Allemagne. La « culture de l’accueil » en question

Angela Merkel « mère des réfugiés » ? · L’Allemagne est confrontée à un défi démographique d’envergure dans les années à venir. La chancelière Angela Merkel défend par conséquent une politique d’accueil massif des réfugiés, futur vivier d’actifs dans un pays vieillissant. Les Allemands cèderont-ils aux sirènes des partis d’extrême droite qui refusent toute immigration — surtout de populations musulmanes — ou le pragmatisme l’emportera-t-il ?

Réfugiés syriens à la frontière hongroise, en route pour l’Allemagne.
Mstyslav Chernov, 6 septembre 2015.

Dans une Europe qui fait piètre figure face à la crise des réfugiés, l’Allemagne est l’exception : elle accueillera plus de 900 000 fugitifs cette année. Angela Merkel a plaidé à nouveau en faveur de sa politique le 25 novembre devant le Bundestag, défendant la « Willkommenskultur » culture de la bienvenue », culture ou tradition d’accueil) de l’Allemagne et refusant d’instaurer une limite chiffrée au droit d’asile. Mais elle a rappelé en même temps son but de réduire le nombre des nouveaux arrivants en conférant un rôle-clé à la Turquie pour contenir les migrants. Berlin accordera à Ankara tout l’aide nécessaire à cet effet. Une démarche très contestée1. L’image de l’été 2015 d’une Allemagne « paradis » des réfugiés n’est donc plus qu’un souvenir. Les manifestants de la place Tahrir à Bagdad affichaient alors le portrait de Merkel, « la maman des réfugiés ». Mais « ‟Mama Merkel” n’est plus là, elle a tourné le dos à ceux qui plaçaient tous leurs espoirs en elle », commente acide, l’hebdomadaire Die Zeit 2.

En Allemagne même, la société civile avait pourtant devancé les pouvoirs publics. Des milliers de volontaires accueillaient les réfugiés de leurs applaudissements dans les gares de Dortmund et Munich, rassemblant vêtements, vivres, possibilité d’hébergements, jouets pour les enfants, et renforçant les services des Länder pour répartir les nouveaux arrivants dans les foyers d’accueil d’urgence. À la gare de Munich, 450 réfugiés arrivaient toutes les heures. Le week-end des 6 et 7 septembre, 20 000 y ont été ainsi accueillis ; 13 000 dans la seule journée du 12. Mais le 13 septembre, les sites d’accueil d’urgence bavarois étaient combles et les réfugiés contraints de passer la nuit en plein air. La Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le Land le plus peuplé d’Allemagne avec la Bavière, prenait alors le relais, également vite dépassée. Dans la première semaine de septembre, 17 000 places d’accueil supplémentaires ont dû être créées, en plus des 60 000 déjà prévues pour 2015. « Nous aurons besoin finalement de 170 000 places », soulignait Hannelore Kraft (SPD), la ministre présidente du Land.

Restriction du droit d’asile

Face à la fronde des ministres-présidents des Länder s’insurgeant contre le maigre soutien financier et logistique du gouvernement, la chancelière a réuni en urgence les 16 Länder les 16 et 24 septembre. L’Etat fédéral a accepté d’accroître de 3 milliards son aide aux Länder et aux communes. Il a promis de prendre en charge la création de 150 000 places d’accueil au lieu des 45 000 initialement prévues et de consacrer 3 milliards d’euros à l’aide sociale aux réfugiés.

Mais, afin de réduire le flux des arrivants, le parlement a adopté le 15 octobre une réforme du droit d’asile priorisant l’accueil des réfugiés originaires de Syrie, d’Irak et d’Érythrée, et réduisant de 4 ans à 3 mois l’interdiction d’exercer un emploi pour les nouveaux arrivants. Les portes de l’Allemagne se fermeront en revanche pour les réfugiés des pays dits « sûrs », c’est-à-dire où la répression physique, la torture, sont censées avoir disparu, selon les termes de la loi de 1993 qui a restreint le droit d’asile. Les ressortissants de Bosnie-Herzegovine, de Macédoine, de Serbie, du Kosovo, de l’Albanie ou du Montenegro par exemple sont visés par cette disposition. Seuls ceux qui sont déjà titulaires d’un contrat de travail seront épargnés.

Enfin, le 9 novembre, Angela Merkel a été contrainte par la direction de son parti, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU) de revenir sur la levée du Règlement de Dublin III le 25 août en faveur des réfugiés syriens. Elle leur permettait ainsi de demander asile en Allemagne, le pays de leur choix, et non d’être contraints de faire cette démarche dans le pays de l’Union européenne où ils étaient arrivés en premier, comme le veut la règle. L’office fédéral de l’immigration avait de fait annulé cette exception syrienne fin octobre. Leur droit au regroupement familial a également été suspendu.

Plus de décès que de naissances

Les capacités d’accueil de l’Allemagne ont-elles réellement atteint leur limites ? « Notre société vieillissante a besoin de l’immigration, de gens qui viennent travailler ici afin de faire vivre notre système de services sociaux, notre paix sociale », explique Uwe Karsten Heye, ex-porte-parole de l’ex-chancelier Gerhard Schröder3.

Depuis la chute des naissances, passées sous la barre des 800 000 enfants par an dans les années 1980, le nombre des décès dépasse chaque année de 100 à 200 000 le nombre des naissances. Le « tournant démographique » comme on l’appelle en Allemagne devrait donc entraîner une réduction de 14 millions (34,3 %) des personnes actives d’ici 2050. L’arrivée de 200 000 immigrés chaque année jusqu’en 2060 n’empêcherait même pas la population de chuter de 82 à 70 millions d’habitants. L’Allemagne devra accueillir au moins 350 000 arrivants par an pendant les cinq prochaines décennies pour maintenir sa population actuelle4.

Mais une telle politique transformerait évidemment le pays en profondeur ; c’est l’avis de 75 % des Allemands consultés par la chaîne de télévision publique ARD. Et si 48 % des sondés estiment aujourd’hui positive l’arrivée massive de réfugiés, 44 % d’entre eux disent redouter l’Überfremdung, la surpopulation étrangère, thème favori de la droite extrême.

Ne pas devenir un « deuxième Japon »

Depuis des décennies, les démographes attirent l’attention des responsables politiques sur ces questions brûlantes. Craignant de heurter leurs électeurs, ces derniers ont perpétué un silence coupable auquel l’audace de la chancelière cet été a semblé mettre un terme. Mais en traçant aussitôt un mur entre les demandeurs d’asile « légaux » venus de Syrie, d’Irak, d’Érythrée — accueillis sans limite — et les autres, elle légitime une immigration temporaire à l’inverse des recommandations des démographes, confirmant ainsi la stratégie adoptée en 2012 face au tournant démographique, qui vise à l’aménager et non à le compenser5.

Les réfugiés syriens fuient la guerre comme l’avaient fait avant eux les réfugiés de l’ex-Yougoslavie. Dès 1991, 600 000 d’entre eux avaient trouvé refuge en République fédérale allemande. On recensait 345 000 réfugiés venus de Bosnie-Herzégovine en 1996. Mais ils n’étaient déjà plus que 19 200 en 2001, le retour, volontaire ou non, des réfugiés au pays étant la règle, une fois la « paix » rétablie et le pays d’origine considéré comme sûr à nouveau. Les réfugiés syriens suivront sans doute le même parcours, à l’inverse des Gastarbeiter, les migrants venus de Turquie dans les années 1950 pour conforter l’essor de l’économie allemande. Une perspective que critiquent les forces économiques et sociales. « Il n’y a pas les bons réfugiés d’un côté et les mauvais de l’autre », souligne ainsi Stephan Schwarz, entrepreneur, président de la fédération des artisans berlinois, contredisant explicitement la politique d’Angela Merkel. « Nous devons permettre l’intégration des nouveaux arrivants, y compris en ce qui concerne les réfugiés économiques. Car l’Allemagne ne pourra plus satisfaire à elle seule ses besoins en emplois »6. IG Metall, le puissant syndicat de la métallurgie, souligne également, dans un communiqué en date du 8 septembre pour une « politique durable » à l’égard des réfugiés l’importance « d’ouvrir de réelles possibilités d’immigration au-delà du droit d’asile dans le cadre du marché de l’emploi ».

Les politiques d’incitation actuelles à la venue en République fédérale de jeunes cadres de Grèce, d’Italie ou d’Espagne, pays frappés par le chômage, ne suffiront pas à garantir l’avenir du système social allemand. « Les réfugiés pourraient éviter à l’Allemagne de devenir un deuxième Japon où la diminution de la population active a déjà d’importantes conséquences sur la croissance économique », souligne quant à lui l’économiste américain Joseph Stiglitz7. Faute de tenir clairement ce discours de vérité à ses concitoyens, la chancelière subit les pressions de son camp et laisse la part belle à la démagogie xénophobe accusant les immigrés de venir profiter des avantages sociaux de l’Allemagne.

Nécessité fera-t-elle loi malgré tout ?

Une part non négligeable de l’électorat conservateur démocrate-chrétien est sensible aujourd’hui aux sirènes d’Alternative pour l’Allemagne (AFD), parti anti-européen et anti immigrés. Les exactions contre les foyers de réfugiés ont explosé. On en recense déjà 700 cette année, contre 177 en 2014. En revanche, l’afflux des réfugiés n’a pas ranimé pour l’instant le souffle des manifestations xénophobes. Le mouvement Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident (Pegida), né à Dresde, n’a rassemblé que 8 000 manifestants les 9 et 16 novembre, loin des chiffres record de l’hiver dernier. Les tentatives d’en faire un mouvement présent dans toute l’Allemagne ont fait un flop.

L’Allemagne « ouverte », soucieuse d’avenir, a toujours su rassembler beaucoup plus de monde que les « pégidistes ». Elle a montré cet été combien le réflexe humanitaire peut aller de pair avec un pragmatisme partagé sur le besoin vital de l’immigration. Les Églises catholique et protestante, dont l’influence demeure incontestable, soutiennent de leur côté la politique d’accueil de la chancelière et critiquent même ses reculs.

À l’heure où leur gouvernement a décidé de rejoindre la coalition contre l’organisation de l’État islamique en engageant 1 200 soldats de l’aviation et de la marine, l’accueil des réfugiés et le soutien humanitaire aux victimes du conflit sont pour nombre d’Allemands l’alternative à ce type d’expédition. Tout en démontrant ainsi l’ouverture de leur pays au monde, ils restent hostiles à son intervention sur les terrains de conflits étrangers. Une conviction renforcée par les déboires de l’engagement militaire de la Bundeswehr en Afghanistan, officiellement « au service de la paix ». L’Allemagne a dû assumer à l’inverse la responsabilité du bombardement inapproprié de Kunduz, sur ordre d’un de ses officiers, avec 100 victimes civiles. Un drame toujours présent dans les mémoires, d’autant que les familles des victimes afghanes ont été déboutées en avril 2015 par le tribunal de Cologne de leur demande d’indemnisation.

Avec 16,5 millions d’habitants issus de l’immigration, l’Allemagne continue de cultiver une longue tradition d’accueil, des Huguenots chassés de France au XVIIe siècle jusqu’à la vague des Gastarbeiter venus de Turquie, d’Italie, d’Espagne renforcer dans les années 1950 les effectifs des principaux centres industriels. Répondra-t-elle au défi du XXIe siècle en accueillant durablement tous les migrants dont elle a besoin ? Ce serait une réplique miroir de l’immigration massive des Allemands jusqu’au XIXe siècle aux États-Unis. Ils y ont constitué l’une des principales composantes de la population du pays qui compte aujourd’hui plus de 50 millions d’Américains d’ascendance allemande.

1Michel Verrier, « Réfugiés : Merkel se tourne vers Erdogan », Vu de Berlin (blog), 5 octobre 2015.

2Lisa Caspari, « Der Anfang vom Ende », Zeit online, 11 novembre 2015.

3« Deutschland hat ein Rechtsextremismus-Problem », Der Tagesspiegel, 9 novembre 2015.

4Lire à ce sujet Ullrich Fichtner, Guido Mingels (sous la dir. ), Deutschland-2030 Gesellschaft im demografischen Umbruch, Spiegel Ebook, avril 2015.

5Michel Verrier, « Une stratégie face à la décroissance démographique », Berlin blog, 26 avril 2012.

6Alfons Frese, « “Wir brauchen die Flüchtlinge” », Der Tagesspiegel, 9 août 2015.

7Tobias Kaiser, « « Deutschland hat Glück mit seinen Flüchtlingen » », Die Welt, 17 septembre 2015.

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