Édition

Algérie. Un souffle nouveau sur l’édition indépendante

À l’heure des commémorations du soixantième anniversaire de l’indépendance algérienne et dans une société entravée, l’édition indépendante creuse son sillon de part et d’autre de la Méditerranée en lançant des publications et des revues innovantes. Avec un regard contemporain, une nouvelle génération dépoussière les archives, travaille de manière plus collaborative et affirme son militantisme.

Lydia Amarouche, éditrice et Khadija Roul, autrice, dans les bureaux de Shed Publishing
© Kenza Merzoug

« Si j’avais réussi à créer ou rejoindre une association culturelle, je n’aurais pas créé de maison d’édition » se souvient Maya Ouabadi, fondatrice de Motifs, maison lancée à Alger en 2018. Cette ancienne assistante éditoriale aux éditions indépendantes Barzakh vient alors de quitter son poste, qu’elle occupait depuis six ans. Elle cherche à relancer Chrysalide, une association culturelle qui avait vu le jour en 2000, fréquentée principalement par des écrivains et cinéastes. Elle-même avait rejoint l’équipe en 2014, mais des blocages administratifs avaient freiné l’initiative. Son intention est de publier une revue de critique littéraire dans le cadre de l’association. « Lors de mon expérience chez Barzakh, je m’étais rendue compte qu’une fois publiés, les livres ne trouvaient que très peu d’écho. Il fallait faire en sorte que les lecteurs rencontrent les livres ».

Animée par ce désir de participer à l’effervescence littéraire que connaît alors l’Algérie, et surtout de la documenter, elle surmonte ses réticences face à l’entreprenariat et fonde la revue de critique littéraire Fassl. Chaque numéro se présente comme un véritable « objet » et rassemble dans un écrin cousu à la main des critiques de fond, des entretiens et portraits d’auteurs algériens et étrangers, ainsi que de longs extraits inédits de romans à paraître, le tout en arabe et français. « Le bilinguisime a toujours été un parti pris pour nous car une revue sur la littérature algérienne contemporaine ne peut être complète autrement. La part de lectorat arabophone et francophone est à peu près équivalente, même si on observe que l’arabe gagne du terrain », affirme l’éditrice. « Je remarque aussi que l’anglais est vraiment présent chez les jeunes générations qui l’utilisent au quotidien, même en dehors de la capitale. Alors traduire Fassl en anglais dans le futur pourrait être une option ».

En plus de Fassl, dont le cinquième numéro spécial consacré à Assia Djebbar sortira en janvier 2023, les éditions Motifs viennent de publier le numéro 0 de La Place, une revue féministe, fruit d’une collaboration entre Maya Ouabadi et Saadia Gacem, doctorante en anthropologie du droit. C’est en échangeant sur des sujets de préoccupation communs que les deux femmes ont conçu ce projet. La revue s’inscrit dans la lignée du combat des femmes algériennes dont elles sont les héritières, et s’appuie sur le travail de récolte et de partage que réalisent les archives des luttes des femmes en Algérie.

Revues Fassl et La Place
© Sonia Merabet

Archéologues du mouvement féministe

En mars 2019, le Hirak, mouvement de contestation populaire contre le système en place, bat son plein. Les marches féministes s’y greffent à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes. Awel Haouati, chercheuse, crée alors une page Facebook intitulée « Archives des luttes des femmes en Algérie. » L’idée consiste à collecter, numériser et partager des documents produits par des collectifs et associations militantes féministes et de les diffuser sur une plateforme. « J’en avais trouvé les premières traces chez moi avant le Hirak. Des femmes militantes de ma famille avaient précieusement gardé des documents comme l’abécédaire des luttes des femmes en Algérie de 1990 à 1992 ».

Ce projet, qu’elle avait en tête de longue date, voit donc le jour au moment du Hirak. « Ca a été un véritable catalyseur, se souvient la chercheuse, C’est le fait de manifester qui fait que nous sommes revenus vers ce qui existait déjà dans les années 1980 et 1990 ». Avec Saadia Gacem, elles jettent les bases du projet puis contactent leur réseau de militantes féministes. Le résultat dépasse les espérances. « Nous avons été surprises de la quantité et de la diversité des documents que nous avons récoltés. Certains sujets abordés étaient osés pour l’époque. La qualité graphique était aussi au rendez-vous ». Les deux femmes s’interrogent sur le discours persistant selon lequel il n’y aurait pas d’archives de l’Algérie contemporaine depuis 1962 : « Nous nous sommes demandé d’où venait cette idée et pourquoi elle était aussi ancrée ». Elles ont en effet recueilli et numérisé environ 800 documents avec Lydia Saïdi, photographe et archiviste : déclarations publiques, tracts, affiches, revues, dessins, à Alger, en Kabylie, à Constantine ou encore à Oran. La majeure partie datent de la période allant de 1989 à 1991, pendant la « brèche » démocratique qui a permis la mobilisation des femmes.

Archives des luttes des femmes
© Archives des luttes des femmes en Algérie

« En tant que manifestantes, nous avons constaté que les slogans des années 1980 et 1990 avaient resurgi dans le mouvement féministe de 2019. Ce qui prouve qu’il y a une mémoire des luttes, des corps, des chants, même s’il n’y a pas toujours d’archives pour en témoigner ». Pendant les années 1990, la production des groupes féministes s’est nettement ralentie puis s’est arrêtée complètement. La « Décennie noire » a brisé l’élan. « La période précédent cette cassure mérite vraiment d’être explorée mais elle est encore délicate à aborder avec les militantes car c’est une blessure pour elles. Elles sont heureuses qu’on s’intéresse à ces documents, mais revenir sur ce passé douloureux leur est pénible ».

L’ensemble des documents a été stocké sur un disque dur par les chercheuses pour constituer un fonds consultable à la demande, en vue de créer la plateforme de partage. En attendant, le projet a déjà pris vie sous la forme de deux expositions, l’une à l’initiative du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) d’Orléans, l’autre dans le cadre de Documenta Fifteen à Kassel, en Allemagne, la plus grande exposition d’art moderne et contemporain dans le monde. Ce qui devait être au départ le catalogue de l’exposition est devenu un véritable ouvrage trilingue (anglais, arabe, français) intitulé Archives des luttes des femmes en Algérie. Imprimé en mille exemplaires, il est en partie diffusé à Kassel, dans les boutiques de Documenta Fifteen. L’équipe du projet gère un autre stock à Marseille, lieu d’impression de l’ouvrage, et effectue la distribution par elle-même, via Instagram notamment. Les exemplaires restants seront distribués lors de rencontres, en Algérie et ailleurs, et via un site internet destiné à la vente à l’international.

Le collectif au cœur du travail

Pour les éditions Motifs, les difficultés rencontrées en matière de distribution sont toujours les mêmes et incitent à la débrouille : « La distribution à l’étranger étant difficile, nous remplissons nos valises mais nous ne pouvons pas voyager mille fois pour transporter des livres alors ce sont nos familles et nos amis qui le font. C’est un moyen de survivre et d’évoluer dans le contexte algérien », explique Maya Ouabadi. Le collectif est au cœur du projet. La jeune femme a pris conscience de la nécessité de travailler collectivement et sur plusieurs projets à la fois « Il m’arrive d’être assistante sur le projet de film d’un ami, qui m’accompagnera en échange sur un autre projet. Je crois au fait de changer de place pour s’entraider, créer une émulation et même survivre quand le moral et la motivation baissent dans notre contexte difficile ».

Cette façon d’aborder l’édition par le collectif, se retrouve de l’autre côté de la Méditerranée chez Shed Publishing, maison d’édition indépendante fondée en 2020 par Lydia Amarouche, issue de la diaspora algérienne et basée à Marseille. À l’origine, un atelier d’arpentage organisé en mars 2020 à Aubervilliers par Lydia Amarouche et Anys Merhoum, cofondateur des Ateliers d’Alger. Par « arpentage », on entend une méthode de lecture collective, diffusée par des mouvements d’éducation populaire dans les années 1950, qui consiste à sectionner en feuillets un texte réputé difficile et à les répartir auprès des personnes présentes.

Le collectif pluridisciplinaire, basé à Alger et Paris, s’est spécialisé dans la concertation citoyenne et les chantiers participatifs d’aménagement d’espace public. Sa mission est d’accompagner les initiatives citoyennes et locales d’investissement de l’espace public. L’atelier d’arpentage de mars 2020 portait sur l’ouvrage de Samia Henni, Architecture de la contre-révolution, qui traite de l’usage de l’architecture pendant la guerre de Libération à des fins militaires et cartographie les stratégies mises en œuvre pour garder le contrôle sur l’Algérie. Cet atelier suscite l’envie de trouver un cadre pour la poursuite de la réflexion de Samia Henni sur l’architecture coloniale et son statut après l’indépendance. « Je voulais développer les questions coloniales mais aussi les questions queer et LGBT. La maison d’édition me paraissait un bon espace pour explorer ces questions, le papier un medium accessible » explique Lydia Amarouche.

Les planètes s’alignent pour la jeune éditrice, qui lance sa maison. Très vite, deux personnes la rejoignent : Laura Boullic, poète, et Nesma Merhoum, cofondatrice des Ateliers d’Alger. Cette dernière expose les raisons qui l’ont poussée à se lancer : « J’ai œuvré dans plusieurs registres de l’écrit, dont le journalisme. Dans le domaine du livre, on essaye de penser selon une éthique durable, individuelle et écologique. Le livre est un objet qui a du poids dans l’industrie culturelle, littéralement et métaphoriquement. On le conçoit pour qu’il s’inscrive durablement dans la mémoire collective ». La maison a déjà publié trois ouvrages depuis sa création. Le dernier en date, Habiter l’indépendance. Alger, conditions d’une architecte de l’occupation est paru à l’automne 2022. Il revient sur les conditions d’une expérimentation urbaine et questionne la composante coloniale de l’architecture. Lorsqu’en 1962, l’Algérie accède à son indépendance, la population hérite d’un espace façonné pendant 132 ans par l’architecture de l’État colonial français et investit, de façon inédite dans son histoire, un espace bâti pour l’exclure.

Vue de l’exposition à Documenta Fifteen, Kassel, Allemagne
© Archives des luttes des femmes en Algérie

« Dépropagandiser » les archives

Comme Saadia Gacem et Awel Haouati des Archives des luttes des femmes en Algérie, le collectif d’auteurs d’Habiter l’indépendance dépoussière les archives algériennes et françaises, parfois classifiées, via des conversations avec Samia Henni, en partant de son ouvrage, à propos de l’usage de l’architecture et de l’urbanisme dans l’imposition d’un ordre social et politique disciplinaire. Dans leur texte, Khadija Roul et Anys Mehroum des Ateliers d’Alger racontent l’histoire du remodelage d’Alger en ville modèle, en décryptant notamment la cartographie coloniale.

L’accès aux archives n’est pas toujours simple, en France comme en Algérie, et lorsqu’elles sont accessibles, il manque parfois une indexation pour simplifier les recherches. « Les raisons invoquées sont présentées comme étant d’ordre sécuritaire. Je n’ai pas non plus l’impression qu’il y ait une remise en question de l’Empire français comme pour les deux premières guerres mondiales », regrette Lydia Amarouche. Accéder aux archives, mais surtout les « dépropagandiser » est indispensable, selon le collectif. « En architecture, je n’ai pas vu beaucoup de textes qui adoptaient un point de vue critique en parlant d’appropriation et de délogement. Nous sommes une génération qui en a marre de lire des textes écrits d’un point de vue historique sans recul et sans dénonciation », ajoute Anys Merhoum. Dès les premières lignes de leur texte, Anys Merhoum et Khadija Roul dénoncent l’utilisation de la ville d’Alger comme un laboratoire d’architecture et un terrain d’expérimentation pour les architectes européens entre les années 1930 et 1950, parfois pour des projets insensés.

Au-delà du livre

En plus de la collection Essais, qui porte principalement sur la période coloniale, Shed Publishing édite une collection jeunesse pour sortir de la réflexion politique,« réparer, et se tourner vers la jeunesse, qui symbolise l’espoir », explique Lydia Amarouche. Le premier livre, Tout est si brillant, aborde les questions de l’héritage culturel et de la confiance que l’on doit avoir en soi. La jeune éditrice souhaitait en faire une édition trilingue anglais, arabe, français mais pour des raisons financières, cela n’a pas été possible. « Nous aimerions collaborer avec des maisons d’édition à l’étranger, faire des coéditions ». La jeune éditrice rêve de pouvoir présenter ses livres en Algérie. Un rêve que Saadia Gacem, Awel Haouati et Lydia Saïdi partagent, en plus de celui de renouveler l’expérience, avec d’une part une publication plus aboutie comportant des contributions et portant sur une période plus large que 1989-1991 et d’autre part une exposition pour les Algériens.

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