir en direction du mouvement — « le Hirak béni » selon ses propres termes — et aller vite. En quelques jours, il a désigné un nouveau premier ministre, Abdelaziz Djerad, un bureaucrate de 66 ans qui n’était pas favorable, dit-on, à la tenue de l’élection du 12 décembre. Il a également formé un gouvernement pléthorique de 39 membres, libéré une grande partie des « détenus d’opinion » soutenus par le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) et lancé un comité d’experts chargés de remettre début mars un rapport et un projet de loi de réforme de la constitution soumis ensuite au Parlement et au peuple par voie de referendum.
L’ouverture est incontestable, mais contrôlée ; les partis politiques sont tenus à l’écart, tout comme le Hirak qui, par principe, n’a toujours pas désigné de représentants de peur d’être infiltré par la police politique ou de se diviser suivant les opinions représentées dans les cortèges. Des experts — et non des politiques — sont chargés de réformer la Constitution. L’opération reste dans la main du pouvoir.
Dans quel sens ? S’agit-il d’aller vers un régime autoritaire « rationnalisé » où l’exécutif garde la primauté et impose en dernier ressort ses vues aux juges et aux parlementaires, mais respecte scrupuleusement les règles constitutionnelles formelles ? Tebboune entend-il simplement mettre fin aux foucades et aux caprices des frères Bouteflika tels qu’ils ont eu lieu durant le quatrième mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika, quand Saïd, son frère, n’en faisait qu’à sa tête ? Ou bien entend-il ouvrir le jeu et le système mis en place avant même l’indépendance en 1962 pour amorcer la démocratisation de l’Algérie ?
Les difficultés économiques et sociales à venir et la nécessité d’adopter tôt ou tard une politique économique plus rigoureuse qui diminue les subventions de l’État aux ménages et aux entreprises, réduise le budget militaire (25,14 % des dépenses de fonctionnement dans la loi de finances 2020), régularise le secteur informel et rétablisse les équilibres intérieurs et extérieurs, sont autant d’arguments dans la bouche des conservateurs favorable à la continuité du régime sans les Bouteflika et sans le viol permanent des institutions et de la Constitution qu’ils avaient généralisé. La crise en Libye, pays avec lequel Alger partage 1 000 km de frontières, n’arrange rien.
Il est difficile de trancher, mais la personnalité et la carrière de Tebboune peuvent légitimement faire douter. Pendant un demi-siècle, ce légaliste a servi fidèlement le régime, quand bien même il était durement sanctionné comme au printemps 2017. Premier ministre le plus éphémère depuis 1962, il est resté à ce poste moins de 90 jours. Humilié, il partit sans un mot et se cantonna à un silence pesant malgré les avanies de Saïd Bouteflika et de ses amis affairistes. Quelle voie empruntera le nouveau président ?
Une chose est sûre, il a besoin du renfort du Hirak, même affaibli, s’il veut privilégier le changement et apporter à l’Algérie l’état de droit, la justice indépendante et une presse libre que réclament les manifestants deux fois par semaine dans les rues d’Alger.
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