Arabie saoudite, une « révolution » qui vient de loin

L’idée que les transformations que connaît l’Arabie saoudite ont été simplement décrétées, du jour au lendemain, par une simple décision au sommet, méconnaît les changements en profondeur qu’a connues la société depuis des décennies.

Riyad, « Vision 2030 ».
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S’adressant en mai 2018 à un forum d’investisseurs à Abou Dhabi, Eric Cantor, ancien président de la chambre des représentants des États-Unis avait beaucoup à dire sur les réformes « audacieuses » en cours en Arabie saoudite. Cantor, qui travaille actuellement sur la très attendue introduction en bourse de la compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures Saudi Arabian Oil Company (Aramco) félicitait sans réserve le gouvernement saoudien pour sa décision d’ouvrir les secteurs économiques protégés, et plus particulièrement son industrie pétrolière, aux investisseurs étrangers cherchant à « prendre part à la croissance économique » du royaume.

En aparté, Cantor mentionnait brièvement l’effort de réforme « portant également sur la transformation sociale », faisant allusion aux initiatives économiques et sociales portées depuis deux ans par le roi Salman et le prince héritier Mohamed Ben Salman dans le cadre du plan « Vision 2030 ». L’ancien leader du Congrès américain rejoignait ainsi le nombre croissant de commentateurs occidentaux qui affirment que l’Arabie saoudite vit une « révolution », terme aussi percutant que vague. Aurait-elle réellement entrepris d’un seul coup un changement socioculturel radical ? Sans aucun doute, et de bien des manières. Faut-il y voir une « révolution culturelle » en marche, portée par les bataillons de consultants en stratégie qui conseillent le pays sur ces nouvelles initiatives ? En aucun cas.

La version officielle qui accompagne la mise en place de Vision 2030 a raison de mettre au crédit du leadership saoudien mené par le jeune prince héritier l’impulsion visant à construire un pont entre une classe dirigeante vieillissante et une population de plus en plus jeune. Pour autant, les observateurs extérieurs se fourvoient lorsqu’ils affirment que cela a entraîné le pays à s’ouvrir davantage.

Une mosaïque culturelle et sociale

Les clichés sur l’Arabie saoudite en font volontiers un pays isolé, un désert culturel à l’image des vastes paysages du centre du pays. C’est faire fi de la grande diversité des plus de 20 millions de Saoudiens qui le peuplent. C’est ignorer, en outre, le rôle prépondérant et croissant que joue l’Arabie saoudite dans la mondialisation. C’est se méprendre, enfin, sur la nature des liens qu’elle tisse avec certains pays occidentaux depuis plus de trois décennies. En témoignent les nombreux échanges culturels, éducatifs et économiques avec les États-Unis et le Royaume-Uni, par exemple.

Le royaume est une mosaïque d’origines, de valeurs, de pratiques religieuses et de niveaux socio-économiques. Cette diversité aide à comprendre pourquoi les récents changements affectent certains Saoudiens plus que d’autres et pourquoi le prince héritier a pu rencontrer quelques résistances à la mise en place de son projet Vision 2030.

Ainsi parle-t-on de l’émergence de pensées et pratiques « libérales », mot attrape-tout habilement utilisé pour décrire la classe moyenne ou classe moyenne supérieure, souvent éduquée à l’étranger, dont les valeurs sociétales tendent à être basées sur une modernité revendiquée plutôt que sur la tradition religieuse. Sans surprise, les changements portés par Vision 2030 résonnent beaucoup plus chez ces Saoudiens « néolibéraux », de surcroit surreprésentés dans ces nouvelles agences gouvernementales chargées de mettre en oeuvre les réformes. Pour eux, les changements actuels sont en effet un tournant révolutionnaire avec le passé. Auparavant, cette population devait s’en remettre aux mécènes royaux pour se protéger des factions et de la police religieuse. S’ils se déclaraient publiquement attachés au conservatisme religieux institutionnel, ils enseignaient en privé à leurs enfants des valeurs que l’on pourrait qualifier de plus modernes et plus cosmopolites. De même, et contrairement aux institutions religieuses et conservatrices, aucune institution étatique n’avait revendiqué publiquement une inclinaison « libérale », jusqu’à la création de la nouvelle Autorité générale de divertissement (General Entertainment Authority, GEA) en 2016.

Des réformes à petits pas

L’un des exemples les plus parlants de ces changements à l’œuvre est la levée, à partir de ce mois de juin 2018, de l’interdiction de conduire pour les femmes. De même, elles pourront désormais écouter de la musique publiquement, assister aux concerts et participer aux évènements culturels organisés par l’Autorité générale de divertissement. Sans surprise, ces femmes constituent à présent l’une des plus importantes bases de soutien du prince héritier.

Malheureusement, ces nouvelles libertés vont surtout profiter aux femmes issues de familles « libérales » des classes moyenne et moyenne supérieure. Et celles d’entre elles venant de familles qui désapprouvent ces changements peuvent toujours, légalement, se voir refuser leur nouvelle mobilité par leurs pères ou leurs tuteurs (qu’ils soient maris, frères ou fils), en vertu du système de « gardiens » toujours en place.

Les instances dirigeantes sont au fait de ces divisions et de la longue route vers un contrat social plus apaisé. Ce à quoi nous assistons n’est pas tant une réduction néolibérale des interventions d’État — raccourci souvent utilisé pour décrire Vision 2030 — qu’un changement de nature de ses interventions, faisant la part belle au divertissement et au sport, par exemple. Ainsi, le ministère de la culture et de l’information est prudemment en train de choisir quels films (étrangers) vont être projetés dans les cinémas. L’Autorité générale du sport fait la couverture des journaux et alimente les discussions des Saoudiens de tout âge. C’est comme si le royaume nationalisait le divertissement et le sport tout en privatisant le système de santé et les services éducatifs, bien que l’intervention de l’État n’aille pas jusqu’à subventionner le prix du ticket des nouveaux cinémas de Riyad.

Un important débat sociétal

Les efforts concomitants de réforme économique et d’ouverture culturelle devront converger à un moment, permettant l’émancipation des femmes. Et pour cause, l’Arabie saoudite compte déjà un mouvement en faveur des droits des femmes très actif. La combinaison de changements dans la politique sociale et le développement d’opportunités économiques permettent également l’émergence d’un débat sociétal jusqu’ici passé sous silence. Désormais, le rôle du gouvernement doit être de sécuriser cette ouverture en faisant évoluer le système judiciaire, encore très largement traditionnel.

C’est une erreur de minimiser les débats sur les changements en cours en Arabie saoudite. Le royaume a besoin de ces réformes pour aller plus loin que de simples changements économiques, qui plaisent tant aux investisseurs étrangers et aux consultants comme Eric Cantor. Mohamed Ben Salman a déjà démontré une volonté de contrer l’institutionnalisme religieux et les forces traditionnelles qui dépasse de loin ce que les jeunes Saoudiens attendaient de leurs précédents monarques. Avec le plan Vision 2030, il amorce des changements que beaucoup de Saoudiens ont attendus leur vie entière.

Pour autant, si l’Arabie saoudite est réellement en train d’entreprendre une révolution culturelle et sociale, celle-ci n’est que partielle. Conserver ces changements dans la durée et les approfondir requiert l’émergence d’un nouveau pluralisme qui rassemblerait libéraux et conservateurs, sunnites et chiites, religieux et non pratiquants, communautés tribales et non tribales, et politiques et apolitiques au sein d’un nouveau contrat social.

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