Au Maghreb, les médias de masse ne sont pas sortis des vieux schémas : propagande au service du pouvoir politique, autocensure des journalistes et évitement des tabous sociétaux et politiques. L’émergence des nouveaux moyens de communication et médias crée cependant un paysage plus complexe.
Confusions tunisiennes
Malgré la révolution de 2011, le modèle tunisien n’a pas encore atteint un développement qui en ferait un exemple de créativité. Les seules exceptions viennent de quelques médias indépendants ou associatifs, à l’instar des sites Nawaat ou Inkyfada ainsi que des radios associatives opérant surtout en dehors de la capitale et qui bénéficient du soutien de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA).
Ces médias ont réussi à diffuser une information de proximité qui relaie des sujets brûlants et des préoccupations urgentes de la population, comme la pénurie d’eau dans les régions. Ils ont également traité les affaires de corruption au sein du pouvoir ou assuré le suivi des activités des députés au cours de la dernière session parlementaire.
En ce qui concerne les radios et les télévisions publiques et privées, plusieurs études montrent que leurs productions reproduisent très souvent les stéréotypes de la société traditionnelle : les représentations médiatiques n’ont pas encore pris acte de la transition du modèle en vigueur avant la révolution à l’ère de la post-révolution.
L’étude réalisée par la HAICA intitulée « Place et représentation des femmes dans les fictions » rendue publique le 7 décembre 2017 le confirme. Elle souligne que seulement 20 % des producteurs de fictions dramatiques sont des femmes. Les hommes ont les premiers rôles dans 59 % des feuilletons télévisés. Pis, l’étude a révélé que 54 % des expressions utilisées dans ces fictions pour parler de la gent féminine sont offensantes. Les formules méprisantes à l’égard des femmes et de leurs idées sont de l’ordre de 25 % dans ces fictions. Quelque 225 formules d’insultes et d’expression de mépris à l’encontre des femmes ont été recensées.
Dans les médias privés, ce sont principalement des programmes comiques ou des émissions à scandale de télé-réalité qui reproduisent ce modèle.
La chaine de télévision Al Hiwar Al-Tounsi (le dialogue tunisien), qui a été longtemps en tête des audiences, en est un exemple. Douze programmes sont consacrés aux variétés, à la cuisine, au mariage et aux problématiques sociales contre deux programmes à des contenus politiques, « Ma Lam Youqal » (Ce qui n’a pas été dit) et l’émission quotidienne « 7-24 ». Cette chaîne se caractérise en outre par l’absence totale de programmes consacrés à la culture et aux arts.
En matière de contenu politique, une autre étude de la HAICA publiée le 9 octobre 2017 souligne que le gouvernement et les grands partis politiques disposent de la majeure partie du temps consacrée à la politique par la radio et la télévision.
Les responsables gouvernementaux bénéficient de 32 % du temps et les grands partis et ceux représentés au Parlement de 56 %. Le temps imparti aux autres forces politiques hors Parlement et aux représentants de la société civile ne dépasse pas les 10 %. Le parti Nidaa Tounes vient en tête des partis représentés au Parlement avec un taux de couverture dans les médias tunisiens de 21,52 %.
Pour ce qui est des émissions à scandale à succès, « Serrek fi bir » (littéralement « Ton secret dans un puits ») de Alaa Chebbi, une émission de radio intéractive donne une idée des thématiques à succès cultivées par les médias sensationnalistes. L’émission permet aux intervenants de raconter, sous le sceau de l’anonymat, leurs histoires intimes et leurs problèmes privés sans aucun traitement particulier, sans la présence d’un avocat ou d’un psychologue pouvant éventuellement donner des conseils. L’animateur de l’émission se contente de demander à l’intervenant pourquoi il reste éveillé à une heure avancée de la nuit (celle de l’émission) et l’auditeur répond en racontant son histoire. La plupart des sujets qui causent des insomnies se rapportent à leur vie sexuelle ou conjugale. C’est ce qui fait la grande attractivité de l’émission malgré la vaste controverse autour des programmes de télé-réalité, certains considérant qu’il y a des questions qui ne peuvent être abordées à la télévision ou à la radio.
La critique faite sur YouTube par la journaliste tunisienne Arbia Hamadi a provoqué une polémique inédite après que cette dernière a questionné l’« utilité de faire parler des personnes anonymes qui n’apportent aucune preuve de ce qu’elles avancent ». Et la journaliste de s’interroger sur le fait « de donner la parole à des gens qui racontent leurs infidélités conjugales, leurs positions sexuelles préférées ou encore le récit d’une femme qui a divorcé après être tombée amoureuse de quelqu’un sur Facebook qui s’est avéré être son propre mari, lequel dialoguait avec elle sous un compte avec un pseudonyme ». Ou sur l’utilité pour un auditeur de connaître l’histoire d’une jeune fille rendue enceinte par le mari de sa sœur…
L’environnement économique des médias a fortement affecté leurs contenus. Le nouveau cadre législatif de la Tunisie post-révolutionnaire a tendu vers la libéralisation et l’encouragement des initiatives privées. Dans les faits, cette liberté profite aux détenteurs de gros capitaux qui investissent dans les médias. Leur démarche ne va pas dans le sens d’une amélioration de la qualité de l’information et de sa diversité, d’autant que les hommes et femmes d’affaires tunisiens sont organiquement liés à des partis ou à des courants politiques qui ont leurs propres agendas et stratégies d’information et de communication.
Ainsi, le système informatif est fondé sur une course à l’audience et non pas sur une concurrence entre des contenus basée sur une approche fonctionnelle de l’information consistant à « informer, éduquer, divertir », selon les termes de l’Unesco sur le sujet et sur la « sélection des bonnes pratiques » pour la radio et la télévision de service public.
En Algérie, la propagande en guise d’information
« Les programmes de télé-réalité en Algérie ne sont pas parvenus à transposer les problématiques individuelles vers l’espace public afin de leur trouver des solutions et de sensibiliser les pouvoirs publics sur ces questions. Les programmes de télé-réalité ne sont en réalité que de la propagande pour consacrer le modèle sociétal vécu par les Algériens ». Ce constat est fait dans une étude du chercheur algérien Nasredine Layadhi intitulée « Les programmes de télé-réalité et les signes de transformations dans la structure de l’espace public en Algérie et ses enjeux » publiée à Beyrouth en mai 2017 dans la revue Al Moustaqbal.
Layadhi est parvenu à cette conclusion en travaillant sur quatre programmes de télé-réalité diffusés sur des chaînes privées. Il s’agit des émissions « Khat Ahmar » (Ligne rouge), « Khat bortoquali » (Ligne orange), « Al Mahkama » (Le tribunal) et « Mawara al joudrane » (Derrière les murs). Ce genre d’émission se base essentiellement sur l’idée d’une « condamnation » de témoins censés avoir commis des actes répréhensibles. Les programmes se transforment ainsi en tribunaux parallèles moralisateurs, selon Layadhi. Le témoin présenté dans Ligne orange (les traits de l’intervenant sont les plus souvent floutés) est mis d’emblée dans la posture d’un homme condamnable au plan culturel et social. Son témoignage sert à illustrer une problématique islamique expliquée par un religieux présent dans l’émission qui l’assortit d’un appel au repentir et à un engagement à ne plus commettre ce présumé manquement.
A quelques exceptions près, dont un rare et courageux témoignage télévisé d’un homme homosexuel demandant à être accepté et à vivre en paix dans la société, la prégnance du fond culturel et sociétal dans ces programmes est indissociable du système politique qui gouverne le pays. La complémentarité entre les deux systèmes est l’un des piliers sur lequel s’appuie et se perpétue le système fermé en Algérie.
L’élite politique au pouvoir ne tolère aucune forme d’audace qui serait de nature à perturber le système actuel et évoluer vers un horizon plus ouvert. Cela pourrait relever aussi d’une stratégie globale décidée par le régime pour endiguer la contamination du « printemps arabe ».
Ainsi que le note la chercheuse en sciences politiques à l’université de Québec Anne-Marie Gingras, les politiciens, notamment dans les systèmes fermés et chargés de dogmatismes sociétaux, penchent vers une domination totale sur les journalistes et les responsables de médias et donc sur les contenus de façon générale. Cette domination n’est pas exempte d’une intrusion sécuritaire dans le travail des journaux et des télévisions. En témoignent les arrestations successives subies par les journalistes et les enquêtes enclenchées contre eux sur des questions qui ne justifient pas un tel traitement. En outre, des cercles économiques proches du pouvoir exercent des pressions sur les journaux.
Cette attitude des autorités ne vise pas l’acquisition de supports médiatiques pour faire entendre leur voix face à des adversaires présumés (stratégie qui existe aussi dans des régimes démocratiques) : l’hégémonie du politique sur les responsables des médias en Algérie a surtout pour but de maintenir le statu quo et d’empêcher les citoyens de réfléchir. Elle s’accompagne par ailleurs de nombreux cas de censure des contenus journalistiques.
Les rapports des ONG défendant la liberté de la presse donnent de multiples exemples de la politique de main de fer exercée par le pouvoir algérien sur les journalistes. En juillet 2016, la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a condamné la suspension par les autorités de l’émission satirique « Nass Stah » (Les gens de la terrasse) diffusée par la chaine KBC et l’arrestation de ses responsables ainsi que des journalistes. Reporters Sans Frontières (RSF) a publié en avril 2017 un rapport titré : « Une dégradation flagrante de la liberté de la presse ». L’organisation y dénonce l’attitude du pouvoir à l’égard des blogueurs et des journalistes. Quatre blogueurs travaillant pour des médias algériens ont été emprisonnés, un journaliste algéro-britannique, Mohamed Tamalt, est mort en détention le 11 décembre 2016.
Au Maroc, l’institution royale « réforme » l’information
La Haute autorité de la communication audiovisuelle (HACA) au Maroc a été créée en 2002 par un décret royal qui donne au souverain la main haut sur l’institution. Le roi dispose ainsi du pouvoir de nomination du président de la HACA et de quatre des neuf membres qui la composent. Mais la HACA n’est devenue une institution constitutionnelle que neuf ans après plus tard, dans le cadre d’une série de réformes dictées par le monarque en 2011 suite au déclenchement du « printemps arabe », preuve s’il en est que cette institution ne répond qu’à une stratégie d’évitement visant à épargner au pouvoir une confrontation avec les organisations de droits humains locales et internationales et une action préventive dans le contexte révolutionnaire régional.
Dans une étude titrée « Les expériences marocaines et tunisiennes de régulation audiovisuelle », le chercheur français en sciences politiques Enrique Klaus souligne que la création de l’organe de régulation marocain par un « décret royal » est la première entrave à un travail libre, indépendant et efficace.
L’institution tire sa force et sa légitimité d’un pouvoir exécutif qui domine l’ensemble des autres institutions. Sa légitimité ne provient pas d’une volonté générale du secteur de l’information pour la création d’une institution réformatrice capable de soutenir les médias, d’arbitrer les contentieux et d’appliquer la loi.
L’une des plus importantes conséquences de la subordination de la HACA au pouvoir royal est l’existence d’un grand fossé entre le public et ses problèmes quotidiens et les contenus médiatiques. Une étude du chercheur marocain Abdellatif Bensafia relève notamment que les « citoyens ont exprimé leur colère de l’absence de couverture médiatique du séisme qui a touché la région d’Al-Hoceima, au nord du Maroc, en janvier 2016. La télévision marocaine s’est émancipée de tout processus de régulation commune entre les rédactions et les diverses composantes de la société civile et des citoyens comme l’aurait voulu une approche de démocratie participative. Or, cette consultation est l’un des plus importants fondements présidant à la création d’institutions de régulation destinées à veiller à ce que l’information soit une service rendu au citoyen ». Le chercheur souligne également que « les femmes souffrent d’une marginalisation médiatique, avec un statut secondaire en tant que source de l’information ou en tant qu’invitées dans les programmes et plateaux politiques ».
D’autres experts ont souligné que la présence des femmes dans les médias marocains n’est guère équitable en comparaison de celle des hommes. Le chercheur marocain Abdelwahab Al-Rami a relevé dans une enquête de terrain effectuée avec le concours du Media Diversity Institute britannique que les médias du royame donnent une image excessivement positive et optimiste de la participation des femmes à la vie publique au Maroc. Tout le contraire de ce que disent les chiffres sur leur présence dans les couvertures médiatiques et leur participation à l’analyse et l’édification de l’opinion.
L’étude note que le recours à des femmes comme source d’information ne dépasse pas 25 % et que le temps qui leur est réservé n’est que de 12,6 %. Dans ce temps limité, la présence des femmes dans les médias marocains se fait essentiellement sous un angle victimaire.
Force est ainsi de constater que la presse maghrébine est toujours en proie à une crise de l’information traditionnelle qui relève d’un mode de communication révolu au regard de la naissance du cyber-espace, qui est le principal canal de communication et d’information. Mais la crise de l’économie des médias et la prédominance du politique et d’une culture sociétale stéréotypée sur les contenus médiatiques sont avant tout les reflets des réticences du pouvoir politique, des acteurs médiatiques et des investisseurs à engager un nouveau tournant qui change la société maghrébine.
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