Allemagne. À Münster, la solidarité avec la Palestine réprimée

Dans cette ville conservatrice, la lutte contre la guerre génocidaire à Gaza se heurte à une répression grandissante. Dans le contexte d’une montée historique de l’extrême droite lors des législatives du 23 février 2025, et où l’État, la police et même certains courants de gauche s’opposent à leur engagement, les militants luttent pour continuer à se mobiliser, souvent au prix de poursuites judiciaires et d’une surveillance de plus en plus accrue.

L'image montre un groupe de manifestants rassemblés dans une rue, tenant une grande banderole sur laquelle il est écrit "STOPPT DEN GENOZID IN GAZA". Ils portent des drapeaux palestiniens et semblent exprimer leur soutien à Gaza. L'atmosphère est sérieuse, et il est probable que la manifestation s'inscrive dans un contexte de protestation contre des violences ou des injustices en Palestine. Les lumières des bâtiments environnants suggèrent qu'il s'agit d'une manifestation en soirée.
Münster, le 19 janvier 2024. Veillée solidaire avec Gaza devant la gare principale de la ville.
Toutes les photos sont de ©Sabah Jalloul

Sur les rives du lac Aasee, à Münster, se dressent trois sculptures sphériques géantes. Conçues par l’artiste pop Claes Oldenburg et installées en 1977, elles représentent des boules de billard et sont censées transformer l’ensemble de la ville en une table de billard géante. En cette froide journée de juin 2024, ces structures ont un aspect différent. Des affiches, avec des slogans tels que « Arrêtez d’armer Israël », « Mettez fin à l’occupation » et « Le silence, c’est la violence », y sont collées. 

Aux alentours, des drapeaux palestiniens sont plantés dans le sol et une bibliothèque est installée. Avec le soleil, les noms des écrivains et poète palestiniens Ghassan Kanafani, Radwa Ashour, Samih Al-Qassim, entre autres, scintillent sur les couvertures des livres. 

Sous une tente de fortune, bordée de bancs en bois et équipée d’un écran de projection, une douzaine de personnes sont déjà assises. D’autres les rejoignent. Ce « camp d’un jour pour la Palestine », comme l’appellent ses organisateurs, commémore la Naksa du 5 juin 1967, lorsque davantage de terres palestiniennes — la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem — ont été occupées par Israël. Quelques voitures de police sont garées nonchalamment à proximité. Alors que je prends place, un membre du groupe organisateur Students for Palestine (Étudiants pour la Palestine) commence à expliquer les raisons pour lesquelles toutes les formes de résistance, y compris armée, sont légitimes et nécessaires tant que des injustices graves existent.

L'image montre une grande sphère blanche située dans un espace vert, probablement un parc. Sur la sphère, il y a une banderole avec le message "FREE PALESTINE", ainsi qu'une mention de "STUDENTS FOR PALESTINE." L'environnement est paisible, avec des arbres et un ciel nuageux en arrière-plan.
Münster, le 5 juin 2024. L’une des sculptures avec une affiche de «  Students for Palestine  »,

Dans cette ville proprette et largement conservatrice de Rhénanie-du-Nord–Westphalie, et sur cette table de billard imaginaire, quelque chose bouge.

Münster est l’une de ces villes qui semblent tout droit sorties d’une carte postale. C’est un centre urbain majoritairement catholique, conservateur et aisé, niché entre de vastes étendues de terres agricoles. La ville compte environ 300 000 habitants, dont 43 098 étudiants de l’université de Münster. Elle accueille 25 800 citoyens étrangers originaires de 155 pays, soit 8,6 % de la population.

Le cas de « Palästina Antikolonial »

Palästina Antikolonial (Palestine anticoloniale) est le plus grand groupe d’activistes politiques pour la Palestine de la ville. Il est créé en 2020, à la suite des déclarations du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou annonçant son intention d’annexer la Cisjordanie. À l’époque, une manifestation organisée dans le centre-ville a lancé le cri « Arrêtez l’accaparement des terres ! » et a fait l’objet d’accusations d’antisémitisme avant même d’avoir commencé. C’est après celle-ci que quelques militants présents ont décidé de fonder le groupe, nous explique Ramez, membre de Palästina Antikolonial.

Dès sa création, le comité général des étudiants de l’université de Münster (AStA) s’est empressé de prendre ses distances avec le groupe après l’opposition de l’Alliance de la jeunesse contre l’antisémitisme à la participation de Palästina Antikolonial aux événements de la journée annuelle d’orientation des étudiants. Un communiqué de l’AstA a déclaré qu’elle avait « observé avec inquiétude » la résurgence de « l’antisémitisme (lié à Israël) et les mythes conspirationnistes dans la société et parmi le corps étudiant », ajoutant : « Conformément à la résolution du StuPa (assemblée étudiante) du 1er août 2019, l’AStA rejette toute coopération avec le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). […] Depuis sa création en juin 2020, le groupe Palästina Antikolonial a attiré l’attention à plusieurs reprises par son antisémitisme (lié à Israël) et entretient des contacts avec des acteurs du mouvement BDS ». L’une de ces « preuves » d’antisémitisme est la manifestation contre l’annexion de la Cisjordanie.

Ces accusations d’antisémitisme sont réfutées immédiatement par le groupe juif Jüdische Stimme (Voix juive), qui a déclaré : « Nous sommes en profond désaccord avec la caractérisation du groupe Palästina Antikolonial comme antisémite […] Nous rejetons fermement l’utilisation abusive de l’accusation d’antisémitisme pour diffamer la solidarité avec la Palestine ».

C’est donc dans ce climat hostile que le groupe tente de se déployer après le 7 octobre 2023.

Des policiers partout

Lors de la veillée organisée le soir du 10 novembre 2023, devant la gare centrale, le nombre de policiers présents sur place surpassait celui des manifestants. L’un des agents était spécifiquement là pour traduire les slogans depuis l’arabe. Cet intérêt de la police était révélateur. « C’est presque comme si ces pancartes étaient “accusées” d’antisémitisme ou de “terrorisme” simplement parce qu’elles sont écrites en arabe », commente un manifestant qui était présent.

Finalement, les pancartes sont restées, mais, quelques instants plus tard, la police a violemment chargé les personnes présentes, sans distinction, y compris des familles avec enfants, détruisant pancartes et bougies.

L'image montre un sol pavé où sont disposées de nombreuses bougies allumées, créant une ambiance lumineuse. Certaines bougies sont rouges, d'autres blanches, et elles sont entourées de câbles lumineux. Il y a également un panneau en bois sur lequel est écrit un message, probablement en lien avec un appel à l'action ou une protestation. L'ensemble évoque un moment de commémoration ou de manifestation, soulignant une cause ou un événement significatif. La scène est sombre, probablement de nuit, ce qui met en valeur les lumières des bougies.
Münster, le 10 novembre 2023. Des bougies pour les victimes du génocide à Gaza, vandalisées par la police lors d’une veillée.

Bien que l’on ne dispose pas de données complètes, quelques chiffres tirés de divers courriers adressés par la police aux activistes du groupe sont indicatifs. À elles seules, les trois manifestations d’octobre et novembre 2023 ont donné lieu à au moins 25 inculpations pénales.

La grande majorité de ces mesures concernaient simplement des déclarations ou des pancartes avec des slogans comme « Du fleuve à la mer », « Israël assassin d’enfants » ou « X nombres d’enfants tués par Israël », que la police a qualifié d’« incitation » ou de « discours de haine ». L’utilisation des termes « nettoyage ethnique » ou de « génocide » était également interdite. Au cours des premières semaines de protestation, dès que le mot « génocide » était prononcé, la police attaquait les cortèges et arrêtait les manifestants.

Les militants estiment qu’entre octobre 2023 et août 2024, au moins 50 poursuites pénales ont été engagées contre eux, dont nombre d’accusations ont été abandonnées. Le groupe Palästina Antikolonial a décidé de mener la bataille juridique et a gagné à chaque fois qu’il est allé au tribunal.

Le système judiciaire comme arme d’intimidation

L’attitude de la police de Münster a cependant changé, nous explique Ramez. Ainsi, contrairement à Berlin, les violences physiques contre les cortèges pro-palestiniens tendent à disparaître, au profit d’autres moyens de contrôle et d’intimidation. Des militants ont ainsi reçu une fameuse « enveloppe jaune » dans leur boite aux lettres. Celle-ci indique une inculpation pénale, une obligation de répondre à une convocation policière, ou bien une amende. Les raisons invoquées dans ces courriers sont toujours floues. Mais ils valent au destinataire une inscription au casier judiciaire qui peut affecter divers aspects de sa vie.

En février 2023, des activistes ont perturbé un événement du plus grand musée de Münster, le Musée LWL. Ils exigeaient l’arrêt du génocide à Gaza et de « la culture de l’effacement des voix palestiniennes en Allemagne ». Cette manifestation s’est tenue après qu’une centaine de personnes du monde de l’art et de la culture en Allemagne ont été empêchées de participer à des conférences et autres événements1. Les militants y ont distribué des tracts explicatifs et ont affiché les noms des artistes, écrivains et autres figures culturelles interdites.

L'image montre un grand espace intérieur avec de nombreuses personnes. Au premier plan, il y a un groupe de personnes tenant des pancartes, tandis qu'un autre groupe se trouve sur un niveau supérieur. L'éclairage est tamisé, avec des lumières violettes, contribuant à l'ambiance. Des tables blanches sont dispersées dans la pièce, et il y a des papiers au sol. L'ensemble semble indiquer un événement ou une manifestation organisée.
Münster, le 9 février 2024. Des activistes perturbent un événement au Musée LWL.

Très vite, la police a envahi les lieux. Un journaliste d’un journal local se trouvait à leurs côtés, prenant des photos, provoquant les manifestants et les aidant même à déplacer le cordon de police vers les activistes, ce qui a permis de les coincer. Saad, un journaliste indépendant couvrant l’événement pour la radio autonome Unrest Radio – qui consacre une grande partie de sa plateforme à la couverture de Gaza et à la dénonciation de la complicité de Berlin — a été approché à plusieurs reprises par ce même journaliste qui insistait pour le prendre en photo.

Ce soir-là, au musée, tous les militants ont été obligés de montrer leur carte d’identité et d’indiquer leur lieu de résidence à la police. Ils ont été informés qu’ils recevraient un courrier leur indiquant les conséquences juridiques de leur « activité perturbatrice ». En tant que journaliste, Saad n’a pas été arrêté, mais il a été surpris de recevoir une lettre de la police quelques jours plus tard. « Comment pouvaient-ils connaître mon nom et mon adresse s’ils ne me les avaient pas demandés ce jour-là ? » Il craint que la surveillance policière ne se déploie désormais de manière débridée. Mais la police et le système judiciaire ne sont pas les seuls à limiter et à étouffer les voix palestiniennes.

La société, entre dissonance et dissidence

Lors d’une veillée, un des manifestants, qui parlait de la mort de membres de sa famille à Gaza, a été interrompu par une Allemande. Elle lui reprochait un ton « trop fort et trop émotionnel ». « Pourquoi ne pouvez-vous pas parler d’une voix plus calme ? » lui a-t-elle demandé. Il lui a répondu qu’il exprimait sa colère et son chagrin parce qu’il parlait d’un génocide financé par l’argent des contribuables allemands — son argent à elle. Cette forme de « police » par les citoyens est courante et reflète clairement un sentiment profondément ancré parmi les citoyens.

Une partie de ces réactions provient de contradictions historiques enracinées au sein de la société allemande. Celle-ci n’étant pas étrangère à des concepts tels que la Staatsräson, (Raison d’État) — la sécurité d’Israël étant considérée comme « une raison d’État allemande ». L’écrivaine allemande et juive Deborah Feldman parle d’ « une relation transactionnelle » qui « définit la représentation publique des juifs en Allemagne ». Feldman affirme que plus les voix des juifs non affiliés à Israël sont réduites au silence, plus celles « des Allemands dont les complexes de culpabilité liés à la Shoah les poussent à fétichiser la judéité au point de l’incarner de manière obsessionnelle » sont fortes2.

L'image présente un fond noir avec un dessin rouge représentant des formes abstraites. En haut, le mot "GERMANY" est écrit en lettres grandes et en gras. Juste en dessous, on peut lire "OLD GHOSTS, NEW SHADOWS". Au centre, le logo d'une radio, "UNREST RADIO," est visible, accompagné du mot "exposé" en dessous. L'ensemble évoque un thème somber et mystérieux.
Miniature d’un podcast d’Unrest radio consacré «  aux vieux fantôme et nouvelles ombres  » en Allemagne.

L’engagement de « Students for Palestine »

En 2023, le Sénat de la Westfälische Wilhelms-Universität (WWU) de Münster a voté en faveur de la suppression du nom de l’université, Guillaume II (Wilhelm II en allemand), et de son remplacement par celui d’Universität Münster. Cette décision a été prise près de cinq ans après qu’un certain nombre d’étudiants ont suggéré ce changement de nom, afin d’éloigner l’université d’un personnage soupçonné de nazisme, ou à tout le moins de tolérance à son égard.

C’est dans ces mêmes couloirs que naît le groupe Students for Palestine (Étudiants pour la Palestine). Sur son compte Instagram, il est décrit comme un groupe de solidarité internationaliste, « solidaire de la Palestine et militant pour la liberté d’expression et contre le génocide en cours ».

Il a été créé en décembre 2023, à la suite d’un appel à l’action de Waffen der Kritik (Les armes de la critique), un autre groupe étudiant marxiste actif dans plusieurs villes allemandes qui invite les étudiants à s’auto-organiser et à se mobiliser pour « apporter une contribution à la lutte des classes », selon leur Manifeste, et pour « un monde sans exploitation ni oppression ».

J. (pseudonyme), membre de la section Students for Palestine Münster, est arrivée des États-Unis en 2022. Moins d’un an plus tard, elle découvre la dynamique de la répression et de la censure dans le campus. J. n’est pas étrangère au travail militant, mais elle est choquée par les méthodes brutales utilisées dans les institutions universitaires allemandes et au-delà pour étouffer les voix pro-palestiniennes. Elle décrit le climat actuel comme « un glissement vers le fascisme », qui passe inaperçu.

En janvier 2024, Students for Palestine Münster a partagé une lettre ouverte à l’université pour demander au rectorat de « prendre une position publique contre le génocide en cours des Palestiniens à Gaza » et « d’assumer sa responsabilité de solidarité avec le secteur universitaire de Palestine et avec l’ensemble du peuple palestinien face au génocide ». Les doléances portaient sur un cessez-le-feu immédiat, la fourniture sans entrave d’aide à Gaza et la cessation de toute coopération avec les institutions israéliennes, rappelant que Gaza est victime d’un « épistémicide » (l’anéantissement des ressources éducatives et culturelles, des espaces et des individus). La lettre demandait un soutien institutionnel aux étudiants, aux chercheurs et aux enseignants touchés par le génocide. Aucune de ces demandes urgentes n’a été satisfaite. Aucune réponse sérieuse n’a d’ailleurs été reçue.

Où est la « gauche » ?

De nombreux espaces culturels, universitaires et communautaires ferment leurs portes aux événements de solidarité avec la Palestine, évoque Saad. Il énumère une liste de censeurs des voix palestiniennes : l’État, l’institution universitaire et la gauche.

« Oui… Les militants de gauche à Münster », insiste-t-il. Ramez opine du chef et poursuit en faisant une comparaison avec les partis, groupes et espaces de gauche dans divers pays du monde qui s’alignent sur la lutte anticoloniale du peuple palestinien. Il laisse échapper un petit rire frustré : « mais en Allemagne… Beaucoup de groupes de “gauche” ont un discours complètement différent. Ils soutiennent en fait la “raison d’État” et sont complices de l’État allemand. » Son sentiment, ainsi que celui de Saad, se reflètent dans l’expérience de J, qui a « découvert » la gauche allemande. « Vous avez des gens qui sont… [Elle rit] anarchistes — des anarchistes autoproclamés, des gauchistes autoproclamés — des gens qui sont supposés se consacrer à ces idéaux d’égalité et qui veulent travailler à la révolution […] Et dès que vous abordez cette question [de la Palestine] ,il devient tout à fait clair qu’ils sont en fait beaucoup plus proches de l’État que de toute idée de changement réel », explique-t-elle.

Les soi-disant Antideutsche3 sont un exemple vraiment déconcertant de groupe pro-sioniste de « gauche » et « antifasciste ». Leur engagement à soutenir l’État d’Israël est aussi un engagement à soutenir la raison d’État de l’Allemagne, ce qui fait de ce groupe un véritable fouillis de contradictions, le conduisant à soutenir pleinement un État génocidaire et colonisateur contre les colonisés.

La lutte contre la guerre génocidaire est une lutte solitaire, mais aussi très obstinée… « Nous devons mettre au centre Gaza, comme la résistance. Nous devons nous en souvenir », déclare Marieke, une militante de Palästina Antikolonial.

1NDLR. Du 7 octobre 2023 à janvier 2024, plus de 40 évènements ont été interdits en Allemagne. Le 8 janvier 2024, l’appel de travailleurs culturels internationaux appelant à suspendre toute participation aux institutions, festivals, conférences et expositions en Allemagne, a rassemblé plus de 650 signataires, parmi lesquels l’écrivaine française (et prix Nobel de littérature) Annie Ernaux. Le 4 janvier, une lettre ouverte, signée par 4 000 acteurs culturels de Berlin a aussi été publiée à l’adresse du Sénat culturel de la ville conséquemment à sa décision de n’accorder des subventions qu’à celles et ceux qui s’engagent à respecter une clause contre l’antisémitisme reprenant la définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), qui prend en compte l’antisionisme comme forme nouvelle de l’antisémitisme.

2Deborah Feldman, «  Germany is a good place to be Jewish. Unless, like me, you’re a Jew who criticises Israel’  », The Guardian, 13 novembre 2023.

3NDLR. AntiDeutsche se traduit littéralement par Anti-Allemand (ce qui signifie qu’ils s’affichent contre le nationalisme allemand). Apparu dans les années 1990, au moment de la réunification de l’Allemagne, ce mouvement rassemble des «  anarchistes de gauche  » autoproclamés, qui désavouent le nazisme allemand, mais affichent un soutien inconditionnel à Israël. Ils n’ont pas condamné le génocide à Gaza.

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