Au Pays basque, le déferlement de la solidarité avec la Palestine
À Bilbao, lors du passage du Tour d’Espagne cycliste, le peloton a été stoppé à quelques kilomètres de l’arrivée par une marée de drapeaux palestiniens. L’image rappelle qu’au Pays basque, la solidarité avec la Palestine occupe une place singulière. Si les liens entre ces deux peuples sans État s’enracinent dans les luttes de libération, ils connaissent une intensité nouvelle face à la situation à Gaza.
En cette fin d’été, les ruelles de la vieille ville de Bilbao, grande cité industrielle du nord de l’Espagne et cœur battant de la Communauté autonome basque, offrent un spectacle saisissant. Ici, un étendard appelle au soutien du peuple palestinien ; plus loin, une peinture murale exige l’arrêt des bombardements ; ailleurs, des affiches de plusieurs mètres de haut montrent le portrait du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou avec la mention « recherché pour crime contre l’humanité ». Il est pratiquement impossible de parcourir vingt mètres sans tomber sur un signe de solidarité.
Dans les cafés et les bars, des propriétaires affichent sans détour, ni peur de représailles judiciaires des messages tels que « Sionistes, vous n’êtes pas les bienvenus au Pays basque », ou encore « Cet établissement condamne le génocide ». Une situation impensable dans nombre de pays européens.
Bilbao n’est pas une exception. Certains villages des sept provinces basques1 affichent fièrement le drapeau palestinien jusque sur le fronton des mairies. Et les mobilisations, marches, rassemblements, s’enchaînent à un rythme effréné depuis le 7 octobre 2023. Certaines images ont fait le tour du monde, comme à Pampelune, lors de l’ouverture des célèbres fêtes de San Fermín. Ce 6 juillet, les activistes en charge de lancer le Txupinazo (fusée pyrotechnique), keffieh au cou, ont crié devant une foule en liesse : « Stop Génocide, vive la Palestine ! ». À Bilbao, devant le musée Guggenheim, comme à Saint-Sébastien, d’autres rassemblements ont pris la forme de die-in2, des centaines de personnes s’allongeant au sol, dans un silence chargé de deuil et de gravité.
Comme si le Pays basque vivait cette solidarité de manière singulière, selon ses propres repères forgés par l’histoire. Car celle que les locaux appellent « Euskal Herria », n’est pas une terre neutre : elle sort de l’un des derniers conflits armés qu’ait connus l’Europe occidentale. Après plus d’un demi-siècle de lutte armée, il s’est ponctué par l’autodissolution d’Euskadi Ta Askatasuna (« Pays basque et liberté », ETA) en 2018. Ce combat pour les droits du peuple basque, qui se poursuit sur le terrain politique, a placé l’internationalisme au cœur de sa lutte. Comme l’explique Diana Urrea, parlementaire basco-colombienne du parti indépendantiste Euskal Herria Bildu (« Réunir le Pays basque », EH Bildu) :
Nous avons historiquement une sensibilité très importante et des liens forts avec les peuples vivant sous occupation, et qui ne peuvent pas se développer comme ils y auraient pourtant légitimement droit. C’est le cas des Kurdes, des Sahraouis, et bien sûr des Palestiniens.
« Du peuple du chêne à celui de l’olivier »
Ainsi, dès le début de la guerre israélienne à Gaza, les mobilisations massives ont émergé. L’une des plus spectaculaires s’est déroulée à Guernica, le 8 décembre 2023 : plusieurs centaines d’habitants se sont rassemblés sur la place centrale afin de composer un immense drapeau palestinien humain. Le choix de cet endroit n’avait rien d’anodin : c’est ici que se tenait le marché bombardé le 26 avril 1937. Cet épisode, immortalisé par le peintre Pablo Picasso, est devenu l’un des symboles universels des crimes de guerre contre les civils. L’attaque avait été menée par les aviations allemande et italienne, alliées du régime franquiste, dans le contexte de la guerre civile espagnole (1936-1939). Elle visait le cœur d’une ville connue dans le monde entier pour son chêne, sous lequel siégeaient traditionnellement les assemblées basques. Depuis le Moyen Âge, cet arbre est resté l’un des emblèmes de l’identité basque.
Lors de cette action organisée par le collectif Gernika-Palestina, les sirènes de la ville ont hurlé pendant d’interminables minutes. Symboliquement, elles ont été activées de concert par une survivante du bombardement et par un jeune Palestinien exilé au Pays basque. Une manière, selon les organisateurs, d’unir deux mémoires blessées.

Ibon Meñika, membre de l’association Gernika-Palestina et résident de la ville martyre, rembobine :
Immédiatement après les premiers bombardements, nous avons pensé que la réaction en Euskal Herria devait donner tout son sens aux références historiques de Guernica. Les peuples qui ont de la mémoire savent que les symboles peuvent avoir une grande portée. Nous avons cherché à unir les deux peuples, les deux histoires, les deux héritages… De Guernica à la Palestine, du peuple du chêne au peuple de l’olivier…
Pour Lidon Soriano, militante infatigable en faveur des droits des Palestiniens, l’expérience historique du Pays basque explique en grande partie l’effervescence autour de la cause palestinienne : « Le fait de faire partie d’une société qui a souffert d’un conflit politique et d’une oppression rend plus sensible à d’autres luttes de libération. »
Un soutien qui se compte en décennies : « La première intifada [débutée en décembre 1987] a été un tournant. Peu après, nous avons commencé à envoyer des dizaines de brigades solidaires sur tout le territoire palestinien afin d’établir des liens, des connexions qui perdurent encore », poursuit-elle.
Kurdistan, Algérie, Liban
Ce lien entre les deux peuples cache une autre histoire plus ancienne, aussi méconnue que tue. Auteur de l’ouvrage Breve historia de ETA (« Brève histoire de l’ETA », Txalaparta, 2017, non traduit), l’historien Iñaki Egaña tient à rappeler combien les luttes de libération des années 1960 et 1970 ont contribué à façonner les engagements de la société basque :
L’influence des processus de libération dans l’inconscient collectif fut déterminante. À cette époque, Paris et Alger furent les deux points cardinaux des premières relations internationales des militants basques, rompant avec la tendance de l’opposition antifranquiste, qui avait établi ses réseaux aux États-Unis ou en Amérique latine.
Alger, entre 1965 et 1977, joua ainsi un rôle majeur : c’est dans cette ville qu’ETA, très discrètement, engagea ses premiers contacts internationaux. Iñaki Egaña rappelle :
En février 1972, ETA participa à une conférence internationale à Bucarest, organisée par des Kurdes exilés. Elle permit d’établir des liens entre organisations et de publier un communiqué commun sur le droit à l’autodétermination.
À la fin des années 1970, ces relations avec les organisations palestiniennes prirent une tournure plus concrète. Entre 1976 et 1980, des dizaines de militants basques suivirent des entraînements militaires aux côtés de groupes palestiniens au Liban et au Yémen du Sud. Iñaki Egaña souligne :
Au Liban, les poli-milis — branche politico-militaire — s’adossaient au Fatah et à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), tandis qu’au Yémen du Sud, les milis — branche militaire — se formaient auprès du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP).
Pour autant, cette internationalisation restait limitée à l’organisation elle-même, sans infuser dans la société basque, bien moins au fait des enjeux proche-orientaux. « Néanmoins, ETA a bel et bien contribué à installer la question palestinienne dans l’imaginaire révolutionnaire basque », insiste l’historien. Ces liens ont perduré entre les courants révolutionnaires : le militant révolutionnaire libanais Georges Ibrahim Abdallah, détenu 41 ans en France, a entretenu des relations privilégiées avec les prisonniers basques tout au long de son incarcération.
Les stades s’enflamment
Les mobilisations s’enracinent dans cette tradition historique, renforcées « par la cruauté dont fait preuve l’État d’Israël à Gaza ». Ibon Meñika poursuit :
Nous sommes conscients qu’aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire, on assiste en direct, en streaming, à un génocide. Agir par tous les moyens possibles, saisir tous les espaces disponibles pour le dénoncer n’est pas seulement une responsabilité pour nous, mais surtout une obligation.
Un message partagé par une très large partie de la société basque, y compris dans le secteur artistique. Le musicien basque Fermin Muguruza, pilier du rock radical basque dans les années 1980, a réalisé en 2009 un documentaire sur les musiciens palestiniens, Checkpoint rock : songs for Palestine. Lors de la tournée ponctuant ses quarante années de carrière et qui l’amène actuellement sur les scènes du monde entier, ses concerts se transforment en un espace de revendication en faveur du peuple palestinien. En juin 2025, alors qu’il se produisait au stade Anoeta, à Saint-Sébastien, devant 30 000 personnes, le musicien palestinien Tamer Nafar, leader du groupe palestinien DAM, a été invité à partager la scène avec lui.
Les stades de football où évoluent les clubs basques ont eux aussi servi de terrain de lutte. À Saint-Sébastien, une tribune entière est restée vide, occupée seulement par des hommes et des femmes en tenues blanches maculées de sang. Les supporters de l’Athletic Bilbao — sans aucune coordination avec la direction du club — ont observé une minute de silence, puis une minute d’applaudissements, en mémoire du joueur palestinien Souleiman Al-Obeid, surnommé le « Pelé de Gaza », tué le 6 août 2025. Les initiatives sont innombrables.
Ainsi, la sélection nationale basque accueillera l’équipe de Palestine, qui a raté de peu une qualification historique pour la Coupe du monde 2026. Le match caritatif aura lieu le 15 novembre à Bilbao en hommage aux victimes de Gaza.
Cette omniprésence se traduit aussi dans les médias. Dabi Lazkano, rédacteur en chef au quotidien basque Gara, explique :
Depuis le 7 octobre 2023, il ne se passe pas un jour sans que nous ne parlions du génocide dans notre édition. Nous tentons de couvrir le plus largement possible les manifestations et actes de soutien quasi quotidiens, mais c’est très difficile. Nous préférons garder nos pages pour faire écho à ce qu’il se passe à Gaza. Un exemple sans pareil dans le monde.
La Vuelta à l’arrêt
Ces dernières semaines, c’est le tour cycliste d’Espagne, La Vuelta, qui a été enrayé par les mobilisations pro-palestiniennes. En cause, la participation de coureurs de l’équipe israélienne Israel–Premier Tech, perçue largement en Espagne et ailleurs — avec de bonnes raisons — comme une tentative de sportwashing.3. Là encore, c’est au Pays basque que les premières mèches ont été allumées. Lidon Soriano se souvient :
Dans tous les villages où passait le tour, les habitants réclamaient de l’aide, du matériel, des drapeaux palestiniens. Nous avons dû mettre en place une grosse coordination.
Partout sur le parcours, des centaines de drapeaux palestiniens, des cris, des chants de protestation. Coup de force ultime, l’étape se terminant à Bilbao a été bloquée à trois kilomètres de la ligne d’arrivée. Les images des coureurs stoppés net ont eu un retentissement international. Elles ont aussi provoqué l’ire du propriétaire de l’équipe israélienne, Sylvan Adams, qui a qualifié l’action de « terrorisme ».
Un coup d’éclat qui a fait boule de neige : le même scénario s’est reproduit en Galice, mais surtout à Madrid, où, selon la presse espagnole, 100 000 personnes ont bloqué l’arrivée de la course dans la capitale. Un final chaotique dans lequel le premier ministre socialiste Pedro Sanchez s’est invité avec fracas, exprimant son « admiration » pour les manifestations pro-palestiniennes, et suggérant d’exclure Israël des compétitions sportives « tant que la barbarie continuerait à Gaza ».
Embargo sur les ventes d’armes à Israël
« Cette mobilisation se traduit aussi au niveau politique, surtout au Pays basque, mais également de manière plus large au sein de l’État espagnol », poursuit le journaliste Dabi Lazkano.
C’est dans ce cadre que s’inscrit l’action d’EH Bildu, coalition de la gauche indépendantiste basque qui joue un rôle central au Parlement basque. La parlementaire Diana Urrea précise :
Nous menons des initiatives institutionnelles, notamment avec la récente approbation d’une proposition au Parlement basque qui condamne explicitement le génocide, en employant précisément ce terme. Parvenir à un accord commun est parfois compliqué, mais nous avons réussi à obtenir un large consensus de toutes les forces politiques.
Mais c’est à Madrid, au Congrès des députés, que s’est ouverte une bataille d’une tout autre envergure. Car si l’État espagnol aime se présenter comme l’un des pays les plus solidaires de la cause palestinienne, la question des ventes d’armes à Israël a révélé de profondes contradictions. Diana Urrea souligne :
L’État espagnol a été un important exportateur d’armes vers Israël, il faut le rappeler, souligne. Et les affirmations du gouvernement, qui assurait ne plus vendre d’armes, ont été démenties par des rapports indépendants très solides. Il est indécent de dénoncer un génocide tout en vendant des armes à celui qui le commet.
Conséquence, au terme d’une pression exercée par de nombreux partis à l’échelle nationale, un décret validant un embargo sur les ventes d’armes à Israël a finalement été adopté, accompagné de plusieurs autres sanctions.
Complicité de l’État français
À seulement quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière, dans les trois provinces basques sous administration française, le contraste est frappant. Certes, les liens avec la Palestine y sont tout aussi visibles — plusieurs brigades de jeunes s’y sont rendues ces dernières années — et les mobilisations y sont constantes. Mais c’est la réaction des autorités françaises qui, elle, tranche nettement.
Ana, une jeune militante pro-palestinienne, regrette :
Dès le 7 octobre 2023, il y a eu des manifestations interdites, des amendes. Le tout avec un haut niveau de surveillance et de répression, alors qu’en Hegoalde [pays basque sous administration espagnole], les espaces de liberté sont beaucoup plus importants. C’est à mettre en lien avec la politique de complicité génocidaire de l’État français, mais également avec un glissement dangereux sur les droits de manifester dans le pays de manière générale.
Pour la parlementaire Diana Urrea, « le déchaînement d’Israël » nous oblige à réfléchir au principe d’humanité : « Ce qui se passe en Palestine a des répercussions dans le monde entier. Et c’est notre réaction face à cela qui définit notre humanité. »
1Le Pays basque comprend sept provinces, trois sous administration française, quatre sur le territoire espagnol.
2NDLR. Le die-in est une manifestation où les participants s’allongent au sol pour symboliser les morts.
3NDLR. Le sportwashing est un procédé qui permet à une nation ou une entreprise d’améliorer sa réputation par le sport. Voir Luc Herincx, « “Ambassadeur autoproclamé d’Israël” : qui est vraiment Sylvan Adams, le patron de l’équipe Israël-PremierTech ? », L’Équipe, 5 septembre 2025.
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