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Asie centrale. Les talibans deviennent-ils fréquentables ?

Longtemps, les talibans ont effrayé les ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale, musulmanes mais marquées par leur passé laïque. Mais avec la menace de l’organisation de l’État islamique et l’ouverture des négociations entre Washington et les talibans, ces Républiques s’abouchent avec ces derniers, car ils sont incontournables pour une solution politique en Afghanistan.

Chaque mois est marqué par des incidents à la frontière entre l’Afghanistan et les Républiques voisines d’Asie centrale (Turkménistan, Tadjikistan ou Ouzbékistan). À la frontière, ou du moins dans les six provinces du nord afghan. Dans le flot confus des actualités, souvent manipulées par les uns et les autres, le non-connaisseur peine à percevoir s’il s’agit d’une attaque de l’organisation de l’État islamique (OEI), dont certains combattants se sont repliés en Afghanistan depuis 2015, ou d’offensives des talibans qui, dans le nord du pays comptent nombre d’Ouzbeks ou de Tadjiks locaux.

Mais les talibans d’aujourd’hui ne sont plus ceux de 1996, lorsqu’ils s’étaient emparés de Kaboul. L’OEI est un vrai épouvantail pour Tachkent, Douchanbé ou Achgabat. Le pouvoir central afghan contrôle à peine plus de la moitié du territoire national et, de plus, Donald Trump a annoncé fin 2018 un retrait « important » des troupes américaines du sol afghan, la moitié, semble-t-il, des 14 000 soldats américains sans qui pourtant le gouvernement du président Ashraf Ghani s’effondrerait comme un château de cartes. Bref, la donne a foncièrement changé. « Après le départ du contingent principal de troupes américaines et étrangères en 2014, un vide est apparu, rapidement comblé par les talibans. On se trouve donc aujourd’hui dans une impasse, qui a poussé Ghani à tendre la main aux talibans il y a un an », résume Georgui Asatryan, spécialiste de l’Afghanistan à l’université d’État des sciences humaines de Russie.

L’OEI, danger principal

Et cette donne change encore. Ces dernières semaines, les « étudiants en religion » ont intensifié leurs attaques contre les forces armées gouvernementales. On ne compte plus les morts. Mais au-delà de l’Amou-Daria et du plateau du Garabil, on sait aussi que « généralement, seuls les talibans sont en mesure de battre l’OEI », observe Obaid Ali, expert de l’Afghanistan Analysts Network (AAN) à Kaboul. Il explique que « si en 2015, lorsque sont apparues les premières unités de djihadistes de l’OEI et qu’elles ont proclamé l’État islamique de la province du Khorasan (EIPK), on a cru qu’ils allaient damer le pion aux talibans. Mais peu à peu, on a vu que ce n’était pas le cas. Dans le nord de l’Afghanistan, ils ont dû se contenter de quelques poches comme dans les provinces de Jawzjan, où ils ont été défaits en juillet dernier, de Faryab et peut-être de Sar-e Pul. Et ce parce que les talibans ont changé leur organisation et leur mode de recrutement, faisant une large place aux non-Pachtouns, aux Ouzbeks, Tadjiks ou Turkmènes ethniques ». Ceux-ci occupent même les postes à responsabilité dans les « gouvernements parallèles » institués par les talibans dans les provinces et districts qu’ils contrôlent.

La situation n’est pas toujours lisible, même si les talibans se concentrent sur la lutte à l’intérieur de l’Afghanistan et n’ont aucune envie de porter le combat dans les ex-Républiques soviétiques. Désir qu’ils n’ont d’ailleurs pour ainsi dire jamais eu par le passé. Cependant les échauffourées se multiplient aux frontières, notamment à celle avec le Turkménistan, depuis 2014, année où ce pays a commencé à accroitre ses dépenses militaires. Pourtant, il détient les quatrièmes réserves de gaz de la planète, et entretient historiquement un vrai dialogue avec les talibans, en ayant convaincu la plupart qu’il fallait laisser passer par le territoire afghan son gazoduc TAPI (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde). Mais le mouvement des talibans n’est pas uni, entre combattants désireux d’en découdre avec la dictature turkmène, trafiquants de drogue et djihadistes étrangers animés de motivations propres. Les Russes expriment régulièrement leurs doutes quant à la capacité du pays, comme d’ailleurs celle du Tadjikistan, à contrôler ses frontières, sans que l’on sache s’il s’agit d’une inquiétude vraie ou feinte (qui permettrait à Moscou de mieux placer ses pions dans les anciennes Républiques soviétiques).

Un mode opératoire nouveau

« Les pays de la région craignent surtout la contagion idéologique de l’OEI. Ils observent les signes qui montrent que celle-ci existe en Asie centrale comme ailleurs dans le monde », souligne Kamoliddine Rabbimov, expert ouzbek de l’islam en exil en France. Le 29 juillet 2018 par exemple, quatre cyclotouristes occidentaux étaient tués lors d’un attentat à la voiture-bélier dans le sud du Tadjikistan. Le lendemain, l’OEI en Syrie et en Irak revendiquait l’assassinat. C’était là un mode opératoire nouveau dans la région.

Malgré l’incompatibilité fondamentale entre le mouvement taliban et les ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale, ces dernières s’en accommodent. L’Ouzbékistan notamment, alors que le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) créé dans les années 1990 a fini par faire allégeance à l’OEI, après avoir rompu avec les talibans qui les avaient hébergés en Afghanistan. « Le fait que le MIO ait fait allégeance à l’OEI a beaucoup inquiété le pouvoir ouzbek. Ce dernier l’a plutôt caché à la population, justement parce que c’est un sujet très sensible », témoigne le journaliste Youri Tchernogaïev, depuis Tachkent.

À la faveur de l’arrivée à la présidence de Shavkat Mirzioïev en 2016, l’Ouzbékistan a tenté de reprendre place dans la diplomatie régionale en accueillant fin mars 2018 une grande conférence internationale dédiée à l’Afghanistan. Les talibans y ont été conviés. Ils ont certes décliné l’invitation, mais ont apprécié l’approche de Tachkent. « Après la conférence, l’Ouzbékistan a continué à apporter un soutien au voisin afghan », relève le politologue Anvar Nazirov. Les initiatives ne manquent pas : connexion au réseau électrique, formation de jeunes Afghans dans un centre créés à Termez, développement de lignes de train permettant à l’Ouzbékistan de se désenclaver et d’ouvrir des routes vers les ports de Bandar Abbas et Chabahar au sud de l’Iran, etc.

« Mais globalement Tachkent manque de stratégie. Et continue de s’appuyer sur Abdoul Rachid Dostum, le leader de la communauté ouzbèke d’Afghanistan. Mais celui-ci est affaibli, beaucoup d’Ouzbeks ayant rejoint les talibans. Le dialogue avec ces derniers passe donc essentiellement par leur bureau au Qatar, mis en place dans le cadre des discussions de paix de Doha, en restant très prudent et en agissant sous l’égide de l’ONU », note Anvar Nazirov.

Sher Mohammad Abbas Stanikzai, le chef du bureau des talibans de Doha, s’est rendu à Tachkent l’été dernier. Tout indique que les talibans font en sorte de ne pas nuire aux intérêts de l’Ouzbékistan. Et vice versa. « Si le président Mirzioyev mène une politique de tolérance religieuse à l’intérieur de l’Ouzbékistan [après la politique ultra répressive de son prédécesseur], c’est entre autres pour envoyer un message aux talibans : Tachkent n’est plus un ennemi de la religion. Cela peut avoir un vrai impact sur le dialogue avec eux », estime Rabbimov.

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