Droit de la nationalité

Au Liban, l’impossible réforme du statut des apatrides

Des dizaines de milliers de personnes sont considérées comme apatrides au Liban. En raison de discriminations spécifiques, elles subissent de plein fouet la crise qui ravage le pays. En cause : un état-civil défaillant et un droit de la nationalité vieux de plus d’un siècle et difficile à faire évoluer.

Zahieh et Hassan dans leur maison avec différents documents d’identification (carte de résidence, certificat de naissance...) prouvant leur statut d’apatrides
© Clément Gibon, 2021

Hassan et Zakieh vivent avec leurs deux enfants dans le quartier informel de Hay El-Gharbeh, au sud de Beyrouth. Alors que la Banque mondiale affirme que la crise qui touche le Liban pourrait être classée parmi les crises mondiales les plus sévères depuis le milieu du XIXe siècle, les deux parents essayent de faire de leur mieux pour subvenir aux besoins de leur famille. « Avec la crise, nous vivons au jour le jour. Nous ne pouvons pas nous projeter ou penser au lendemain. Avant, je travaillais comme palefrenier à l’hippodrome de Beyrouth. À cause de la crise financière, j’ai perdu cet emploi et maintenant j’enchaîne les petits boulots que je peux trouver ici et là », décrit Hassan. Zakieh ajoute : « Si l’un de nos enfants tombe malade, nous ne pourrons pas l’emmener à l’hôpital. L’un de nos fils est mort d’une insolation sans que nous n’ayons rien pu faire ».

Des statuts à géométrie variable

Leur situation est d’autant plus difficile que les deux parents sont apatrides. Le statut d’apatride se transmet de génération en génération et il est de plus courant dans le pays. Zakieh et Hassan font partie des quelque 50 000 à 60 000 personnes apatrides enregistrées selon différentes ONG. La loi sur la transmission et l’octroi de la nationalité, adoptée en 1925 à l’époque du mandat français, précise que « la femme libanaise ne transmet pas la nationalité à ses enfants, sauf exception »1.

Aujourd’hui encore, si le père de famille n’enregistre pas ses enfants ou s’il n’a pas de nationalité, ses descendants seront de facto apatrides. L’acquisition de la nationalité libanaise qui est limitée aux liens d’affiliation avec le père, ou octroyée de façon individuelle en vertu d’un décret signé par le chef de l’État est ainsi responsable du grand nombre d’apatrides au Liban.

Hassan appartient à la catégorie des qayd al-dars, (en cours d’étude) pour lesquels l’obtention de la nationalité libanaise est « à l’étude » par l’administration. L’État libanais considère que ces personnes sont d’origine étrangère et de nationalité indéterminée, malgré des racines historiques et culturelles dans le pays2. Ce statut permet à Hassan d’avoir accès aux documents administratifs, à l’enregistrement civil et aux droits de résidence en contrepartie du renouvellement de sa carte de séjour de façon annuelle.

De son côté, Zakieh a été enregistrée à son arrivée au Liban en tant qu’arab rahal (arabe nomade). Elle est par la suite devenue une qayd lahu (sans dossier), avant qu’on lui attribue le statut de qayd al-dars. Mais n’ayant pas été enregistrée à la naissance et n’ayant pas pu être naturalisée ensuite, elle est finalement considérée comme une maktum al-qayd ; un terme utilisé par les autorités libanaises pour qualifier les personnes qui ne sont inscrites dans aucun registre d’état civil officiel, ni au Liban ni dans aucun autre pays.

Ce groupe d’apatrides comprend ainsi non seulement les personnes nées d’un père apatride ou de parents inconnus, mais aussi ceux nés de parents ayant une nationalité connue, notamment libanaise, mais qui n’ont pas enregistré la naissance de leur enfant dans le délai d’un an.

Hassan et Zakieh décrivent pour Orient XXI les nombreux problèmes que leur statut engendre. « Nous n’avons pas accès à la plupart des services publics d’éducation et d’hospitalisation. Nous avons du mal à obtenir un travail salarié. Je dois enchaîner deux ou trois métiers pour seulement payer les différentes factures et permettre à ma famille de survivre. Si j’étais Libanais, je pourrais peut-être gagner 50 000 livres libanaises par jour [à peine deux euros au cours actuel], mais parce que je suis apatride, mon employeur ne me donne que 10 000 livres libanaises », explique Hassan. « La maison dans laquelle nous vivons n’est pas isolée, il y a beaucoup d’infiltrations d’eau, et nous n’avons pas assez d’argent pour les réparer. Nous sommes vivants parce que nous ne sommes pas morts. Mon plus grand rêve serait d’avoir une carte d’identité », ajoute Zakieh.

Des coûts d’enregistrement faramineux

Paula Barrachina Esteban, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), confirme les difficultés socio-économiques des apatrides « confrontés à des restrictions d’accès aux services publics tels que les soins de santé et l’éducation, à un accès très limité aux documents et à l’emploi ». Elle souligne également la limitation des déplacements dont ils font l’objet et le risque d’arrestation et de détention prolongée en raison des différents points de contrôle dans le pays et de leur absence de statut spécifique. En somme, les personnes apatrides sont exposées à différents types d’exploitation, qui peuvent conduire au travail des enfants et à d’autres formes d’abus.

Après s’être mariés, Hassan et Zakieh ont eu trois enfants qu’ils n’ont pas pu enregistrer à l’état-civil officiel par manque de ressources. Ils sont de facto considérés comme maktum al-qayd et leurs procédures de naturalisation seront ensuite très compliquées explique Carine, une travailleuse sociale pour Tahaddi, une ONG qui se consacre à la lutte contre la pauvreté dans le quartier de Hay el-Gharbeh. « Les coûts liés au système d’enregistrement de l’état-civil représentent une somme considérable pour la plupart des familles avec lesquelles nous travaillons. Par exemple, pour enregistrer leurs enfants, Hassan et Zahieh doivent d’abord déclarer leur mariage, ce qui coûte aux alentours d’un million de livres libanaises. Par la suite, ils doivent faire une demande de certificat de naissance pour chaque enfant pour une somme de 250 000 livres par tête », poursuit Carine.

Des négligences historiques et un début d’amélioration

Frontier Ruwad fournit pour sa part de l’aide à la communauté apatride. Pour Samira Trad, sa fondatrice, « après la création du Grand Liban en 1920, une partie de la population ne s’est pas enregistrée dans les registres officiels et est ainsi devenue apatride. Dans plusieurs régions reculées du Liban, les habitants n’avaient en outre pas compris la nouvelle relation entre le citoyen et l’État ».

Dans le même temps, l’État ne faisait pas beaucoup d’efforts pour faire comprendre aux populations l’importance de se déclarer lors des premiers recensements. La responsabilité de la multiplication des apatrides est à partager entre les institutions de l’époque et la population, poursuit Samira Trad. Mais les coûts liés à l’acquisition de la nationalité n’ont pas arrangé les choses.

D’après une étude menée par le UNHCR et Siren Associates dans le gouvernorat d’Akkar3 dans le nord du Liban, environ la moitié des personnes apatrides ont un père libanais, mais n’ont pas été enregistrés à la naissance faisant d’eux des maktum al-qayd.

Beaucoup d’entre eux auraient droit à la nationalité libanaise, mais les procédures judiciaires sont extrêmement lentes et coûteuses. À titre d’exemple Zakieh qui possède le statut de maktum al-qayd aurait besoin de réaliser un test ADN avec ses parents pour une somme de 1,2 million de livres libanaises par personne. Les frais de dossier et les honoraires d’un avocat pour faire une demande de nationalité coûteraient à la famille au moins 10 millions de livres libanaises.

Le travail des ONG et des groupes de pression a cependant permis une certaine amélioration de la précarité des personnes apatrides. En 2015, Frontier Ruwad a mis en place un groupe de travail avec cinq ministères et le HCR pour parvenir à faire baisser le nombre de personnes apatrides. Des programmes ont facilité l’accès à l’éducation d’enfants apatrides, d’autres se concentrent sur l’accès à un emploi formel. Différents rapports notent cependant le manque de réels moyens mis en œuvre pour permettre au plus grand nombre de bénéficier de ces programmes.

Réviser le cadre juridique

Dans cette optique, le Collective for Research and Training on Development-Action (CRTD.A) a lancé une campagne intitulée « My rights are not a bonus » (mes droits ne sont pas un bonus) pour réclamer l’abrogation de la loi sur la nationalité libanaise afin de garantir la pleine égalité entre les femmes et les hommes, sans aucune discrimination. De son côté, Frontier Ruwad a dernièrement déposé une proposition de loi sur l’enregistrement civil qui deviendrait « unifié, individualisé, simplifié, digital et inclusif ». Mais le processus législatif prendra du temps et l’organisation réclame des procédures simplifiées et accessibles pour acquérir la nationalité de plein droit pour ceux qui ont un droit légal à la nationalité.

1Thibaut Jaulin, « La restitution de la nationalité libanaise : enjeux juridiques et politiques », Migration et politique au Moyen-Orient, Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2006.

2The Plight of the Rightless. Mapping and Understanding Statelessness in Tripoli,, rapport de l’association March Lebanon, 2019 ; p. 23-24, March 2019,

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